Baudelaire et « le miroir de l’art »

« Comment ? Vous n’avez pas de verres de couleur ? Des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! Vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! »
Le Mauvais vitrier, 1862.
« Avis aux non-communistes : tout est commun, même Dieu. »
Fusées (vers 1864).
Sous le titre « L’œil de Baudelaire », le musée de la Vie romantique (16 rue Chaptal, Paris 9e) présente jusqu’au 29 janvier 2017 une exposition consacrée aux rapports du poète avec les arts plastiques, longtemps le principal sujet de ses expressions publiques, avant que les Fleurs du Mal ne l’imposent parmi les grands génies gênants de son temps. Écrivant en décembre 1856 à Poulet-Malassis pour amener cet éditeur à ses vues, il souhaitait la publication conjointe de deux volumes, l’un de poésie, l’autre de prose qui aurait réuni ses critiques d’art sous le nom de « Miroir de l’art » ou de « Cabinet esthétique ». En mars de l’année suivante, il se résolut à voir paraître ces dernières sous le titre plus terne, et presque dédaigneux, de Curiosités esthétiques, appellation sous laquelle elles furent finalement éditées en 1868, après sa mort, et restent toujours diffusées de nos jours.
« Miroir ensorcelé »
Pourtant, au fil de ses vers, si d’un côté le Spleen a pour compagnon « L’ennui, fruit de la morne incuriosité », alors que de l’autre, dans Le Voyage, « La Curiosité nous tourmente et nous roule Comme un Ange cruel qui fouette des soleils », ce sont bien les miroirs qui reviennent le plus souvent, comme symboles de l’incommunicabilité – « nos deux esprits, ces miroirs jumeaux » (La mort des amants) – ou de l’insondable secret de la mélancolie – « calme plat, grand miroir De mon désespoir » (La musique) – et mieux encore de l’énigme de l’art. « Léonard de Vinci, miroir profond et sombre », semble à ce titre le plus prestigieux sinon le plus éclatant de ses Phares de la peinture, tandis que La Beauté exerce son empire grâce à ses yeux mêmes, « De purs miroirs qui font toutes choses plus belles. » 1
Nul doute qu’à travers une formule comme « le Miroir de l’art », à entendre « littéralement et dans tous les sens » de sa « réversibilité » morale, sociale et langagière, Baudelaire n’ait songé à approfondir ses vues sur les arts plastiques et leurs regardeurs ou commentateurs, ébauchées dans son Salon de 1846 sous le titre « À quoi bon la critique ? ». On peut croire que les difficultés sans cesse croissantes qu’il traversa à partir de l’humiliante condamnation des Fleurs du Mal en 1857 l’empêchèrent de poursuivre ce projet, quoique « [sa] grande, [son] unique, [sa] primitive passion », « glorifier le culte des images », ait continué à l’animer jusque dans ses derniers mois d’hémiplégie aphasique. Estimant avoir trouvé « la définition » de son « Beau » personnel, il écrivait peu d’années avant : « Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires ; – tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait pas du Malheur. » Quant à sa propre position dans la société, il la définissait ainsi : « L’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. »2
L’exposition du musée de la Vie romantique vise à mettre en regard, sinon en miroir, ce qu’on sait aujourd’hui du critique d’art, du poète, du théoricien et du dandy, et les œuvres plastiques évoquées dans ses écrits ou côtoyées au cours de son existence. Entreprise qui n’avait eu en France qu’un seul précédent d’ambition comparable, il y a un demi-siècle, l’exposition conçue au Petit Palais pour commémorer le centenaire de la mort de Baudelaire (1821-1867) et qui n’ouvrit qu’en novembre 1968, du fait notamment des « événements » de mai. D’autres manifestations furent organisées dans l’intervalle, sur Baudelaire et la vie parisienne, ou ses relations avec le dessinateur et « peintre de la vie moderne » Constantin Guys, projets de moindre ampleur qui ne se fixaient pas pour but d’illustrer et d’éclairer l’ensemble des écrits esthétiques de Baudelaire, comme y tendent la présente exposition et son catalogue3.
