« Art et Liberté » : une exposition, un catalogue, une profession de foi

À Paris, le centre Pompidou présente jusqu’au 16 janvier 2017 environ 120 œuvres et 150 documents témoignant des activités du groupe égyptien « Art et Liberté », constitué autour du journaliste, écrivain et poète surréaliste Georges Henein (1914-1973), dont ContreTemps avait rappelé l’actualité au moment où les « printemps arabes » étaient en pleine floraison1. Jamais une si large audience n’aura été accordée à ce groupe, qui ne put se manifester au Caire qu’à de rares occasions et auprès d’un public restreint : après Paris, l’exposition « Art et Liberté. Rupture, guerre et surréalisme en Égypte (1938-1948) » gagnera Madrid (Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 14 février-28 mai 2017), puis Düsseldorf (Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, 15 juillet-15 octobre 2017), et enfin Liverpool (Tate Liverpool, 10 novembre 2017-11 mars 2018). Surtout, les éditions Skira, qui en publient le catalogue, le proposent en français, espagnol, allemand et anglais, mais aussi en arabe, contournant ainsi la difficulté qu’il y aurait à présenter une telle exposition dans beaucoup de pays du Moyen-Orient d’aujourd’hui2.
« Art Reoriented »
Selon les documents qui l’accompagnent, l’initiative de cette entreprise revient à Catherine David, directrice adjointe du Centre Pompidou (elle y dirige le service « Recherche et mondialisation », on lui doit notamment la belle exposition « Wifredo Lam » récemment décrite dans ces colonnes), à Sam Bardaouil et Till Fellrath, commissaires d’art et concepteurs de l’exposition, et à un mécène issu de la famille gouvernant le Qatar, « son Excellence Sheikh Hassan bin Mohammed bin Ali Al Thani, sans qui pareil projet n’aurait pu être conçu », en sa qualité de collectionneur d’art moderne prêteur de plusieurs des œuvres exposées, et surtout de soutien des deux commissaires, de leur programme d’exposition itinérante et de l’édition en cinq langues du catalogue. Tous les Qataris ne sont pas égaux, on le sait ou on le subodore, mais tous leurs « princes du sang » ne partagent apparemment pas les mêmes vues ni les mêmes « investissements », notamment dans ce pays-ci. Que l’un d’entre eux ait mis une partie de sa fortune – évidemment usurpée, ainsi qu’il semble le reconnaître ici – au service de la célébration publique d’un courant de l’art moderne résolument internationaliste, révolutionnaire et épris d’« émancipation intégrale », voilà un petit signe de plus des incertitudes géopolitiques et psychosociales actuelles.
Les commissaires de l’exposition, de nationalité libanaise pour l’un, allemande pour l’autre, ont suivi des chemins très différents, histoire de l’art, créations et performances pour le premier, enseignement de l’économie pour le second, avant de former équipe et de devenir, selon le New York Times (8 septembre 2016), le « duo de conservateurs » parmi les plus « demandés » actuellement, entre biennales et foires d’art contemporain qui se sont multipliées ces dernières décennies. Passant pour les « plus novateurs » de leur profession, ils y brilleraient par leur « refus du jargon pseudo intellectuel » et leur souci du public dont, estiment-ils, le regard et les avis doivent passer avant ceux des spécialistes, collègues ou concurrents. Enfin, par les lieux et les sujets de la majorité de ses manifestations, « Art Reoriented », leur « plateforme multidisciplinaire » de conception d’expositions établie depuis 2009 à Munich et New York, marque une nette prédilection pour les expressions artistiques modernes ou récentes issues d’un « Orient » tout à la fois « proche » et « extrême », s’étendant de Beyrouth et Doha jusqu’à Séoul et Sydney, régions de la planète où le marché de l’art a trouvé ces derniers lustres son plus vif essor, financièrement au moins.
