Après la défaite de Syriza

Ce texte est à paraître dans Alexis Cukier et Pierre Khalfa (sous la direction de), Europe, l’expérience grecque. Le débat stratégique, Paris, Le Croquant, décembre 2015.

Les premiers mois du gouvernement Syriza-ANEL ont constitué une séquence politique d’une importance décisive pour l’avenir des forces sociales et politiques de la gauche radicale en Europe. Le résultat est manifestement une défaite politique : le « gouvernement Tsipras I » n’a pas réussi à amorcer une alternative à l’austérité et au néolibéralisme ; engagement qui avait pourtant constitué le motif essentiel de la percée électorale de Syriza en 2012, le sens du programme de Thessalonique et la raison principale de sa victoire aux élections législatives du 25 janvier 2015. 

Ce gouvernement a capitulé devant les diktats politiques et l’entreprise réglée d’asphyxie économique de la Grèce par les institutions européennes, annulé de manière anti-démocratique la victoire du « non » au référendum du 5 juillet et accepté de signer et de mettre en œuvre un troisième mémorandum dont les conséquences économiques, sociales et politiques désastreuses sont en voie d’achever la « thérapie de choc » infligée à la Grèce depuis 2010. Et le « gouvernement Tsipras II » a désormais renoncé explicitement à toute entreprise de sortie du cadre des mémorandums, du néolibéralisme et de l’austérité, et semble-t-il à toute forme de confrontation avec la Troïka et l’Union européenne. L’engagement de Syriza est désormais le suivant : gérer l’austérité dans le cadre des mémorandums.

La stratégie de la « parenthèse de gauche », consistant à « forcer ce nouveau gouvernement à reculer de manière désordonnée – en tant que gouvernement de la gauche – par rapport à ses engagements idéologiques et politiques fondamentaux » dès les premiers mois de son exercice a entièrement réussi. On imagine difficilement meilleur scénario pour l’Union européenne néolibérale : les « réformes structurelles » imposées sont plus drastiques et la mainmise sur les institutions politiques du pays sont plus fortes que jamais, les verrous de la dette publique et de la dépendance monétaire sont confirmés et renforcés, et surtout, jusque dans un pan non négligeable de « la gauche radicale » européenne (comprenant par exemple les directions de Syriza, du PCF, de Podemos, etc), les effets de l’administration violente et rapide de la « preuve par les faits » du TINA font leurs effet : on convient que – malheureusement… – « il n’y avait pas d’alternative » au néolibéralisme. C’est une catastrophe pour la Grèce et pour l’ensemble des forces sociales et politiques européennes progressistes qui s’était engagé aux côtés du gouvernement grec dans la lutte contre l’Europe néolibérale.

Il est urgent d’analyser les causes de cette défaite, et de débattre de stratégies alternatives afin que telle débâcle politique ne puisse plus se réitérer et qu’elle puisse servir à la gauche radicale de leçon de réalisme pour l’avenir. 

Je propose de contribuer à ce questionnement en examinant d’abord quelques facteurs de la victoire électorale de Syriza le 25 janvier et la manière dont ils éclairent sa défaite politique ultérieure ; puis j’envisagerai certains arguments employés aujourd’hui par le gouvernement grec et ses alliés européens pour relativiser l’ampleur de cette catastrophe, d’une part, et la responsabilité politique de la direction de Syriza d’autre part ; avant d’aborder quelques-unes des questions stratégiques auxquelles les forces sociales et politiques de gauche en Europe sont  confrontées après la défaite de Syriza.

I. De la victoire électorale à la défaite politique 

Il n’est pas possible dans le cadre de cet article d’examiner en détail les raisons de la victoire électorale de Syriza, ni toutes les occasions manquées et la série de reculs politiques qui ont conduit de la victoire électorale du 25 janvier 2015 à la capitulation du 13 juillet et à ses conséquences politiques immédiates. Mais pour mesurer l’ampleur de la défaite et débattre de manière informée de ses enseignements, il est utile d’insister sur trois facteurs: le rapport au mouvements sociaux, d’abord, le programme de Thessalonique, ensuite, l’autonomie de la politique internationale grecque, enfin. 

La victoire électorale de Syriza n’aurait pas été possible sans un cycle de cinq années de mobilisations sociales intenses : l’occupation de la place Syntagma en 2011, plusieurs journées de grève générale, des luttes sociales sectorielles – dont les luttes des salarié-e-s de la chaîne de télévision publique ERT et des femmes de ménage du ministère des Finances licenciées sur ordre de la Troïka ont constitué des emblèmes –, des comités de quartier permanents, la création de coopératives de production (comme VIO.ME) ainsi que des dispensaires sociaux autogérés, de nouvelles formes de solidarité concrètes, notamment avec les migrants et sans-papiers, etc. Un des facteurs de la réussite de Syriza a manifestement été de nouer un rapport de coopération avec les mouvements sociaux, relativement respectueux de son autonomie. Mais inversement, ce sont aussi les impasses de ces luttes sociales – durement réprimées et exsangues du fait de l’appauvrissement absolu de la population – qui ont conduit, notamment les jeunes, à voter pour Syriza le 25 janvier 2015, en espérant que cette victoire pourrait déverrouiller la situation.