« Vieille mémoire »
Le parti pris d’ironie, dont Baudelaire faisait tant de cas4, conduit à reprendre sa question : « À quoi bon » cette exposition, et « à quoi bon » aussi son commentaire ? Après tout, des générations ont lu et lisent encore les Salons de Baudelaire sans la moindre image sous les yeux, selon un principe qu’il défendait lui-même dans une lettre à son ami Nadar (14 mai 1859) : « J’écris maintenant un Salon, sans l’avoir vu. Mais j’ai un livret. Sauf la fatigue de deviner les tableaux, c’est une excellente méthode que je te recommande. On craint de trop louer et de trop blâmer ; on arrive ainsi à l’impartialité. » Il y revenait deux jours plus tard, défendant toujours sa façon de faire : « Je t’ai un peu menti, mais si peu ! J’ai fait une visite, une seule, consacrée à chercher les nouveautés, mais j’en ai trouvé bien peu ; et pour tous les vieux noms, ou les noms simplement connus, je me confie à ma vieille mémoire, excitée par le livret. Cette méthode, je le répète, n’est pas mauvaise, à la condition qu’on possède bien son personnel. »
Grâce aux progrès de la reproduction photographique et de l’imprimerie, plusieurs éditions illustrées des Curiosités esthétiques ont été mises sur le marché depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, aucune ne parvenant à s’imposer comme une avancée décisive, ni même comme une référence documentaire de premier plan (la bibliographie du catalogue les ignore toutes). À défaut d’une impossible exhaustivité, il leur aurait fallu livrer des échantillons significatifs de la « vieille mémoire » de Baudelaire, capable, à moins de 24 ans, de comparer telle sculpture de Garraud vue au Salon de 1845, La Première famille humaine (n° 2101), avec sa Bacchante faisant l’éducation d’un jeune satyre présentée au Salon de 1837 (n° 2077), qu’il jugeait supérieure et qu’il leur aurait fallu reproduire aussi. Selon les « livrets » officiels, invariablement intitulés Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivants exposés dans ces Salons, le critique a dû passer en revue 2 332 « ouvrages » en 1845, 2 412 en 1846, 5 129 lors de l’Exposition universelle de 1855, et 3 887 au Salon de 1859, le dernier qu’il ait décrit, sans préjudice des autres expositions qu’il avait parcourues sans en traiter directement, tout en en nourrissant sa « mémoire » et ses textes critiques qu’il reste difficile encore aujourd’hui d’éclairer des images correspondantes.
En comparaison, les 166 œuvres et pièces documentaires rassemblées dans l’exposition du musée de la Vie romantique, même soutenues par les 30 illustrations supplémentaires du catalogue, peuvent difficilement livrer mieux qu’un mince filet de l’océan d’images et d’objets (océan « miroir » de l’homme, selon L’homme et la mer) où le poète se plut à évoluer dans sa vie publique, mais aussi dans son intimité et dans la poursuite par d’autres voies du meilleur de son enfance, deux sujets à peu près absents de cette entreprise commémorative. L’exposition et le catalogue évoquent à peine le Baudelaire collectionneur, à propos des « dettes contractées envers Arondel, brocanteur habitant l’hôtel [Pimodan, 17 quai d’Anjou, île Saint-Louis, à Paris, où habitait aussi Baudelaire alors tout juste majeur], qui vendait au poète de faux Velázquez, Poussin, Tintoret et Corrège » en 1843, et des copies de Delacroix exécutées par son ami Deroy (1820-1846) qu’il conservait dans le même appartement. De ce jeune peintre précocement disparu, on peut heureusement voir deux toiles, figurant le Baudelaire de l’époque et l’une des premières femmes qu’il ait aimées et célébrées par des vers, la Mendiante rousse, mais il n’aurait pas été difficile aux organisateurs d’y joindre certaines des treize lithographies frénétiques publiées en 1843 par Delacroix pour illustrer Hamlet, et dont plusieurs témoins assurent qu’elles encadraient ces toiles sur les murs du dernier étage de l’hôtel Pimodan, sans parler des copies de vieux maîtres qui les accompagnaient.