La mise sur pied de ce « modèle économique » adapté aux plus récentes « réorientations » de l’industrie mondiale de l’art et du divertissement n’épuise pas l’intérêt de l’exposition « Art et Liberté », puisqu’elle s’accompagne d’une profession de foi internationaliste et émancipatrice, que les commissaires ont réussi à faire partager à leur principal soutien et aux responsables des musées disposés à l’accueillir en divers points d’Europe. L’engagement personnel de S. Bardaouil et T. Fellrath s’observe aussi dans l’ampleur des recherches qu’ils ont menées sur ce groupe d’intellectuels et d’artistes cairotes, parallèlement aux travaux de commande où ils devaient assurer leur réputation. Il faut même leur reconnaître une belle opiniâtreté pour avoir réussi à réunir tant d’œuvres mal connues et dispersées, issues pour nombre d’entre elles de ce Moyen-Orient aujourd’hui si peu ouvert aux propositions avancées par Henein et ses amis, écrivant par exemple en 1939 : « Aux artistes et aux écrivains de lutter pour que les hommes aient le droit de vivre toujours selon leur cœur ».3
« Repenser […] le canon global du surréalisme »
L’exposition et son catalogue abondent en sujets de découverte, d’étonnement et quelquefois d’émerveillement, impossibles à énumérer ici. À côté de ceux de Mayo (Antoine Malliarakis, 1905-1990) plusieurs fois exposé en France, d’Henein, d’Edmond Jabès (1912-1991), de Lee Miller (1907-1977), d’Albert Cossery (1913-2008) ou de Marie Cavadia (1901-1970), que de noms seulement connus des spécialistes et dont certaines des biographies, ouvrant la partie documentaire de ce livre catalogue, restent incomplètes même des années de naissance et de mort ! Comment leurs travaux et jusqu’à leur parcours individuel furent mis sous le boisseau en Égypte et ailleurs, quelles forces se conjuguèrent ou se succédèrent pour étouffer leurs efforts et miner leur détermination, il ne revenait sans doute pas à cette exposition d’en montrer l’histoire, même s’il s’agissait pour les membres d’« Art et Liberté » d’abord de « lutter » contre des adversaires nettement désignés, et dont ils observaient attentivement les manœuvres ; mais on sent cette sorte de « part de l’ombre », poussée parfois jusqu’à la noirceur, émaner de leurs dessins et de leurs tableaux.
Dû à S. Bardaouil, le texte principal du catalogue, venant après les préfaces et remerciements d’usage et précédant la présentation des œuvres et les annexes documentaires, a pour titre et objectif de décrire la « refondation du surréalisme en Égypte ». Il se propose de « repenser la définition, l’expression et le canon global du surréalisme. Les mécanismes d’affichage visuel et littéraire par lesquels on définit les artistes, et à travers lesquels le savoir est créé, aboutissent in fine à la création du canon. Prenant une ampleur décuplée avec le passage du temps, le canon devient tradition […], une idée figée de ce qu’est le surréalisme et [de] ce à quoi il ressemble, [qui] l’a marginalisé ou carrément exclu », et qui, dans le cas du surréalisme égyptien, l’a réduit aux rôles de jouet et de « victime d’un occidentalocentrisme marginalisant », selon les vues d’un « discours postcolonial » dominant dont S. Bardaouil entend montrer l’inanité.
À considérer où et quand le surréalisme trouva (ou non) à se développer hors de France, la question de la « refondation » (ou de l’« enracinement ») relève de l’évidence historique. Du fait de leurs « langues maternelles » et de leurs traditions intellectuelles et artistiques respectives, le surréalisme japonais (auquel S. Bardaouil se réfère) trouva forcément d’autres accents que le surréalisme serbe plus vite étouffé par la répression (S. Bardaouil aurait pu le mentionner aussi), alors que leurs ambitions générales étaient identiques. En République tchèque et en Slovaquie, les activités surréalistes n’auraient pu naître et se prolonger jusqu’à nos jours sans le développement antérieur du poétisme de Karel Teige et du groupe Devětsil, et il en est allé de même ailleurs, en Amérique latine notamment. Mais il est vrai que dans le cas du surréalisme égyptien, la situation semi-coloniale du pays, les nationalismes ambigus qu’elle nourrissait, le « cosmopolitisme » réel ou fantasmé des élites urbaines, souvent coupées de la majorité de la population par leur mode de vie et leur refus de dépasser les barrières linguistiques, ont favorisé ce soupçon d’« occidentalocentrisme » dont S. Bardaouil entend ici faire justice.
« Fascisme local »
S. Bardaouil souligne le caractère expérimental et parfois tâtonnant des activités d’« Art et Liberté » durant ses dix ans d’existence, non pas une « maladie infantile » du surréalisme comme semblait le croire Ramsès Younane en 19384, mais un trait constitutif, du même registre et aussi déterminant que la nécessité de « révolution permanente » esquissée par Marx et précisée par Trotsky. D’où la diversité des chemins frayés par les artistes et les militants de ce groupe, dont le catalogue propose une cartographie provisoire, œuvres et documents à l’appui : « La révolution permanente » justement, « La voix des canons », « Les corps fragmentés », « La femme de la ville », « Le réalisme subjectif », « Le Groupe de l’art contemporain », « L’écriture par l’image », « La photo surréaliste ». Ces cartes auront sans doute à être révisées (par exemple à propos de l’image de la femme aimée ou désirée, moins associée à « la ville » qu’au désert, si l’on se fie à l’ensemble de la poésie d’Henein5 ou même au tableau peint en 1939 par R. Younane qui sert d’affiche à cette manifestation), mais elles ont le mérite de dessiner un paysage ignoré jusqu’à présent de l’histoire de l’art et de celle de ses intentions les plus libératrices, « paysage » ou tableau dont il conviendra de repartir désormais.