Or l’échec du gouvernement Tsipras I peut se lire comme l’histoire d’une déconnexion accélérée entre gouvernement, parti et mouvements sociaux; jusqu’à la conséquence qu’on connaît : le départ de la grande majorité des secteurs les plus militants de Syriza cet été. On peut repérer un tournant à cet égard dans les deux premières semaines de février, entre l’annonce de la BCE qu’elle cesse d’accepter les titres publics grecs comme collatéraux lors des opérations de refinancement des banques – et donc le début de la stratégie d’asphyxie économique consistant à assécher les liquidités du pays – et l’accord du 20 février avec l’Eurogroupe. Ces deux semaines ont vu un redémarrage significatif des mobilisations sociales en Grèce, avec des manifestations et rassemblements à Athènes puis dans toute la Grèce et dans plusieurs villes en Europe (notamment à Paris les 5, 11 et 15 février) contre le coup de force de la BCE. Mais le gouvernement a délibérément choisi la voie de la négociation au détriment de celui du rapport de force des mobilisations sociales. Il ne fallait surtout pas, estimait le cabinet Tsipras, se décrédibiliser auprès des “partenaires” en jouant sur le répertoire de la lutte sociale contre les institutions européennes. Force est de constater que l’accord du 20 février – qui a également constitué, comme nous allons le voir, un recul politique et une erreur stratégique majeurs – et son discours d’accompagnement (“gagner du temps” pour négocier) ont stoppé net, du moins jusqu’à la campagne du référendum début juillet, la mobilisation sociale dans la rue en Grèce. 

Le programme de Thessalonique compte également sans contexte parmi les raisons majeures de la victoire électorale de Syriza en janvier 2015. Rappelons qu’il s’agissait d’un programme assez modéré  –  mais comportant dans le contexte contemporain des éléments anti-systémiques – dont l’objectif principal était de finir avec la logique austéritaire des mémorandums et de répondre à une crise humanitaire sans précédent ces dernières décennies en Europe. Il prévoyait quatre points : une renégociation des contrats de prêts et de la dette publique ; un plan national de reconstruction immédiate : mesures pour les plus pauvres, rétablissement du salaire minimum, réinstauration des conventions collectives ; la reconstruction démocratique de l’État : lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, contre la corruption, réembauche des fonctionnaires licenciés ; un plan de reconstruction productive : arrêt des privatisations, industrialisation et transformation de l’économie selon des critères sociaux et écologiques. 

Or là encore, le tournant se situe fin février, autour de l’envoi par le gouvernement grec le 23 février d’une liste de réformes organisées autour de quatre points contredisant terme à terme le programme de Thessalonique : 1. La réforme des politiques fiscales, prévoyant la poursuite de l’austérité (notamment concernant la santé, les salaires et les retraites) et des concessions au credo néolibéral (revenus et évaluation individualisés, maximisation de la mobilité des ressources humaines, etc.). 2. La stabilité financière, engageant à payer l’intégralité de la dette et à attribuer les 10 milliards d’euros du Fonds Hellénique de Stabilité Financière non pas au budget de l’État comme initialement exigé par le gouvernement grec mais seulement pour la recapitalisation des banques 3. La promotion de la croissance, prévoyant la poursuite des privatisations, le report de l’augmentation du salaire minimum et de la restauration des négociations salariales, la promotion de la compétition et l’ouverture au capital des professions réglementées. 4. La crise humanitaire, prévoyant que le mesures d’urgence ne devraient pas avoir « d’effet fiscal négatif », c’est-à-dire qu’elles ne doivent pas avoir de coût budgétaire. L’accord du 13 juillet et le mémorandum signé le 20 août aggravent considérablement les reculs concédés par le gouvernement grec, mais on comprend à présent qu’ils se situent dans leur prolongement logique. Là encore, on peut renvoyer aux critiques exprimées d’emblée par l’aile gauche de Syriza – l’économiste et député de Syriza Costas Lapavitsas (désormais membre d’Unité Populaire) s’inquiétant le 23 février : « il est difficile de discerner comment, au travers de cet accord, il sera possible de réaliser les mesures annoncées à Thessalonique qui incluent l’annulation de la majorité de la dette et le remplacement immédiat des mémorandums par le Plan national de reconstruction. » Aujourd’hui, un an après le discours de Thessalonique qui avait lancé la campagne victorieuse de Syriza, le programme de Thessalonique, du moins pour Syriza, est mort et enterré. 

Enfin, si le programme de Thessalonique ne comportait pas d’engagement précis au sujet de la politique étrangère, l’orientation de Syriza a toujours été celle d’une forme d’indépendance à l’égard des positions de l’Union européenne, des Etats-Unis et de l’OTAN. Certains discours ou prises de décision du gouvernement grec ont du reste paru aller dans ce sens, notamment au sujet de l’Ukraine : un des premiers pas du premier ministre Tsipras sur la scène internationale fut ainsi de contester le fait de n’être pas consulté au sujet d’un communiqué du Conseil européen présageant une escalade diplomatique et possiblement militaire avec la Russie au sujet de l’Ukraine. De même, la visite d’Alexis Tsipras à Moscou le 8 avril, au sein d’une période très tendue des « négociations » avec l’Union européenne et la veille d’une échéance de remboursement au FMI ; l’évocation d’une possible invitation de la Grèce à faire partie de la banque des BRICS ; le projet de coopération économique entre la Grèce et la Russie autour du gazoduc Turkish Stream, voire les discussions avec la Chine au sujet de la privatisation du port du Pirée au bénéfice de la société Cosco ; ont pu être interprétés comme des signes d’une réelle volonté de pluraliser les partenariats économiques et politiques au détriment de la seule Union européenne.

