Bolivie. Après la victoire d'Evo Morales....
Très largement réélu au premier tour des élections présidentielles, Evo Morales présente un bilan économique, social et démocratique spectaculaire. Son volontarisme politique et la réussite bolivienne ne font pourtant pas école en Europe…
Janette Habel est politologue, enseignante à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine à Paris III et membre du Centre de recherches sur l’Amérique latine et les Caraïbes de l’université Aix-Marseille. Elle explique pour Regards les conditions du succès en Bolivie d’Evo Morales – qui a obtenu son troisième mandat depuis 2006, avec 61% des voix dès le premier tour – et les bémols à lui apporter.
Regards. La stabilité politique, la prospérité économique et la fierté nationale retrouvées ont-elles favorisé Morales indistinctement, ou bien peut-on hiérarchiser l’influence de ces facteurs sur l’électorat bolivien ?
Janette Habel. Il s’agit vraiment d’une combinaison des trois, mais s’il faut établir un ordre, ce qui viendrait en premier est à mon avis la refondation politique majeure qu’il a menée. Je n’emploierais pas l’expression de « fierté nationale », puisqu’il est désormais inscrit dans la constitution que la Bolivie est un État plurinational, incluant plusieurs nations indigènes – même s’il agit comme un État-nation sur le plan international. Ces indigènes avaient été tellement discriminés et opprimés auparavant que cette refondation est essentielle pour expliquer l’incroyable soutien populaire dont a bénéficié Morales dans les urnes. Il y a maintenant des élites indigènes dont des membres occupent des postes clés de l’appareil d’État, et l’on assiste à l’émergence d’une bourgeoisie indigène à la faveur de la prospérité économique. Cette prospérité économique et la refondation démocratique ont, ensemble, assuré une stabilité politique qui est exceptionnelle dans l’histoire bolivienne depuis l’indépendance.
Dans quelle mesure le soutien populaire d’Evo Morales s’étend-il au-delà des populations indigènes ?
Il existe des clivages dans la société bolivienne, y compris au sein des communautés indigènes, dont les positions ne sont pas du tout homogènes sur le plan économique : on l’a vu avec les divisions qu’a suscitées entre elles le projet de construction d’une route transamazonienne jusqu’au Pacifique. Il y a surtout un clivage géographique, en particulier avec la région de Santa Cruz, que l’on appelle la "demi-lune" – cette partie du pays la plus proche du Brésil, mais aussi la plus riche et où se trouvent de grands propriétaires fonciers. C’est là que s’étaient produites des agressions extrêmement brutales des Indiens par l’extrême droite blanche, notamment d’origine croate. Après l’arrivée au pouvoir de Morales et les émeutes de 2008, une partie de ces élites s’est exilée au Brésil ou aux États-Unis, mais une autre a accepté le leadership de Morales. Il a été suffisamment habile pour négocier avec elles, sans les agresser sur le plan économique et social : les projets de réforme agraire ont été limités, la plupart des secteurs économiques n’ont pas été remis en cause. La prospérité économique lui a même assuré le soutien d’une part importante de ces populations, qui se sont enrichies.
L’absence ou la faiblesse de l’opposition s’explique-t-elle seulement par les réussites de la politique menée depuis 2006, ou bien y a-t-il des facteurs internes ?
L’opposition de droite ne propose aucune alternative, elle n’a pas présenté de candidat nouveau et reste assimilée à l’ancien système. Avec une croissance annuelle à 5 ou 6% depuis le premier mandat, la prospérité économique et la refondation démocratique l’ont désarmée. Les renégociations des contrats des grandes multinationales du secteur énergétique et minier, qu’on ne peut pas qualifier de nationalisations, ont consisté à inverser la répartition des revenus entre l’État et les multinationales, au profit du premier. Ce qu’a fait Morales sur le plan économique, ce n’est pas le socialisme. Il a même eu les félicitations du FMI. Il n’a pas à proprement parler mené de réformes structurelles, mais conduit un processus de récupération des richesses naturelles, qu’il a utilisées au profit de conquêtes sociales en matière de santé et d’éducation, et d’une vaste modernisation avec la construction d’infrastructures – notamment de transport dans un pays où la question des déplacements est cruciale. Par exemple avec le système de téléphériques à La Paz, un service public qui a complètement transformé le visage de la ville, ou avec la création d’une compagnie aérienne intérieure.
Quels pans de la politique de Morales prêtent le plus le flanc à la critique ?
On reproche beaucoup à cette politique son caractère très extractiviste, son choix d’une exploitation intensive des ressources minières et agricoles, qui est très en-deçà de ce que Morales avait primis, dans ses campagnes, sur le plan environnemental. Le gouvernement vient même d’annoncer la construction d’une centrale nucléaire ! La démocratie fonctionne, la presse est libre, les élections aussi, il y a une opposition, mais certaines critiques, y compris au sein du MAS, s’expriment sur le fonctionnement du parti, la conception du pouvoir de Morales – pouvoir qui lui serait "monté à la tête" – et d’Álvaro García Linera, le vice-président dont on dit qu’il est en train de construire un appareil d’État à son service… Les accusations de corruption ne sont pas très étayées, mais celles concernant la cooptation de dirigeants issus du MAS semblent assez justes, s’agissant de la production des nouvelles élites et de l’attribution de privilèges aux personnes les mieux en cour. Enfin, quelques inquiétudes s’expriment quant à l’éventuel changement de la constitution, prôné par certains au sein de son parti, pour permettre à Morales d’accomplir un quatrième mandat – ce qu’elle lui interdit aujourd’hui.
La perception de l’expérience bolivienne a-t-elle évolué en Europe au fil des années ?
Si l’impact de cette expérience a été très fort en Amérique latine, en Europe on a tendance retenir qu’il accomplit un troisième mandat qui le mènera jusqu’en 2020, ce qui paraît suspect ou est apparenté à une forme de caudillisme. Par ailleurs, comme Lula, Morales n’est pas un intellectuel, ce que l’on a pu vérifier lors de ses conférences en Europe. Cela ne joue pas en sa faveur. Il a d’ailleurs refusé tout débat avec les candidats d’opposition durant la campagne, ce qui a nourri de nombreuses critiques.
Mais pourquoi la Bolivie n’est-elle pas vraiment reconnue comme un contre-modèle, du moins au-delà de la gauche radicale ?
Déjà parce qu’on ne connaît pas bien ce pays, ici. Ensuite, dans les milieux politiques, on a tendance à considérer que ce modèle n’est pas transposable. La Bolivie était pourtant un des pays les plus pauvres d’Amérique latine, sinon le plus pauvre, qui a quand même réussi à utiliser ses ressources pour créer un climat de prospérité, assurer l’augmentation du niveau de vie et mener des conquêtes sociales tout en satisfaisant les revendications identitaires des indigènes. Si une évolution si spectaculaire est possible dans un pays aussi pauvre, comment ne pas penser que l’on pourrait faire infiniment plus dans des pays comme les nôtres ? Cela pose la question de la volonté politique. Evo Morales a fait preuve à la fois d’audace, de volontarisme, de pragmatisme aussi, pour obtenir des succès et transformer son pays.
Propos recueillis par Jérôme Latta. Publié sur le site de Regards.