Bilan des municipales : pénible pour le PCF, décevant pour le Front de gauche
Les municipales de 2014 feront partie du lot des consultations "maelstroms", à l’image de celles de 1983, qui avaient vu la gauche triomphante de 1981 perdre une part non négligeable de ses conquêtes de 1977. Il en est de même cette année, avec une particularité : il n’y a pas eu, entre les deux tours, de sursaut salvateur à gauche. Il est vrai que, cette fois, le désaveu politique se double d’une redoutable crise politique.
1. L’abstention élevée est bien sûr le phénomène premier relevé par tous les observateurs.
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Taux d’abstention |
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Année |
1er tour |
2e tour |
1959 |
25,2 % |
26,1 % |
1965 |
21,8 % |
29,2 % |
1971 |
24,8 % |
26,4 % |
1977 |
21,1 % |
22,4 % |
1983 |
21,6 % |
20,3 % |
1989 |
27,2 % |
26,9 % |
1995 |
30,6 % |
30 % |
2001 |
32,6 % |
31 % |
2008 |
33,46 % |
34,8 % |
2014 |
38,72 % |
39 % |
On sait que ce n’est pas un phénomène nouveau. En fait, ce sont les élections de 1989 qui ont marqué le premier seuil de poussée abstentionniste. Déjà à cette époque, l’abstention dans les villes communistes se situait au-dessus de 30 %, et même au-dessus de 40 % dans toutes les communes de la Région parisienne (elle frôlait ou atteignait même les 50 % à Vénissieux, Aubervilliers, Saint-Denis, Garges-lès-Gonesse). Cette situation créait un contexte de fragilité, alors même que les scores communistes dans ces villes étaient très élevés parmi les suffrages exprimés.
L’abstention structurelle renforce les risques de volatilité des suffrages. Quand la part des votants est plus faible, le moindre écart de mobilisation, dans un sens ou dans un autre, peut bouleverser le rapport des forces local. Cette fois, la gauche en a été durement pénalisée. Toute la gauche…
2. La percée du Front national n’est pas à l’écart du phénomène précédent. Pendant longtemps, notamment du côté des villes de gauche, et plus encore du côté des villes communistes, le cadre local a été à la fois celui d’une sociabilité populaire vivace et de formes de redistribution, par le biais du logement et des services et équipements publics. Dès le début de la Troisième République, il est un cadre de politisation démocratique ; avec le communisme municipal, il est devenu un lieu privilégié de promotion des classes populaires.
Cette caractéristique s’est trouvé doublement érodée : par l’interruption de "l’ascenseur social" et l’éclatement des statuts salariaux ; par le recul de la dépense publique, à tous les niveaux de l’État. Les territoires de la fierté ouvrière sont devenus ceux de la désillusion. Et de la désillusion à l’amertume et au ressentiment, le pas est plus aisé à franchir, surtout si n’existent pas les contre-feux politiques suffisants. La traduction locale de l'influence frontiste n’est que l’envers de ce délitement. Pour l’instant, on peut encore dire que c’est une réussite par défaut. Mais on ne pourra longtemps se rassurer avec cette impression.
3. On a raison de dire que ces élections ont constitué pour toute la gauche un séisme. Le Parti socialiste en est incontestablement le grand perdant en laissant à la droite une cinquantaine de villes de plus de 30 000 habitants. Le socialisme est affaibli, à la fois dans ses vieux bastions historiques du Nord et du Nord-Est et dans les terres de conquête plus récente, depuis les années 1970, celles du Grand Ouest et de l’Alsace. Globalement, les pertes sont réparties sur tout le territoire métropolitain, avec un fléchissement sensible dans les grandes aires métropolitaines, que ne saurait masquer le maintien des édiles socialistes à Lyon et à Paris.
4. À la gauche du PS, le communisme municipal était la principale base d’ancrage communal. Il vient de connaître un recul important, analogue à celui qu’il avait enregistré déjà en 1989 et 1995. Depuis le pic de 1977 (1 464 maires communistes et apparentés), le nombre des mairies dirigées par le PC s’était progressivement réduit de moitié. À la veille de la consultation, le PCF était officiellement à la tête de 725 mairies sur le territoire métropolitain.