Mais il apparaît désormais nettement qu’il s’agissait d’une illusion, le gouvernement cherchant seulement à jouer une carte – finalement assez peu efficace – dans les négociations tout en donnant des gages à une opinion publique grecque assez anti-atlantiste. Finalement, ces quelques initiatives n’ont pas été suivies d’effet, et d’autres symboles et décisions ont montré qu’il n’était en réalité pas question de changer de ligne : on n’évoquera ici que l’image – très commentée dans la gauche radicale grecque–  du ministre des affaires étrangères Nikos Kotzias chantant « We are the world » avec les autres ministres présents au sommet de l’OTAN en Turquie en mai 2015, ou l’accord de coopération militaire entre la Grèce et l’Israël signée en mai puis en mi-juillet 2015, et dont les conditions n’ont d’égales que celles de l’accord des USA avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu. 

Dans sa politique étrangère, comme dans ses rapports avec les mouvements sociaux, la mise en œuvre de son programme et les négociations avec les institutions européennes, le gouvernement grec n’a pas tardé à rentrer dans le rang de ceux qui, avec enthousiasme ou avec regret, jugent que « There is no alternative ».

Il n’y avait pas d’alternative ? 

Depuis le 13 juillet, le débat stratégique grec s’est propagé à l’ensemble de la gauche radicale européenne : y avait-il une meilleure solution que la signature d’un troisième mémorandum ? Ce débat s’est trop souvent concentré sur une question abstraite: réforme graduelle ou rupture révolutionnaire, mais il commence à porter sur les divers moyens politiques et économiques qui ont été ou qui auraient pu être utilisés par le gouvernement pour résister à la pression des institutions européennes et mettre en œuvre son programme. 

Je propose de sérier ici un certain nombre d’arguments visant à justifier l’accord du 13 juillet et la signature du mémorandum, et d’y répondre. 

« L’accord du 13 juillet contient des avancées et limite les dégâts » 

Cet argument a été employé par le gouvernement pendant l’été ; on peut là encore se référer à l’entretien d’Alexis Tsipras pour la radio Sto Kokkino : « J'entends dire que c’est le pire mémorandum de tous ceux que nous avons eus. C’est le plus douloureux parce qu’il arrive dans le cadre d’un compromis douloureux. […] En même temps, nous avons la poursuite de l’austérité de manière directe avec  l’augmentation de la TVA, dans la restauration par exemple, c'est une mesure qui ne va rien donner à notre avis et c'est un des grands problèmes, mais nous n’avons pas de baisse nominale des retraites et des salaires ! ». C’est également, par exemple, le propos d’une note d’Yves Bertoncini pour l’Institut Delors, qui cherche à montrer à tout prix que l’accord du 13 juillet n’est pas en contradiction avec la volonté populaire et contient des avancées substantielles par rapport au texte soumis au jugement des grecs lors du référendum du 5 juillet.

En réalité, les trois principales dimensions du troisième mémorandum : augmentation des impôts indirects, réduction du budget public et des investissements, contrôle accru des institutions européennes sur les procédures démocratiques et les agences de l’Etat, sont dans la droite ligne des deux précédents mémorandums, et en aggravent les méfaits économiques, sociaux et politiques. D’autre part, comme l’a montré notamment Michel Husson, les bénéfices de croissance attendus des réformes structurelles (plus 3 en 2018) et des objectifs d’excédents primaires (plus 3,5 en 2018) sont si irréalistes qu’il est absurde de se féliciter de les avoir fait baisser par rapport à aux objectifs initiaux de l’Union européenne. En réalité, comme tous les dirigeants de Syriza avec qui j’ai eu l’occasion de discuter cet été le reconnaissent, il s’agit d’un accord punition. C’est ce qu’exprimait bien Yanis Varoufakis dès le 14 juillet à propos de l’accord : il « ressemble à un document exposant les termes de la reddition de la Grèce », confirmant qu’elle « accepte de devenir un vassal de l'Eurogroupe », et constitue « purement et simplement la manifestation d'une politique d'humiliation » qui « annule la souveraineté nationale de la Grèce ». 

« Il s’agit d’une concession politique en échange d’une renégociation à venir des conditions de remboursement de la dette » 

Cet argument a pour particularité d’être non seulement employé par le gouvernement d’Alexis Tsipras pour justifier son choix mais encore de constituer le cœur du discours de glorification de François Hollande, qui prétend depuis le 13 juillet avoir joué un rôle majeur dans l’heureuse issue du troisième mémorandum. Si les « négociations » demeurent ouvertes et qu’il paraîtrait risqué d’un point de vue politique pour les institutions européennes comme pour le gouvernement Tsipras II de ne pas parvenir à une forme d’accord, il faut rappeler que le cadre de cette discussion demeure étroitement délimité. Il ne saurait s’agir d’une annulation, même partielle de la dette, dont les travaux de la Commission pour la vérité sur la dette grecque ont pourtant montré qu’elle était en grande partie illégitime et odieuse, et en partie illégale, mais d’un simple rééchelonnement des remboursements. 