« Un détestable artiste »
Plus étonnant est le silence de l’exposition (et de son catalogue) sur une source, non la seule, mais l’une des plus consistantes et anciennement connues, de la « passion » de Baudelaire pour les arts plastiques, apparaissant ici dans sa dimension la plus « primitive »5. Son acte de naissance en date du 11 avril 1821 est signé de « Claude Ramey, statuaire, de l’Institut, et Jean Naigeon, peintre et conservateur du musée royal du Luxembourg », témoins, ainsi que de son père Joseph-François Baudelaire (1759-1827), 61 ans, qui s’y déclare « peintre ». Prêtre de formation, entré comme précepteur au service des Choiseul-Praslin en 1785, il avait refusé la cure à laquelle il avait été élu en 1791, par attachement pour cette famille ruinée dont il paraît avoir soutenu partiellement la subsistance en dispensant des cours de dessin. En 1797 il épousait Rosalie Janin, de quelques années sa cadette, alliée à la famille Condorcet dont il avait été lui-même familier et « peintre » elle aussi, selon leur contrat de mariage6.
Entre ses années comme fonctionnaire au Sénat (1800-1815), la mort de sa première épouse (1814), son remariage avec Caroline Dufaÿs (1819, la future générale Aupick, connue aussi pour « manier le crayon »), la naissance de son second fils (le futur poète), et sa mort survenue en 1827, François Baudelaire ne cessa de pratiquer la gouache, la sanguine et l’aquarelle, et de fréquenter peintres et sculpteurs. On trouve encore Ramey et Naigeon (athée militant) dans le conseil de famille chargé de désigner le tuteur de son fils devenu orphelin. D’après l’inventaire de l’appartement familial dressé à cette époque, on sait à peu près dans quelle atmosphère il avait vécu jusqu’alors : « On y voit figurer quantité de piédestaux supportant des statues en plâtre, vraisemblablement d’après l’antique. Quatre statuettes : Vénus et Apollon, Cléopâtre, et Hermaphrodite, nombre de bosses en plâtre et quatre portraits de famille. Les murs disparaissent sous les cadres. Certains renferment des gravures : Charles 1er ; Agar renvoyée par Abraham ; La Femme adultère. Le reste des cadres est occupé par les œuvres de François Baudelaire et de sa première femme. Cette dernière a signé deux marines, trois têtes de vieillards, une Mlle de La Vallière, un Samuel7, une Bacchante, le tout à l’huile. François Baudelaire n’exécute guère que des gouaches mais sa production est abondante. Dans le salon seul, il y en a dix-sept. On en trouve encore dans la chambre de son fils et un peu dans toutes les pièces. »8
Ainsi commencèrent à s’instruire non seulement « l’œil de Baudelaire », mais aussi son art bien connu du dessin (lui valant un prix durant ses années de lycée) et un « culte des images » touchant à l’idolâtrie à la fin de sa vie. Il se prescrivit alors des prières quotidiennes à son père « comme intercesseur » en faveur de sa « transformation » personnelle, au travers de reliques qu’il avait toujours réussi à sauver de ses naufrages à répétition, deux Greuze qu’il savait « faux » mais qui venaient de la collection paternelle, le portrait par le baron Regnault de leur ancien propriétaire avec lequel il dialoguait peut-être dans sa solitude, recueillant les « reproches du Portrait (portrait de mon père) » (projet de poème), ainsi quelques-unes de ses gouaches, qu’il avait fait désencadrer pour mieux les transporter9. Une lettre à sa mère (30 décembre 1857) le montre au désespoir de n’avoir pas pu acheter une autre de ses œuvres aperçue passage des Panoramas, « une figure nue, une femme nue voyant deux figures nues en rêve », avec ce commentaire significatif : « Mon père était un détestable artiste ; mais toutes ces vieilleries-là ont une valeur morale. »10
« Le désir » d’une « immense exposition »
À côté de ces déterminations intimes qu’il fallait rappeler, l’exposition et son catalogue rendent mieux compte du « cadre social » dans lequel Baudelaire conçut ses critiques d’art, pour autant qu’on puisse figer sous ces termes la véritable chaudière qu’était le Paris des années 1840-1850 sur le plan des arts – la « capitale internationale du théâtre » (selon le catalogue de la belle manifestation organisée en 2012 par le même musée de la Vie romantique, en association avec le musée Carnavalet), la Babylone des peintres (plus de 4 000 selon une thèse récente), et des expositions déplaçant des foules entières. On compta au moins « un million deux cent mille visiteurs » au Salon de 1846, indique ainsi Ch. Manzini dans son évocation du « jeune poète » se muant « en critique d’art », soit plus que la population parisienne « fixe », « civile flottante » et de « garnison » dénombrée cette année-là (1 053 897 au total). L’effervescence n’était pas moindre du côté politique, avec des bouillonnements d’alambic capables de produire cette « profession de foi » rédigée en 1847 par Engels pour la section parisienne de la Ligue des Justes, texte que Marx, à Bruxelles, allait remanier et publier sous le titre de Manifeste communiste au début de l’année suivante.