À ce jour, il est impossible de dresser le bilan complet : les statistiques du PCF et de l’Association nationale des élus républicains portent sur l’étiquette des maires et non sur celle des listes. En revanche, un premier bilan provisoire a été fait sur les communes de plus de plus de 1 000 habitants, soit la moitié de l’échantillon total (l’analyse en a été publiée sur le site de Regards, regards.fr). Il indique pour l’instant une perte d’environ 25 % du nombre de maires communistes. Mais il faut une étude complémentaire pour évaluer les gains possibles dans certaines communes. Pour l’instant, le recul semble plus important qu’en 2008 et 2001. Cela laisserait supposer une relance de l’érosion, après un tassement lors des deux dernières municipales.
Les plus grandes zones de fragilité sont celles du Nord-Pas-de-Calais (19 pertes), de l’Ouest breton (8) et bien sûr de la Région parisienne. C’est dans la petite couronne que le recul de longue durée a été le plus continu :
- 1983 : 8 pertes (Chatillon, Levallois-Perret, Sèvres, Gagny, Montfermeil, Neuilly-Plaisance, Rosny, Joinville).
- 1989 : 10 pertes (Antony, Le Plessis-Robinson, Aulnay, Dugny, Noisy-le-Grand, Villepinte, Limeil-Brévannes, Orly, La Queue-en-Brie, Villeneuve-Saint-Georges).
- 1995 : 2 pertes (Clichy-sous-Bois, Sevran).
- 2001 : 7 pertes (Colombes, Drancy, L’Ile-Saint-Denis, Pantin, Romainville, Arcueil, Villeneuve-le-Roi) et 2 gains (Sevran, La Queue-en-Brie).
- 2008 : 4 pertes (Aubervilliers, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pierrefitte) et 2 gains (Villepinte, Villeneuve-Saint-Georges).
- 2014 : 7 pertes (Bagnolet, Blanc-Mesnil, Bobigny, Saint-Ouen, Sevran, Villejuif, Villepinte) 1 et 2 gains (Aubervilliers, Montreuil).
Observons pour finir la destination des transferts. Sur 103 villes perdues par le PCF, 48 l’ont été face à la droite et 41 face à un socialiste ou face à un "divers gauche". Si le PS n’a pas cette fois réussi son opération de captation de l’héritage "banlieue rouge" (il gagne Bagnolet mais reperd Aubervilliers), il n’a pas été sans efficacité dans d’autres territoires, notamment dans l’Ouest et dans le Nord-Pas-de-Calais, où il a ravi de nombreuses municipalités aux communistes.
5. Dans cet ensemble, la Seine-Saint-Denis constitue un cas particulier (voir dossier de Regards). En 1977, 80 % de la population départementale étaient administrés par 27 mairies communistes (sur 40 communes). En 2014, 26 % le sont par 9 mairies communistes. Le cas séquano-dionysien tranche avec celui des Hauts-de-Seine : dans ce département dominé de façon écrasante par la droite, les quatre municipalités inamovibles (Bagneux, Gennevilliers, Malakoff et Nanterre) constituent un môle de résistance et d’innovation locale. Il s’écarte aussi du cas du Val-de-Marne, lui aussi dirigé - presque - en continu par le PCF depuis 1967. Alors que la Seine-Saint-Denis avait été découpée pour concentrer et isoler le noyau Nord-Est de la "banlieue rouge", le Val-de-Marne opposait la partie Nord "rouge" (l’ancien département de la Seine) et le reste du département. L’affrontement droite-gauche y a donc été toujours très vif, contraignant le Conseil général et les maires communistes à un effort plus ou moins réussi de renouvellement. De ce fait, la rétraction communiste y a été moins forte (47 % de population administrée en 1977, 34 % en 2014).
La situation particulière de la Seine-Saint-Denis mérite ainsi attention, davantage que ne l’ont fait les responsables communistes depuis des années. Sans doute tiendra-t-on compte de la lourdeur des données socioéconomiques d’un département déstructuré par les évolutions sociales et par la crise. Mais on ne peut s’en tenir à ces données comme une manière de fatalité. La fédération départementale ne s’est guère donné les moyens d’analyser les contradictions pour dégager des pistes cohérentes et dynamiques. Et sans doute cette incapacité doit-elle être rapportée à ce que furent les déchirements de cette fédération dans les années 1980-1990. Dans tous les cas, un effort de renouvellement, de transformation devra s’opérer. Notons d’ailleurs qu’en dehors même des villes perdues, le maintien du tissu communiste local s’est opéré cette fois dans des conditions souvent difficiles, parfois à deux doigts d’une défaite.