Et il convient de rappeler l’évidence : le nouveau mémorandum est contracté en contrepartie d’un nouveau prêt de 86 milliards d’euros – dont 25 milliards doivent aller directement à la recapitalisation des banques grecques – qui s’ajoutent donc à une dette déjà insoutenable et que nul ne s’attend à voir remboursé. Un récent document du FMI est tout à fait catégorique à cet égard : « La dette de la Grèce ne peut maintenant être rendue soutenable que par des mesures d’allégement qui vont bien au-delà de ce que l’Europe a accepté d’envisager jusqu’ici ». En somme, en ce qui concerne la dette comme les « réformes structurelles », aucune avancée n’a été obtenue par le gouvernement grec. Au contraire, l’ensemble des sommes exigées – 7 milliards d’euros, dont on rappellera qu’il s’agit pour l’essentiel des intérêts de la dette publique – par le FMI et la BCE a été remboursé par le gouvernement Tsipras I ; et la Grèce se trouve aujourd’hui dans une situation financière plus désastreuse encore qu’avant l’élection de Syriza en janvier 2015. 

« L’accord du 13 juillet a permis d’éviter le ‘Grexit’ » 

On peut résumer ainsi le récit médiatique du processus ayant conduit à l’accord du 13 juillet: la menace d’une expulsion volontaire de la zone euro, atteignant son point culminant avec la proposition d’un « Grexit temporaire » proposé par Wolfgang Schaüble quelques jours entre le référendum et la signature de l’accord, expliquerait le choix du gouvernement grec. Il s’agissait d’éviter « la catastrophe » de la sortie de la zone euro à tout prix, y compris celui du reniement des engagements électoraux et de l’annulation du résultat du référendum du 5 juillet. Mais comment expliquer que, soudainement, ce chantage ait porté ses fruits, alors qu’Alexis Tsipras semblait le braver en appelant au référendum seulement deux semaines auparavant ? 

Cette version des faits n’est pas plausible, et l’adhésion aveugle qu’elle a suscité est à la hauteur de la difficulté psychologique et politique d’accepter, même pour les partisans d’un « plan B », qu’un gouvernement de la gauche radicale ait pu effectuer tel geste de négation de la démocratie. Notons d’abord qu’elle est contestée par le vice-président de la Banque Centrale Européenne, qui a récemment affirmé que cette menace « « n'a jamais été lancée pour de vrai parce que ce ne serait pas légal. » On répondra qu’il s’agissait pour la BCE de « supprimer les doutes qui demeurent sur la viabilité du bloc monétaire. » et à cette fin de réécrire l’histoire. Mais comment expliquer alors, par exemple, que, selon Yanis Varoufakis ou John Milios, comme bien d’autres acteurs de premier plan de cette histoire, les jeux étaient faits avant le 13 juillet, et même le résultat du référendum ? En réalité, avec le recul, force est de constater que le choix du renoncement politique était déjà acté par le gouvernement grec dès le mois de mai et les propositions du gouvernement grec exposés dans le « document des 47 pages », dans lequel l’essentiel des concessions de l’accord du 13 juillet étaient déjà présentes.

La capitulation du gouvernement grec ne s’explique pas par la menace soudaine d’un Grexit émanant des membres les plus ordolibéraux de l’Eurogroupe mais constitue l’aboutissement de la stratégie d’asphyxie économique par l’assèchement des liquidités mise en place par l’ensemble de l’Eurogroupe et son bras armé la BCE depuis février 2015. A partir de mai, la faillite des banques et de l’Etat grecs devenait imminente, et la stratégie du blocus économique s’est mis à jouer à plein. Certes, la raison politique de cette capitulation est bien le refus d’envisager la sortie de l’euro, mesure nécessaire – parmi d’autres – pour reprendre le contrôle sur la création monétaire et sur l’activité des banques systémiques grecques et contribuer ainsi à sortir le pays de la cage d’acier austéritaire construite par les institutions européennes. Mais cette explication n’accrédite en rien la version d’Alexis Tsipras et François Hollande : la raison de la défaite n’est pas l’intransigeance politique des impitoyables allemands prêts à expulser les grecs de la zone euro et l’isolement politique du gouvernement grec dans les négociations, mais l’asphyxie économique du pays par l’ensemble de l’Eurogroupe et le refus du gouvernement grec de mettre en œuvre des mesures économiques permettant d’en desserrer l’étau. 

« Il n y avait pas d’alternative »

Ce leitmotiv des positions visant à légitimer le choix du gouvernement Tsipras I s’appuie sur une méconnaissance des débats en Grèce. On ne sait pas assez que le programme de Syriza en 2012, lors de sa percée électorale, comportait l’abrogation des mesures d’austérité ;
la suspension de paiement de la dette jusqu’au retour de la croissance et dans l’attente de la réalisation d’un audit ;  la socialisation des banques ;
la levée de l’immunité parlementaire des ministres;
des mesures fiscales importantes pour faire payer ceux qui avaient profité de la crise et qui étaient à l’abri de la fiscalité. Rappelons ensuite que des économistes membres de Syriza comme John Milios – privilégiant le défaut sur les remboursements et la taxation immédiate des riches –, Yanis Varoufakis – privilégiant l’outil de la monnaie parallèle (« IOU ») - et surtout Costas Lapavitsas – ajoutant au défaut de paiement la socialisation des banques et la sortie contrôlée de la zone euro – ont alimenté le débat depuis de nombreux mois. C’est finalement la ligne de Yanis Dragasakis et Giorgos Stathakis, économistes membres de la droite de Syriza et favorables depuis longtemps à la signature d’un troisième mémorandum accompagnée de mesures d’ajustement à la marge, qui a prévalu ; mais les propositions alternatives – auxquelles on peut ajouter celles de la Commission pour la vérité sur la dette publique dirigée par Zoé Konstantopoulou – existaient bien avant la scission de Syriza cet été. 

