Archives de l'URSS. Entretien avec Alain Blum

La Société Louise Michel a reçu Alain Blum, le mardi 21 janvier 2014, pour une conférence sur le thème « Vingt ans de nouvelles archives. Regards historiens sur le stalinisme ». Alain Blum a accepté de prolonger avec ContreTemps la réflexion engagée lors de cette intéressante soirée, au cours de laquelle furent également lus par Hervé Dubourjal des textes d’auteurs et témoins de cette époque. Qu’il en soit remercié, ainsi que la Société Louise Michel.
ContreTemps : Ce qui est impressionnant dans ce que vous avez expliqué ce sont les dimensions des archives soviétiques.
ALAIN BLUM : L’URSS avait le culte du rapport. De très nombreux documents ont été conservés selon des règles très strictes. Dans tout pays dictatorial la peur conduit à ce que personne ne prenne sur soi de décider quelque chose qui n’a pas été explicitement ordonné, détruire est embarrassant. On voit beaucoup de documents marqués « à conserver éternellement ».
Mais la grande spécificité de l’URSS est que tout était étatique : les entreprises étaient étatiques, la vie privée était sous surveillance de l’État... L’URSS était une grande entreprise gérée comme telle. Donc énormément de documents ont été produits et conservés. Bien sûr lorsqu’il s’agit de dossiers policiers, ceux-ci doivent être étudiés avec les précautions d’usage, plus importantes encore que pour les autres sources.
CT : Est-ce que toutes les archives existantes sont ouvertes ?
A. B. : Certaines archives sont toujours fermées. En Russie, car ce n’est pas le cas dans d’autres États anciennement républiques soviétiques, en particulier dans les pays baltes. On peut même consulter des dossiers partiellement ouverts : certains feuillets sont sous enveloppe marquée « secret ». C’est absurde. On sait que cette archive existe, et on ne voit pas pourquoi elle est classée secret, et même parfois on peut en disposer à Vilnius alors qu’elle est inaccessible à Moscou !
En Russie, dans les années 1990, beaucoup d’archives ont été ouvertes, désecrétisées pour employer le terme utilisé en Russie. Cela s’est durci dans les années 2000, la procédure de désecrétisation est devenue plus lourde et a été mise sous le contrôle du FSB et des ministères concernés. Ainsi un dossier économique doit passer par le ministère de l’Économie pour que le secret soit levé. Ce maintien du secret concerne les archives du Parti, et plus encore les archives des organes répressifs un peu pour les années 1930, mais surtout pour les années 1960-1970. D’où une certaine frustration pour le chercheur. Reste qu’il y a malgré tout l’embarras du choix !
CT : L’autre élément impressionnant est l’ampleur de la répression telle que révélée par les archives.
A. B. : L’ampleur était connue avant l’ouverture des archives, il y eut même des chiffres assez fantaisistes en circulation. Mais on pensait que cette répression était très politique. Khrouchtchev lors du 20e congrès avait principalement parlé de la répression au sein du Parti communiste. Après il y a eu l’Archipel du goulag et toute une littérature qui a montré que la répression allait bien au-delà. Mais les archives transforment fondamentalement notre regard sur la répression, en ce sens qu’elles montrent que ce sont moins des individus que des milieux sociaux entiers qui étaient concernés. On était réprimé parce qu’on appartenait à tel ou tel groupe censé être déloyal au régime socialiste. L’arbitraire est total : on n’est pas réprimé du fait d’une action, mais en fonction d’une intention présumée. Parce qu’on présente telle caractéristique, qu’on vit sur tel territoire où on est paysan, ou artisan, on est suspecté d’être un ennemi. L’idée qu’une caractéristique sociale détermine complètement l’action potentielle fait que l’intention est au cœur de cette répression, qui par la même devient immense : elle ne vise pas des individus mais des groupes entiers.