L’exposition traite peu de politique (au moins en apparence, comme on verra plus loin), se concentrant sur ce qui paraît son véritable sujet, l’approfondissement et l’expansion de l’esthétique baudelairienne après l’échec de la Seconde République, le coup d’État et le plébiscite impérial imposé dans la foulée, laissant le poète « physiquement dépolitiqué », comme il l’écrivait peu après. Quatre sections retracent cette évolution, depuis Les Phares et la désignation de Delacroix comme « chef de l’école moderne » à l’occasion des premiers Salons – où Baudelaire pouvait encore écrire : « pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons » – jusqu’à l’esthétique renouvelée du Spleen de Paris, déjà en germe dans les Tableaux parisiens des Fleurs du Mal. Dans l’intervalle, sont évoquées certaines des implications de son célèbre développement sur « l’héroïsme de la vie moderne », et quelques-unes des pièces possibles du « musée de l’amour » que « bien des fois » il s’était « pris à désirer », et « où tout aurait sa place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu’aux débauches sérieuses des siècles ennuyés. »
Selon ces pages du Salon de 1846, aucune institution ne serait assez vaste pour contenir « cette immense exposition » devant figurer « le poème immense de l’amour crayonné par les mains les plus pures », « la beauté et l’amour de tous les climats exprimés par les premiers artistes », et inclure, « dans les sujets amoureux, non seulement tous les tableaux qui traitent spécialement de l’amour, mais encore tout tableau qui respire l’amour, fût-ce un portrait. » Quinze ans plus tard, il reformulera la même visée romantique de totalité et d’humanité « non divisée »11 en célébrant « l’idéal dramatique » de Richard Wagner et les romans de Théophile Gautier (ce « miroir cosmopolite de beauté »), pour leur « totalité d’effet », tendant à manifester « le monde » tel qu’il avait été créé, « comme une complexe et indivisible totalité » dont ses Correspondances avaient déjà évoqué la « ténébreuse et profonde unité ». De cette « totalité » échappant autant à l’intellect et à la description que « la totalité infinie des nombres », comme il l’observait à propos de Hugo, il s’était résolu à ne livrer quant à lui que des échantillons, des éclats ou des « symboles », à travers ses Fleurs du Mal et leurs « Petits tableaux », ses Curiosités esthétiques et ses Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Sous cet angle, ce que les espaces limités du musée de la Vie romantique livrent de l’esthétique de Baudelaire relève de la meilleure tradition du florilège, dans un esprit anthologique très voisin du sien, pourvu qu’on l’envisage, comme lui, « au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ».