On peut donc lister ces propositions alternatives qui ont toutes été refusées par le gouvernement grec : moratoire sur la dette ; annulation de la dette ; monnaie parallèle ; socialisation des banques et entreprises stratégiques ; mesures fiscales immédiates de taxation des riches ; sortie de l’euro. La défaite aurait été évitable si le gouvernement avait mis en œuvre les mesures économiques nécessaires pour tenir face à la guerre de position et à la variante de blocus financier conduites par l’Union européenne et avait appelé à un front de classe en Grèce et en Europe pour soutenir cette position de rupture. Mais il a choisi d’écarter l’ensemble de ces mesures – en faveur desquelles se construisait pourtant progressivement une majorité non seulement au Comité Central de Syriza, mais aussi dans l’électorat grec, comme le montre le résultat du référendum du 5 juillet – qui aurait permis à la Grèce de se défendre d’un point de vue économique sur le front interne, et d’élargir le soutien politique sur le front externe à partir d’une position de rupture avec les institutions européennes.

Qui est responsable de la catastrophe ? 

Une deuxième ligne d’argumentation en faveur de la signature du troisième mémorandum consiste non pas à nier la défaite mais à minorer la responsabilité du gouvernement grec. Ce type d’argument peut prendre plusieurs formes : selon les versions, on insistera plutôt sur la faiblesse du mouvement de solidarité internationale, sur le rôle de la gauche de Syriza dans la scission du parti suite à l’accord du 13 juillet ou sur le résultat des élections du 20 septembre 2015.  

« Une plus forte mobilisation internationale en faveur de Syriza aurait permis d’éviter l’accord du 13 juillet » : 

Il s’agit d’un des arguments les plus employés ces derniers mois dans la gauche radicale française pour relativiser le choix du gouvernement d’Alexis Tsipras : il n’y avait pas d’alternative, faute d’une mobilisation internationale plus intense, permettant « d’inverser les rapports de force ». Mais qu’entend-on par là ? Qui s’attendait à des mobilisations de plus de quelques dizaines de milliers de personnes dans les capitales européennes, et qu’aurions-nous pu, même si ce nombre avait été plus important, en espérer ? 

Rappelons que le gouvernement d’Alexis Tsipras n’a jamais considéré une mobilisation des mouvements sociaux européens comme une carte sérieuse à jouer dans les négociations. Et la stratégie de Syriza n’a jamais été de soulever une vague de révolte dans l’ensemble de l’Europe afin de mettre en œuvre son programme. Cette position semble s’appuyer sur une conviction plus générale et abstraite, selon laquelle, comme l’exprimaient par exemple Sandro Mezzadra et Toni Negri en 2014 : « Lutter au niveau européen permettrait de s’en prendre directement à la nouvelle forme de l’accumulation capitaliste, c’est certain. […] Aujourd’hui c’est faire preuve d’irréalisme politique que de choisir un autre espace. » Au-delà de cette position de principe cependant, nulle stratégie plausible n’est proposée. 

Lors des réunions des mouvements sociaux européens à Athènes ce printemps, la mobilisation s’est construite autour d’une opposition simple : il s’agissait de jouer « la démocratie » (Syriza) contre « l’austérité » (l’Union européenne) et de rendre manifeste le caractère anti-démocratique des institutions européennes et de leurs politiques néolibérales. La « stratégie » consistait à faire durer cette confrontation, pour avoir le temps de construire en lien avec la bataille grecque un « rapport de force idéologique » plus favorable à la gauche radicale en Europe. 

Cependant, au-delà du succès inégal des campagnes de mobilisation en faveur de Syriza selon les pays, il apparaît désormais clairement que cette stratégie, au niveau national comme international, n’était pas viable. Une telle « guerre de position » supposait d’abord que la Grèce possède les moyens économiques de tenir durablement face à la stratégie d’asphyxie financière de l’Union européenne. Elle impliquait ensuite d’élargir le mouvement de solidarité internationaliste à partir d’un agenda politique précis et concret : une série de mesures unilatérales soutenues par les forces sociales et politiques de la gauche en Europe. Or cela n’a manifestement pas été le cas, et la campagne internationale n’a fait qu’aiguiser la contradiction : un peuple grec et des peuples européens toujours plus hostiles aux mémorandums et aux diktats de l’Union européenne ; un gouvernement et une gauche radicale européenne toujours plus impuissants à s’y opposer. 

Dans ces conditions, la campagne de mobilisation internationale, plutôt que d’aider le gouvernement à préparer et organiser une politique économique alternative, n’a fait qu’accompagner voire encourager sa pente vers ce qu’on peut appeler un « suicide démocratique » : la campagne victorieuse du Non au référendum suivie de la signature d’un troisième mémorandum une semaine plus tard.    

« L’aile gauche de Syriza est responsable de la défaite et de la scission »

Une autre manière de relativiser l’échec du gouvernement est de se tourner paradoxalement contre ceux-là même qui ont combattu le plus obstinément ses choix stratégiques : l’aile gauche de Syriza, et notamment la Plateforme de gauche. Incapables de mettre en avant une stratégie alternative pendant les premiers mois du gouvernement, l’aile gauche se serait montrée irresponsable en quittant le parti pendant l’été pour créer une formation, Unité Populaire, vouée à rester un groupuscule ultra-minoritaire. Mais là encore, cet argument fait bien peu de cas de la réalité politique et de l’enquête sur ce qui s’est effectivement passé ces derniers mois en Grèce. 