S. Bardaouil laisse de côté maints aspects des visées révolutionnaires, expressément politiques et sociales, du groupe « Art et Liberté », sa contribution s’en remettant sur ces sujets aux annexes reproduisant deux textes anciens un peu plus précis sur ces sujets6. Même avec ces travaux bien documentés, les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de son catalogue seront loin, sauf recherches supplémentaires de leur part, de se figurer l’ampleur des ambitions internationales et locales des jeunes surréalistes égyptiens durant ces années de guerre mondiale. Auparavant, Henein, familier de la France et de l’Europe pour y avoir fait une partie de ses études jusqu’à ses vingt ans, y était revenu trois ans plus tard, comme porte-parole de la délégation de la « Ligue pacifiste » égyptienne auprès du congrès du « Rassemblement universel pour la paix » réuni (en pleine « montée des périls » déjà si flagrante en Espagne) à Bruxelles du 3 au 6 septembre 1936, son passage à Paris lui offrant peu avant l’occasion de sa première rencontre avec Breton, où il ne manqua probablement pas, en même temps qu’il souscrivait à sa dénonciation des « procès de Moscou », de lui parler de ce qu’il venait faire en Belgique, et de ce qui, depuis le Caire, l’attirait vers le surréalisme7.
Ce « paysage » est également incomplet des tentatives sincères (si maladroites ou illusoires qu’elles puissent sembler aujourd’hui) des membres d’« Art et Liberté » d’intéresser le public populaire à leur entreprise de lutte collective et de s’associer aux multiples « conflits du travail » de l’époque. Même si ce n’était pas ce qui mobilisait le plus le groupe, S. Bardaouil a été plus sensible à ce qu’il nomme « la montée du fascisme local », qui occupa en effet beaucoup la presse et les places des grandes villes d’Égypte durant ces années-là, s’infiltrant même, au moins idéologiquement comme il le montre, « dans la structure de l’institution artistique officielle » du pays. Les justes mises en garde du commissaire et historien de l’art contre les dangers des anachronismes « psychologiques » ou autres n’empêcheront sans doute pas nombre de ses lecteurs d’ébaucher des rapprochements entre les déploiements égyptiens de « Chemises bleues » (Wafd), « vertes » (Misr Al-Fatat) ou de « bataillons » (al-Kata’ib des Frères musulmans) d’il y a trois quarts de siècle et les manifestations contemporaines régulièrement attribuées par Manuel Valls (février 2013, février 2015, etc.) et beaucoup d’autres à l’« islamo-fascisme », selon une terminologie empruntée à la « nouvelle droite » américaine – même si de telles références à l’Histoire brouillent peut-être plus les pistes qu’elles ne les éclairent.
« Développement croisé » et « volonté d’horizon »
Pour S. Bardaouil et T. Fellrath, « ce sont [l]es caractéristiques émancipatrices du surréalisme trotskiste qui rendirent le mouvement attirant aux yeux d’Art et Liberté, ainsi que d’un large éventail d’artistes et de collectifs d’art qui, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, tentaient d’engager leur propre révolution. » Toujours selon eux, « l’insistance du groupe sur l’internationalisme de l’art témoigne de sa foi dans un processus continu de transfert culturel, d’appropriation et de négociation facilitant le développement croisé d’idées et de pratiques donnant à l’artiste des possibilités de création et de progression qui surpassent de loin les retombées découlant d’un nationalisme vivement contesté. » Ces considérations les amènent, en ouverture du catalogue, « à remercier les membres du groupe Art et Liberté, qui ont plaidé pour l’émancipation des artistes de leur appartenance géographique et des stratégies de propagande politique. À une époque où le monde est de plus en plus divisé, leur foi inconditionnelle dans la libération sociale, économique et culturelle de l’humanité constitue encore aujourd’hui un exemple pour chacun d’entre nous. »
Dans un article de 1952 commentant « le procès de l’Occident » alors choisi comme « thème d’attaque favori » par « la presse de langue arabe », pendant « de longs mois, sous des prétextes et avec des accents variés » (et néanmoins « en des termes et selon un mode de pensée fournis par l’Occident lui-même » !), Henein a précisé ce que devait être à ses yeux cet « internationalisme » non seulement des arts, mais aussi des idées et des luttes émancipatrices, « pour que l’esprit circule entre l’Orient et l’Occident ». « Il va de soi qu’il n’est pas question de déplacer des abstractions d’un continent à l’autre, d’importer des usages ou des lois ; ce serait rendre doublement étrangers à eux-mêmes des peuples qui viennent de recouvrer leur identité. Ce qui importe par contre, et jusque dans les extrémités de la révolte, c’est d’assurer le va-et-vient, la circulation de l’esprit, aussi précieuse que la circulation du sang – c’est d’entretenir en l’homme ce que Jules Monnerot8 désigne d’un mot magnifique : la volonté d’horizon. » L’exposition « Art et Liberté » aura bien illustré cette volonté-là.
Gilles Bounoure. Publié dans le numéro 32 de Contretemps.