6. Que dire enfin du Front de gauche ? Au lendemain de l’élection, le Parti de gauche s’est félicité du succès des listes du Front sur l’ensemble du territoire métropolitain. L’intention est louable, mais la réalité est hélas plus nuancée.
De façon apparemment paradoxale, les listes écologistes ont obtenu un réel succès, alors même qu’elles auraient dû être engluées par la participation gouvernementale d’EELV. Si l’on s’en tient aux communes de plus de 3 500 habitants où la totalité de la gauche ne se retrouve pas aux côtés des socialistes, et si l’on mesure globalement le score écologiste, il est au niveau modeste de 3 % Mais si l’on s’en tient aux 65 communes où des écologistes concourraient au suffrage, ils atteignent le score de 9,1 %. Dans 25 cas, ils sont au-dessus de 10 % et, bien sûr, ils remportent Grenoble.
Critique de façon claire à l’égard des choix élyséens, le Front de gauche aurait dû profiter du discrédit socialiste. Ce n’est pas le cas. Il est vrai que, pour ce Front, l’analyse est rendue complexe par les choix communistes de reconduire, dans un nombre de villes non négligeables, les formules traditionnelles de l’union de la gauche, introduites par le PCF lui-même en 1965. Si l’on s’en tient aux classifications du ministère de l’Intérieur, on a donc une dispersion des composantes du Front de gauche entre des listes "d’union de la gauche", du "Front de gauche", "communistes", du "Parti de gauche, voire "divers gauche".
Si l’on s’en tient aux 607 communes de plus de 1 000 habitants où le Front de gauche est présent, rassemblé ou au travers de certaines de ses composantes, le Front de gauche rassemble près de 11 % des suffrages exprimés, contre 16 % pour des listes dites "d’union de la gauche", 13,7 % pour des listes socialistes ou "divers gauche" et 2,6 % pour les écologistes.
7. La comparaison avec 2012 est malaisée, les choix du PCF brouillant sévèrement les cartes.
Sans surprise, les progressions les plus nettes s’observent dans les communes où le maire est communiste et où il n’y a pas d’alliance avec le Parti socialiste (comme à Fontenay-sous-Bois, Ivry ou Saint-Denis). Des progressions s’observent dans une trentaine de villes où le maire n’est pas communiste. Dans plusieurs d’entre elles, comme Saint-Dizier, Calais, Sevran, Corbeil, Sète, Romainville ou Bourges, il s’agit de villes de sensibilité communiste forte, qui ont été gérées par des communistes.
Mais les pertes l’emportent largement sur la progression, dans près de 200 communes de l’échantillon. Dans 90 d’entre elles, ces pertes représentent plus de la moitié du pourcentage de 2012 et les deux tiers pour une vingtaine. Bien sûr, ces pertes sont particulièrement significatives dans les grandes villes où le PCF a choisi l’alliance avec le PS, comme à Paris, Toulouse ou Nantes.
Dans l’ensemble, s’observe incontestablement un problème propre aux grandes villes. Alors que le vote Mélenchon avait montré une spectaculaire percée dans les centres des principales métropoles, le vote municipal s’est effondré, notamment à Toulouse, Strasbourg, Bordeaux, Lille ou Reims.
8. Si l’on observe la globalité du scrutin municipal de premier tour, il révèle avant tout l’insuffisant ancrage du Front de gauche sur le terrain local. On sait que les municipales sont redoutables par la complexité des liens qui s’établissent entre les données nationales et le fait communal. Dans la France des 37 000 communes, les étiquettes qui dominent de façon écrasante sont celles des "divers gauche" et des "divers droite". Mais, dans sa grande période, le PCF avait su, dans cet environnement a priori peu favorable, concilier l’enracinement local et l’identification politique. C’est lui qui, dans les années 1960 et 1970, a imposé une formule de l’union de la gauche qui contribua alors fortement à la déstabilisation de la droite et à la consolidation de l’espérance sociale en milieu populaire.