L’aile gauche de Syriza n’a cessé d’exprimer son désaccord avec la pente prise par les négociations, au moins depuis le Comité Central qui a immédiatement suivi l’accord du 20 février. Sa ligne politique, en faveur de mesures unilatérales permettant de mettre en œuvre le programme de Thessalonique malgré les diktats des institutions européennes dans les négociations, a été défendue ensuite continûment dans les instances de Syriza, jusqu’à ce qu’une majorité des membres du Comité central déclarent dans une lettre ouverte leur désaveu du choix du gouvernement après l’accord du 13 juillet. 

Cependant, depuis les élections du 25 janvier déjà et plus encore dans la séquence qui a suivi immédiatement le résultat du référendum, le gouvernement grec et la droite de Syriza ont systématiquement neutralisé l’expression du débat démocratique dans le parti : en empêchant la tenue d’un Comité central avant le 13 juillet, en jouant sur les divisions dans le « courant des 53 » lors du Comité Central du 30 juillet, en prévoyant la tenue d’un Congrès exceptionnel de Syriza après la date prévue pour la signature du mémorandum, puis en annulant ce congrès exceptionnel et en organisant des élections express le 20 septembre. Le dernier acte en date de cette campagne anti-démocratique contre l’aile gauche de Syriza – qui s’était également exprimée depuis cet été dans les rubriques du journal proche de la direction de Syriza, « I Avghi » – vient d’avoir lieu avec l’effacement du site du Parlement grec de l’ensemble des traces du travail de Zoé Konstantopoulou et de la Commission pour la vérité sur la dette publique.

Peut-être comprend-on mieux alors qu’en réalité, c’est le gouvernement d’Alexis Tsipras qui est responsable de la scission de Syriza. Quant à celles et ceux qui ont quitté Syriza pour rejoindre Unité Populaire, ils n’ont fait que prendre acte de ce verrouillage du débat démocratique dans Syriza pour se concentrer sur la bataille décisive du moment : la lutte contre l’application du troisième mémorandum et la mise en discussion d’une stratégie alternative pour mettre en œuvre le programme de Thessalonique et sortir la Grèce du carcan mortifère de l’austérité.

« Le résultat des élections du 20 septembre valide le choix d’Alexis Tsipras »

Les partisans de la stratégie d’Alexis Tsipras ont beau jeu de justifier leur renoncement au programme de Thessalonique en invoquant le résultat des élections du 20 septembre. Mais qu’est-ce qui au juste a « gagné » lors de ces élections ? Il faut convenir que c’est d’abord l’abstention, en nette progression (avec un taux de participation de seulement 56,57 % contre 63,87 % en janvier 2015) par rapport aux élections de janvier, exprimant la démobilisation et la démoralisation de larges secteurs populaires et de l’électorat de gauche. C’est ensuite la « normalisation » de la politique institutionnelle : d’un côté une écrasante majorité au « centre » de la Vouli (comportant Syriza, Nouvelle Démocratie, To Potami, Pasok) favorable dans l’ensemble au même agenda politique – fixé très précisément par le 3e Mémorandum et depuis sans cesse relancé et contrôlé par les institutions européennes réclamant « qu’on ne perde pas une minute » – ; et de l’autre une parole anti-mémorandaire réservée aux irresponsables des « extrêmes » : le KKE continuant de réclamer la socialisation immédiate des moyens de production, et Aube dorée plus offensif que jamais dans sa propagande fasciste. 

C’est ensuite seulement la victoire de Syriza, avec plus de trois cent mille suffrages de moins qu’en janvier, mais se maintenant du fait de l’abstention à un pourcentage similaire des voix exprimées. Ce Syriza-là cependant, on l’aura compris, est fort différent de celui qu’il a été depuis la création de la coalition en 2004 et du parti en 2013 : l’ensemble de l’aile gauche de Syriza – la Plateforme de gauche, DEA, KOE, etc –, une majorité du « courant des 53 » – courant mouvementiste qui avait constitué jusqu’ici la gauche du bloc majoritaire –, l’ensemble de la section des jeunes de Syriza, et des personnalités comme Manolis Glezos, Zoé Konstantopoulou et Yanis Varoufakis n’en font plus partie. Le parti qui s’est trouvé en tête des élections du 20 septembre, privé de l’essentiel de ses forces militantes, ayant renoncé à la ligne politique qui avait fait son succès électoral en janvier et le taux de popularité exceptionnel des sondages ce printemps, ne peut plus aujourd’hui revendiquer le soutien des secteurs les plus progressistes de la société grecque. 