L’autre aspect c’est la dimension bureaucratique, qui facilite cette extension de la répression. La bureaucratie est une machine très organisée, très hiérarchisée, dont la logique vise des groupes, par des bouts de papier. Un juge a en face de lui une personne, la bureaucratie agit dans l’anonymat. Ainsi vont être frappées des populations hétérogènes, les marginaux, les paysans dénoncés comme riches alors qu’ils ne le sont pas (et le fussent-t-ils, en soi la richesse n’impliquait pas l’organisation d’actions hostiles), les populations qui entourent les insurrections en Lituanie ou en Ukraine... D’où ce nombre immense de réprimés, qu’il est très difficile de chiffrer tant les formes de répression sont hétérogènes (exécution, emprisonnement dans des camps de travail, exil, ou expulsion de son lieu de travail)
Cette répression est bien la dominante du maintien de l’ordre social durant cette période.
CT : Cette bureaucratie, elle est née du Parti communiste ?
A. B. : La bureaucratie est en effet née de l’organisation communiste, pas en ce qu’elle avait de communiste mais en fonction de sa totale nature étatique. Celle-ci sécrète la méfiance : moins il y a de confiance dans les échelons intermédiaires, plus s’accroissent les contrôles, le besoin d’écrire, de se justifier, de multiplier les formulaires pour cadrer l’action... Cette méfiance a existé dès la période léninienne, le Parti communiste étant à priori méfiant à l’égard des fonctionnaires, d’où de multiples contrôles et procédures, qui vont créer de plus en plus de bureaucratie. Et cela a pris une ampleur démesurée sous le stalinisme, où on se méfie de toute personne qui est en situation d’autorité.
Et à partir du moment où tout est organisé d’en haut, où on veut gérer l’économie du sommet jusqu’à la plus petite entreprise, seule la bureaucratie peut le faire.
À côté, on découvre de plus en plus que cela ne pouvait pas fonctionner de façon aussi « pure ». Il y avait donc des mécanismes de régulation qui donnaient une certaine liberté. Des chefs d’entreprise étaient amenés à s’entendre directement avec d’autres chefs d’entreprise dans le dos du plan. Dans les marchés kolkhoziens s’exerçaient des arrangements entre les personnes. D’où la création d’une certaine fluidité, une forme de marché. On le voit du fait qu’il y avait parfois des contrôles, qui amenaient à casser ces mécanismes et cette liberté. Donc ils existaient. Et on les laissait le plus souvent fonctionner, parce que ces détournements par rapport aux canaux de l’Administration étaient indispensables. En fait, l’URSS est un État qui n’a jamais fonctionné comme il aurait voulu fonctionner.
CT : Contrairement à l’image qu’on s’en fait la société soviétique était complexe ?
A. B. : La société soviétique n’était pas du tout uniforme. Mais elle a été profondément modifiée. On a du mal à avoir de cela une vision d’ensemble, dans la mesure où on oscille entre la vision proposée par le stalinisme d’une société très unifiée, et celle inverse d’une société très hétérogène. Ce qui est sûr c’est qu’il existait des groupes, une dispersion sociale, des pratiques culturelles multiples...
On voit à travers les journaux intimes et les correspondances que des individus croyaient parfois dans le modèle soviétique, et dans leur fonction. Croyaient-ils au communisme ? Peut-être. Plus certainement ils ont partagé le mythe industrialiste, la foi en la grande puissance soviétique, en l’égalitarisme... Surtout dans les années 1920, plus difficilement au cours des années 1930 où cela devenait plus difficile. Mais il y a toujours eu des gens enthousiastes, un enthousiasme qui est revenu en force dans les années 1950-1960, en particulier chez les jeunes.
Ajoutons que certains groupes adhérent au système tout au long de leur vie, alors que pour beaucoup d’autres c’est une adhésion plus temporaire, un enthousiasme de jeunesse qui laisse place à la déception au vu des expériences.
En outre, si nombreux sont ceux qui critiquent tel ou tel aspect du système, son fonctionnement bureaucratique, très rares sont ceux, sauf peut-être dans l’intelligentsia ou les cercles proches du pouvoir, qui ont une pensée du système en tant que tel et qui le critiquent comme un tout cohérent.
Et puis s’il y a de vrais communistes, il a aussi ceux qui s’intègrent au Parti pour y faire carrière...
De tout cela résulte une très grande diversité des regards portés sur ce système.
CT : Quelle est l’importance dans ce tableau du nationalisme ?