Pour l’instant, le Front de gauche est loin de cet équilibre. Dans les communes de plus de 1 000 habitants, 9 % à peine des listes présentes correspondaient à une étiquette associée au Front de gauche. Les listes associées directement au PS représentaient à elles seules 15 % du total, 14 % pour les listes d’union de la gauche et 56 % pour les inévitables "divers gauche".
Alors que la visibilité présidentielle du Front de gauche a été maximale, celle des municipales s’est diluée dans un océan de confusion. Or l’articulation complexe du national et du local suppose une base de clarification qui n’est pas encore accomplie.
9. Il ne m’appartient pas de tirer ici les leçons politiques du scrutin. Les remarques qui suivent découlent seulement de l’observation précédente du résultat.
Les élections municipales de 2014 auront été désastreuses pour le Parti socialiste. Mais les critiques de gauche de la gestion socialiste n’en ont pas profité. Pire, pour ce qui est de la représentation municipale communiste, elle s’est rétractée sérieusement, même si on n’en mesure pas encore exactement l’ampleur. En tout état de cause, tout laisse entendre qu’elle est supérieure à 25 % du nombre de mairies de 2008.
Au-delà des villes de sensibilité communiste, les résultats du Front de gauche n’ont rien de déshonorant, mais ils ne sont pas satisfaisants. Globalement, ils sont en retrait sur l’élection présidentielle de 2012. Le Front n’a pas capitalisé dans ce scrutin local la dynamique intéressante d’il y a deux ans.
La visibilité insuffisante du Front de gauche (les listes rassemblant la totalité de ses composantes ont été présentes dans un nombre restreint de commune) et sa lisibilité défaillante (l’hésitation entre Front de gauche et union de toute la gauche) ont incontestablement pénalisé le regroupement à la gauche du PS. Qu’il faille viser un rassemblement de toute la gauche sur des contenus transformateurs est un préalable nécessaire. Il n’en reste pas moins que les formules classiques de l’union de la gauche sont obsolètes. Parce que les choix du recentrage socialiste sont désormais bien ancrés et parce que le besoin de regroupements dynamiques, qui ne se réduisent pas à des accords de partis, qui incluent la démarche citoyenne est une clé des avancées futures. Le succès des listes dites plus ou moins "citoyennes" ou "alternatives" en est un témoignage, une fois de plus.
Il n’y a pas que la méthode de rassemblement. Le tassement observé entre 2012 et 2014, en agglomération, signale une difficulté à articuler national et local, critique de l’existant et affirmation d’un projet. Le respect des réalités communales est une dimension décisive ; mais l’enclavement communal ne permet pas de penser l’articulation des dynamiques locales et de celles de la métropolisation. On ne promeut pas les catégories populaires, si on ne rattache pas leurs attentes et leurs craintes dans une vision démocratique ambitieuse et maîtrisée de la métropole. Sur ce point, la gauche de gauche reste en retard.
Enfin, j’ai l’intuition que les municipales placent le Front de gauche, comme ce fut naguère le cas pour le PCF, devant la nécessité d’une novation. La naissance du Front a permis de passer de l’éparpillement mortifère au rassemblement stimulateur. Mais, dans son fonctionnement, sa façon de se montrer, dans sa façon d’être, le Front n’incarne pas suffisamment le besoin de neuf. Il est vrai que les choix néolibéraux et sociaux-libéraux ont détricoté l’édifice des acquis du XXe siècle. En cela, ils ont éloigné les "jours heureux". Mais le "bonheur" dont nous pouvons nous réclamer ne se confond pas avec la nostalgie du passé. Ce n’est pas un retour en arrière, fût-ce vers un nouvel "État-providence", que nous souhaitons promouvoir. Les jours heureux de l’émancipation, du développement des capacités humaines, ne sont pas derrière nous mais devant nous. C’est à nous, c’est à un mouvement critique plus diversifié que jamais, c’est à une dynamique populaire nouvelle de façonner ces jours heureux-là. Pour y aider, nous devrions, plus que jamais, incarner de la novation.
Roger Martelli. Publié sur le site de Cerises.
1. Au moment des élections municipales de 2014, les maires de Sevran et Villepinte n’étaient plus classés "communistes et apparentés". Mais ils l’étaient en 2008.