Il ne s’agit donc pas tant d’une victoire de la ligne de l’actuel Syriza que de la défaite du formidable mouvement populaire qui avait conduit à la victoire de classe du « non » au référendum du 5 juillet. Malgré la création de « comités locaux du non » pendant l’été, et la constitution à vitesse accélérée du front « Unité Populaire », l’opposition de gauche aux mémorandums n’a pas réussi à entrer au Parlement. Les raisons de l’échec d’Unité Populaire aux élections du 20 septembre sont nombreuses : le temps et les moyens ont manqué pour mener une véritable campagne politique et se démarquer de Syriza, répondre à la propagande médiatique les présentant comme « le parti de la drachme » – et plus généralement comme une formation politique archaïque –, mettre en avant des candidat-e-s jeunes et non directement liées à la débâcle de Syriza, etc. La reconstruction de la gauche anti-austérité en Grèce, aujourd’hui en cours autour d’Unité Populaire et d’une nouvelle campagne de mobilisation syndicale et sociale contre les mémorandums, ne peut aujourd’hui faire autrement que prendre en compte cette nouvelle situation : elle vient de vivre, du fait de la capitulation du gouvernement grec, l’une des plus grandes défaites de l’histoire du mouvement ouvrier en Europe. 

Questions stratégiques

Je m’en tiendrai pour finir à quelques remarques au sujet de l’avenir de la gauche radicale en Grèce et des enseignements de la défaite de Syriza pour les forces sociales et politiques progressistes en Europe. 

Le caractère soudain et brutal du renoncement politique du gouvernement et de la « mutation mémorandaire » de Syriza, entre le 13 juillet et les « élections-express » du 20 septembre, ont donc rendu nécessaire de créer à toute vitesse une nouvelle force politique de la gauche radicale en Grèce : Laïki Enotita (Unité Populaire). Il ne s’agit pas d’un parti, mais d’un « front », regroupant treize organisations, dont la principale est la Plateforme de gauche, qui avait cherché – sans succès – à infléchir depuis l’intérieur de Syriza la ligne du gouvernement pendant la première mandature de Tsipras. Si le calendrier des élections anticipées n’a pas permis un véritable débat public autour de ses propositions – défendues depuis longtemps notamment par la Plateforme de gauche, mais que celle-ci n’a pas su promouvoir au-delà des cercles militants durant le gouvernement Tsipras I –, on retrouve dans le programme d’Unité Populaire l’essentiel des mesures déjà évoquées qui doivent aujourd’hui être précisées, démocratiquement débattues et réélaborées ; dans l’ordre des mesures immédiates du « Manifeste programmatique » d’Unité Populaire présenté pour les élections du 20 septembre : annulation des mémorandums ; moratoire puis annulation de la dette ; mesures de redistribution économique immédiates dont un impôt sur la grande fortune foncière ; nationalisation et contrôle social des banques et entreprises stratégiques. La sortie de l’euro est présentée comme un moyen – et non une fin en soi – pour se protéger de l’asphyxie économique que ne manquerait pas de réactiver la Troïka envers ces mesures et pour « offrir les liquidités nécessaires à l’économie, sans les conditions odieuses des accords d’emprunt ». Ces mesures immédiates doivent permettre la mise en œuvre d’un programme de réforme à moyen terme comprenant notamment la reconstruction de la législation du travail et du système de santé, l’arrêt des privatisations, la garantie du caractère public des institutions culturelles, une politique d’investissements industriels guidés par des critères sociaux et écologiques, et l’organisation de la solidarité avec les réfugiés politiques et migrants économiques. 

Cependant, ce débat nécessite lui-même des conditions sociales et politiques adéquates. Si tout le monde en Grèce débattait cet été des avantages et désavantages d’un défaut sur la dette ou d’une sortie de l’euro, c’était après plusieurs semaines d’une montée en intensité du sentiment (en partie illusoire, donc) d’une confrontation réelle avec les institutions européennes. Or ce contexte n’existe plus: l’« après 13 juillet » a été marqué par un mouvement de repli des forces sociales et militantes de gauche. Aujourd’hui, la reprise des mobilisations sociales – et notamment syndicales – qui ne s’est heureusement pas fait très longtemps attendre, doit se construire au sein d’une situation inédite, bien résumée par un communiqué du syndicat META (proche de Syriza jusqu’à juillet 2015) : « Après le vote du 3e mémorandum, en août 2015, et l’adoption des lois pré requises entre temps, les conditions de la lutte contre l’austérité et pour la libération du pays des chaînes  de la soumission et de la tutelle ont radicalement changé. Le sentiment d’espoir qui animait le peuple, le 25 janvier, espoir que les memoranda peuvent être annulés, les politiques de ces memoranda renversées, ce sentiment s’est mué, au soir du 20 septembre, en une sorte de fatalisme teinté de mélancolie. On a vu resurgir les dilemmes du passé, le sentiment que l’adversaire est tout-puissant, que rien ne peut véritablement changer dominait encore ; cela jouera de façon négative, durant la période à venir, sur le développement des luttes et des mobilisations ouvrières. » Mais autour de quelles propositions mouvements sociaux, syndicaux et politiques anti-austéritaires pourront-ils construire cette nouvelle gauche radicale post-Syriza? 

A mon sens, il n’y a en Grèce pas d’autre option politique pour sortir de l’austérité que la mise en œuvre de mesures radicales rompant avec les exigences des institutions européennes, dont la sortie de la zone euro et la socialisation des banques systémiques. Notons que cette nécessité a été paradoxalement construite par le régime des Mémorandums : dans un pays dont l’essentiel des administrations gouvernementales est non seulement surveillé mais encore opérationnellement contrôlé par la Troïka, on ne voit pas d’autre levier pour amorcer une politique de gauche que le recouvrement unilatéral par le gouvernement des moyens politiques et économiques, donc aussi monétaires, de son action autonome à l’égard des institutions européennes. 