A. B. : Des nationalismes en fait, car ils sont multiples. Il existe une nette séparation entre l’avant-guerre et l’après-guerre. Avant-guerre, l’accent porte sur le développement des nationalités, en particulier sous Lénine Le stalinisme va opérer un retournement de ce point de vue : tout en maintenant des possibilités de développement national, c’est la dimension russe qui est privilégiée. Mais globalement existe une dynamique incitative en faveur des nationalités.
L’après-guerre va marquer l’affirmation de vrais nationalismes, en particulier dans les marges occidentales annexées après le pacte Molotov-Ribbentrop en 1939 puis reconquises à partir de la défaite des armées nazies, où il s’agit davantage de s’affirmer contre ce qui est jugé être un annexionnisme russe. Ces cultures nationales qui naissent alors vont perdurer et conduiront à l’éclatement de l’URSS. Le pouvoir soviétique a en permanence oscillé au cours de l’histoire sur cette question, faisant succéder des moments où le national est privilégié, pour ensuite le réprimer, et à nouveau le privilégier... À quoi s’ajoutent les tensions entre les Russes et les locaux, une incompréhension entre les uns et les autres.
Aujourd’hui, on a toute la gamme des nationalismes, des nationalismes durs, qu’on peut caractériser d’extrême droite, ou des indépendantismes traduisant la réalité de l’existence d’un État spécifique.
CT : Une question est venue dans le débat, y a-t-il eu sortie du stalinisme avec la mort de Staline ?
A. B. : C’est évidemment plus compliqué. Il faut prendre en compte que le stalinisme a constitué une immense perturbation sociale. Après la mort de Staline, on est sorti d’un certain nombre de réalités, ce fut la fin de la répression de masse. Mais le régime est resté très policier et très conservateur. Ce serait une immense illusion de voir en ces dirigeants, parce qu’ils se disaient communistes, des révolutionnaires ou même des réformateurs. Khrouchtchev ou Brejnev selon nos catégories pourraient être plutôt caractérisés comme de droite conservatrice, par leurs valeurs aussi bien que par leurs méthodes.
Il y a bien des éléments de sortie du stalinisme, d’abord dans la manière de gouverner. Avec Staline on était dans un régime permanent de purge des élites. Au contraire, avec Khrouchtchev et Brejnev il s’agit pour les élites de se protéger. D’où un hyper conservatisme. Et le fait que l’éviction de Béria ait été parfaitement logique dans ce contexte. Avec Brejnev, la stabilisation s’est faite écrasante, ce fut le gel.
Dans le même temps subsiste une manière de penser la société. Ainsi, à propos des déportations, jusqu’aux années 1970, reste présente l’idée qu’elles ne s’étaient pas faites sans de vraies raisons. Il n’y pas de mise en cause de cette politique. Et ce qui domine encore aujourd’hui c’est que la société russe ne peut être dirigée que par une autorité forte, que la puissance de la Russie doit être moins fondée sur l’économie que sur la force.
Un autre élément qui subsiste et dont il n’est guère possible de se débarrasser est le poids de l’industrie lourde, une logique industrialiste héritée du 19e siècle qui a configuré l’économie soviétique et dont on voit les marques dans les paysages.
On pourrait donc dire qu’il y eu une sortie progressive du stalinisme, mais pas une rupture complète. Ce mélange de conservatisme et de représentations staliniennes a perduré jusqu’à Gorbatchev, et même jusqu’à Poutine. Il suffit de voir chez ce dernier ces traits prégnants que sont le jeu avec les élites, la mise en avant de l’autorité, une répression qui vise à instaurer un climat de peur, avec par exemple aujourd’hui l’arbitraire des grâces accordées...
CT : La question du stalinisme est-elle présente dans la conscience actuelle des Russes ?
A. B. : Dans la conscience populaire il existe des perceptions très contradictoires. La période stalinienne a laissé une présence forte, sous forme d’une nostalgie de ce que fut la puissance soviétique. Dans le même temps beaucoup de gens ont souffert de la répression, quasiment tout le monde a connu dans sa famille une victime. À l’opposé d’autres ont connu des ascensions fulgurantes grâce au système stalinien. Le stalinisme n’est donc pas un sujet neutre, il est très présent.
On dit parfois que la question s’effacerait chez les jeunes. Je ne suis pas sûr de la validité des enquêtes qui paraissent justifier cette idée. Lorsqu’on demande si Staline a été un personnage important de l’histoire, on ne peut que répondre positivement : quel que soit le jugement qu’on porte sur lui, il n’est pas niable qu’il a été un personnage important !