« Toisons »
Nombre de développements du catalogue offrent ce genre de point de vue, à propos des Salons, de tel « ouvrage » qu’y distingua Baudelaire, de ses rapports avec Delacroix, Daumier, Manet, Guys, ou avec l’estampe, la photographie et la caricature, « souvent le miroir le plus fidèle de la vie ». S’y trouve parfois rappelé ce qui continue à faire l’actualité de l’esprit romantique, sa perspective d’une « humanité divisée le moins possible », engagée au moins, comme le désirait Baudelaire, « dans la diminution des traces du péché originel », sinon dans la réalisation de son « émancipation intégrale ». De la préface d’Antoine Compagnon ouvrant cette publication, on pouvait cependant craindre qu’elle ne répète les attaques exagérées – surtout de la part de l’« homme raisonnable » qu’il assure être – contre « la supercherie » que représenteraient « l’interprétation benjaminienne de Baudelaire » et toutes les « lectures politiques » développées à sa suite, le thème le plus contestable de son Baudelaire l’irréductible, portrait d’un « moderne anti-moderne »12.
Elle se borne heureusement à rappeler son rejet, à partir de 1851, de « l’idéologie du progrès » et du « sentimentalisme politique de [son] temps », cette Sentimentalität contre laquelle Marx et Engels mettaient en garde à la même époque. Si le poète avait pris ses distances avec ses engagements de jeunesse, une « ivresse » et un « enthousiasme » allant plus aux « abstractions » de la révolution qu’à ses péripéties historiques, son intérêt pour la politique révolutionnaire se prolongea jusqu’à ses dernières années, comme en témoignent ses lectures passionnées de Proudhon ou ses spéculations paradoxales alliant « théocratie et communisme ». On pourra voir dans l’exposition ce portrait de Baudelaire exécuté par Courbet en 1848, l’une des reliques qu’il avait emportées à Bruxelles, mais qu’obnubilé par ses dettes, il proposa à Édouard Manet de lui acheter en septembre 1865 : « Le personnage, habillé d’une robe de chambre rouge, assis sur un canapé rouge, travaille sur une table rouge. L’effet est assez surprenant. » Un portrait « aux couleurs » de la révolution, comme le relève justement St. Guégan.
La seule contribution du catalogue à mentionner Marx (à propos de la Sainte Vehme et des Jeunesses hitlériennes !) est la postface due à Jean Clair (« Petit hommage à Charles Baudelaire »), dont on ne voit pas ce qu’elle apporte d’éclairages à l’exposition ni à l’actualité du poète des Fleurs du Mal et du théoricien de L’Art romantique. Sous des titres démarquant ceux des Petits poèmes en prose, le « fier réactionnaire » reprend les radotages du dernier volume de son Journal (La Part de l’ange, Gallimard, 2016) sur le « pourrissement » de la France et de l’Occident, « la marée des tags […] et des tatouages » ou la disparition des « toisons » pubiennes – terme que l’académicien ne sait manifestement pas rattacher à la famille du verbe « tondre », l’attribuant sans doute plutôt à celle du verbe « toiser »13. Eh bien – il l’aura cherché – « toisons » donc cet obsédé de la décrépitude à l’aune et avec les mots de celui qu’il a prétendu imiter : un « mauvais vitrier » incapable, même à propos d’une exposition comme celle-ci, de « faire voir la vie en beau ».
Qu’écrivait précisément Baudelaire sur ces aspects de la beauté féminine et de ses miroirs sculptés ou peints ? « L’artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées dans tous les temps par les femmes pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, leur fragile beauté. » Avec le maquillage – le tatouage et l’épilation, aurait-il peut-être ajouté de nos jours –, il s’agit « de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le maillot, rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c'est-à-dire d’un être divin et supérieur »14. Voilà également pourquoi, quand il avait vu « s’avancer vers lui la nouvelle déesse de son cœur, dans la splendeur radieuse et sacrée de sa nudité », Samuel, ce double ou ce reflet de Baudelaire, « pris d’un caprice bizarre » devant la Fanfarlo qui s’offrait à lui, l’avait suppliée de revêtir son costume de Colombine, ajoutant « d’une voix tonnante : – Eh ! n’oubliez pas le rouge ! »
Gilles Bounoure. Publié dans le numéro 32 de Contretemps.