Dans ce contexte spécifique, des solutions intermédiaires comme la mise en place d’une monnaie parallèle ne paraissent pas suffisantes. Il est probable qu’une telle mesure ne bénéficierait pas d’un soutien populaire important et paraîtrait technocratique et dénuée d’horizon politique  – alors que la sortie de l’euro constituerait manifestement une rupture politique avec les institutions européennes néolibérales. Mais surtout, sous condition mémorandaire – bien résumée par Yanis Varoufakis dans son entretien déjà cité à ce sujet : il s’agissait de pirater la plateforme informatique de la direction générale des impôts, désormais entièrement placée sous le contrôle de la Troïka…–, on ne voit pas comment cette mesure pourrait, d’un point de vue économique comme politique, conduire à autre chose qu’à une sortie de l’euro à court ou moyen terme.

 Mais cette nécessité d’une rupture avec les institutions européennes est avant tout liée à l’expérience des derniers mois: la carte d’une négociation politique est déjà jouée, et elle a manifestement échoué. Pour les grecs, la démonstration a été faite que, non seulement pour mettre en œuvre une transition démocratique sur la base du programme de Thessalonique mais déjà pour des mesures économiques et sociales d’urgence, les institutions européennes sont un obstacle absolu. Une réforme ou une négociation s’étant avérées impossibles, il ne reste que l’option de la mise en œuvre unilatérale d’une politique économique radicalement différente, requérant notamment une sortie de la zone euro et peut-être de l’Union européenne. Cela nécessite un effort de préparation idéologique, de réorganisation économique et de participation démocratique importants, mais, désormais, pour sortir des mémorandums et de l’austérité, « il n’y a pas d’alternative » pour la Grèce.

 

Qu’en est-il pour les autres pays européens ? La moindre des choses, après la défaite de Syriza – qui concerne aussi la stratégie majoritairement endossée par les forces sociales et politiques de gauche en Europe – est de mettre aujourd’hui en discussion dans le débat public les mesures économiques qui permettront de tenir face au siège économique qui ne manquera pas de se mettre à nouveau en place dès qu’une volonté politique non conforme aux exigences de l’Union européenne se fera jour dans un pays membre. A cet égard, et même s’il ne s’agit évidemment pas de l’alpha et de l’omega d’une politique économique de sortie de l’austérité, l’instrument du retour à une monnaie nationale doit être discutée dans tous les pays. La nécessité de ce débat démocratique plaide pour une conception de la sortie de l’euro comme un moyen et non seulement comme une éventuelle conséquence d’une confrontation avec les institutions européennes. En effet, comment présenter les implications concrètes d’un programme anti-austéritaire autrement que comme des mesures technocratiques si on a pas expliqué auparavant leur nécessité ? Espère-t-on encore construire une majorité de gauche à partir d’un programme qui ne défend pas véritablement et explicitement les moyens de son application ? 

Cette discussion a trop longtemps été confinée aux experts et aux cadres militants ; et ce manque de débat démocratique a finalement pesé très lourd dans le tournant austéritaire de Syriza. Dans les autres pays, cette question des instruments adéquats pour résister à la pression économique et politique des institutions européennes et mettre en œuvre concrètement un programme de transition démocratique hors du néolibéralisme doit se développer et s’internationaliser. C’est tout l’enjeu des conférences du « plan B » à Paris en novembre 2015 et de « l’Austerexit » prévu à Madrid en janvier 2016, dont on peut espérer qu’elles constitueront des étapes importantes dans le tournant réaliste que doit prendre aujourd’hui la gauche radicale européenne. 

Conclusion 

Le débat est ouvert. Il doit avoir lieu à tous les niveaux institutionnels de la gauche radicale en Europe, depuis le PGE jusqu’aux mouvements sociaux européens, et il pourra se construire autour de l’élaboration commune d’un « plan B », d’un « programme de Thessalonique » pour l’Europe, de mots d’ordre pour des mobilisations contre l’Union européenne. Il me semble que la bonne orientation stratégique peut se lire en négatif de la défaite de Syriza : un gouvernement de la gauche radicale applique son programme ; pour cela rompt avec les traités européens et l’appartenance à la zone euro ; construit en front de classe à l’intérieur du pays en coopérant activement avec les mouvements sociaux, et à l’extérieur en suscitant le soutien des forces sociales et politique de gauche en Europe autour de mesures concrètes et précises ; agit de manière coordonnée avec d’autres partis de la gauche radicale pour mettre l’Union européenne en crise ; et construit simultanément des alliances politiques et économiques hors des institutions de l’Union européenne. 

En tout cas, à partir des enseignements de cette défaite politique, il doit passer par l’analyse de la pluralité des formes que pourra prendre, de manière différente dans chaque pays, l’articulation entre rupture avec les institutions européennes, mise en œuvre d’un programme de transition démocratique et construction d’une solidarité internationale autour d’un agenda économique et politique précis. 

Faute de reconnaître l’ampleur de la défaite, de poser franchement la question des modalités concrètes de la rupture avec les institutions européennes, et d’y répondre démocratiquement, le risque est grand que la gauche radicale participe malgré elle à la désertion de la politique ; et que les forces populaires des pays membres de l’Union européenne se retrouvent, comme aujourd’hui à nouveau en Grèce, désarmées dans la lutte des classes conduite contre elles par le pouvoir financier et les institutions européennes néolibérales. 

Alexis Cukier

Article