En fait, il n’y a pas en Russie de volonté de trancher définitivement avec le passé.
Il n’en n’est pas de même dans le autres Républiques. Mais la Russie se veut héritière de l’URSS. D’où des sentiments ambivalents dans le pays. Les classes moyennes sont sans doute prêtes à rompre avec le passé. Un pouvoir autoritaire ne le peut pas.
CT : Toujours à propos de la conscience russe actuelle, existe-t-il un sentiment du déclin de la Russie ?
A. B. : Ce thème du déclin ne me paraît pas prégnant. La Russie est perçue comme puissante, et le débat porte plutôt sur les stratégies possibles d’affirmation de cette puissance, sur comment s’imposer sur la scène internationale.
En revanche le recul démographique est évident. Même si ces deux dernières années la conjoncture s’est traduite par une certaine hausse de population, celui-ci du fait de la structure de la population est inéluctable sur les dix ou quinze années à venir. Il faudrait un solde net de 500 000 immigrants par an pour qu’il y ait une augmentation de la population. Après une période de retour des Russes des diverses républiques soviétiques au cours des années 1990, aujourd’hui les flux migratoires sont constitués d’une immigration importante de populations venant d’Asie centrale. La Russie va devenir, et elle est déjà, c’est aujourd’hui visible dans la physionomie des villes, un grand pays d’immigration. C’est une situation postcoloniale classique. D’où les tensions existantes sur cette question, exploitées par les mouvements d’extrême droite. Le discours des dirigeants sur cette question est ambigu dans la mesure où ils savent que cette immigration est indispensable à l’économie et qu’il n’est pas envisageable de la stopper, mais dans le même temps ils ne s’opposent pas clairement aux réactions racistes. Une politique plus courageuse de leur part permettrait certainement de les limiter.
CT : Où en est le pouvoir de Poutine après les forts mouvements de contestation qui ont eu lieu ces dernières années ?
A. B. : Ces mouvements de contestation ont été cassés dans leur forme d’expression. À propos des amnisties actuellement décidées, une rumeur circule comme quoi le pouvoir avait l’intention de leur donner une plus grande ampleur et d’en finir avec les procès absurdes qui sont engagés contre les manifestants, mais que cette volonté aurait été bloquée du fait des événements en Ukraine. Ce qui est sûr c’est que depuis la Révolution orange le pouvoir a peur des mouvements de rue et d’un possible déséquilibre complet qu’ils pourraient enclencher. Dans le même temps rien n’est fait pour réguler ces tensions. On dit vouloir développer les partis politiques, préalable indispensable au développement d’une réelle démocratie, sans que rien de concret ne soit engagé, les mécanismes ne sont pas créés pour permettre une vraie vie politique qui supposerait l’existence de partis. Si on allait en ce sens, une transition serait possible. Mais pour l’instant on reste sur une ligne de répression. Du coup tout repose sur Poutine, d’où une grande fragilité. Son autorité repose sur sa capacité à réguler les tensions, dont on sait qu’elles sont fortes, au sein de son entourage, entre des clans qui s’opposent. On sent un vieillissement d’un pouvoir qui est à la fois fort et fragile. Il y a dix ans les possibilités de carrière et d’enrichissement étaient importantes, aujourd’hui on sent un grand pessimisme, de la désillusion. Cela témoigne d’un blocage, ce qui pourrait conduire à de nouveaux mouvements de rue.
27.01.2014. Propos recueillis par Francis Sitel. Publié dans le numéro 21 de Contretemps.
Alain Blum est démographe, statisticien et historien. Ses recherches actuelles portent sur la question des déplacements forcés des populations, dans la continuité d’une réflexion plus générale sur la relation entre violence politique et transformations démographiques et sociales.
Bibliographie sélective :
° Alain Blum et Martine Mespoulet, Anarchie bureaucratique. Statistiques et pouvoir sous Staline, La Découverte, 2003
° Alain Blum, Marta Craven, Valérie Nivelon, Déportés en URSS. Récits d’Européens au Goulag, éditions Autrement, 2012.
° Alain Blum, Faux coupables : Surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique, 1924-1934, éditions du CNRS, 2012.