Brésil. Marcelo Freixo : « Plus que résister, la gauche doit ré-exister »

Interview de Marcelo Freixo, candidat du PSOL lors des dernières élections municipales à Rio de Janeiro, par Francisco Louçã (Bloco de Esquerda).

Quel bilan tires-tu de la campagne des municipales à Rio de Janeiro ?

Ça a été une campagne très belle, très forte, nous disons que ça a été un tournesol dans l’asphalte, parce que nous vivons une très grande crise de la gauche brésilienne. C’est la fin d’un cycle, de l’ère du PT, dont l’origine n’est pas seulement le coup d’État, mais aussi les erreurs commises par le PT quand il était au gouvernement. Cette crise atteint la gauche dans son ensemble, pas seulement ceux qui font partie du gouvernement. Nous vivons un processus de crise de tout ce qui s’identifie ou se rapproche d’une image de gauche, quelle qu’elle soit.

La gauche a payé un prix très élevé dans cette élection municipale. Les élections municipales au Brésil ont beaucoup d’importance, on a plus de cinq mille municipalités au Brésil et, alors que la vie est de plus en plus urbaine, le contexte des élections dans les villes a un retentissement considérable sur la politique nationale. Ici à Rio de Janeiro nous avons fait alliance avec le PCB (Partido Comunista Brasileiro) et avec les mouvements sociaux : Movimento Sem Teto (les Sans Toit), Movimento Sem Terra (les Sans Terre), Levante (jeunesse populaire)…

Avec tout ça, et malgré tout ça, Rio de Janeiro a quelque chose de très spécial : c’est la seule grande ville où la gauche a disputé le deuxième tour.

Exact.

Il doit y avoir une différence, la gauche ici a réussi à émerger comme alternative, ce qui n’a pas été le cas dans d’autres villes…

Il y a eu de belles campagnes dans d’autres villes, mais qui n’ont pas réussi à arriver au deuxième tour. Je crois que ce qui a différencié la gauche à Rio de Janeiro de celle d’autres villes, c’est qu’ici nous avons fait un très gros travail à la base, je crois qu’il y a eu une alliance de gauche. Ça n’a pas été une alliance entre partis politiques pour avoir plus de temps de dans la campagne officielle à la télévision, il y a eu une alliance de gauche faite avec les mouvements sociaux à partir d’un programme.

On a donc fait ici à Rio un travail de base, et je crois qu’il en a résulté la possibilité… même avec un temps minime de télévision (au premier tour, on n’a eu que 11 secondes), nous avons réussi à battre le PMDB, nous avons eu 18% des voix et nous sommes allés au second tour avec une force militante très grande. Au second tour, nous avons doublé notre score et nous avons atteint 40% de voix, mais ça n’a pas suffi pour battre Crivella, qui était l’autre force. Nous avons passé une année et demie à débattre « si la ville était à nous », le nom que nous avons donné à notre programme de gouvernement municipal. C’est un programme auquel ont participé plus de cinq mille personnes donnant leur opinion sur la ville. C’est un programme qui a été débattu dans toutes les favelas, dans tous les quartiers, dans toutes les milieux, c’est un programme largement débattu et démocratique. On a créé un travail de base à grande échelle, je crois que la gauche brésilienne, d’une certaine manière, avait perdu ça. Je crois que la gouvernabilité petiste, d’une certaine façon, a beaucoup entravé le travail de base. On pensait beaucoup plus à des stratégies électorales des grands partis avec des accords de sommet, et pas au travail de base.

En fait, au deuxième tour, tu as affronté les partis de gouvernement, parce que Crivella a été ministre du gouvernement du PT, il est évêque de l’Église Universelle du Royaume de Dieu et c’est un représentant d’une droite… comment peux-tu la caractériser, comme est-ce que tu la décris ?

C’est difficile, Crivella est l’un des patrons de la Rede Record, la deuxième plus grande chaîne de télévision derrière la Rede Globo. C’est l’un des principaux chefs de l’Église Universelle, avec Edir Macedo, dont il est neveu. Il est sénateur, il a été ministre de Dilma, et au second tour il obtient le soutien du PSDB, il a l’appui des Tucanos, il a le soutien du PSD, il a le soutien de tout l’éventail de la droite, y compris le soutien du PMDB lui-même, d’Anthony Garotinho (l’ancien gouverneur de l’État de Rio de Janeiro). Il a le soutien de toutes les forces conservatrices.

Et l’Église Universelle fait un travail de base considérable. Nous avons eu un soutien très fort parmi les religions d’origine afro, on a eu un fort soutien parmi les catholiques, plusieurs prêtres catholiques ont fait campagne pour nous, en rupture avec les directives de l’archevêque, mais plus de 85% des évangéliques ont voté pour Crivella. Cela reste un défi pour la gauche, de débattre sur ce qu’est exactement ce travail de base, surtout parmi les milieux les plus pauvres de la ville.

L’Église Universelle travaille avec l’utopie, avec une autre utopie, qui n’est pas la nôtre, mais elle travaille aussi avec l’utopie et je crois que nous devons y consacrer plus d’attention. Mais nous avons fait une campagne très belle, une campagne qui a organisé plusieurs milieux, beaucoup de jeunes, de quartiers différents, les quartiers ou nous avons eu la plus forte croissance sont les quartiers Nord et les quartiers Ouest, c’est-à-dire les banlieues les plus pauvres de Rio de Janeiro. Nous avons grandi dans l’électorat populaire et je crois que ça, c’est important.

Qu’est-ce qui manque pour gagner quand tu as un leader populiste, charismatique, religieux, qui tient un discours qui n’est pas immédiatement organisable sur le terrain politique, parce qu’il fait appel à la religion ? Comment peut-on vaincre le fondamentalisme religieux ?

On a connu un gros crescendo. La première semaine de campagne, nous avons perdu… en fait, nous ne savions pas si nous allions passer le premier tour. Nous avons compris que nous arrivions au second tour le soir de l’élection. Nous ne nous étions pas préparés pour ce second tour à l’avance et soudain nous avions dix minutes de télévision, nous avions besoin de trouver plus d’argent… alors nous avons perdu une semaine de campagne à nous structurer pour le second tour, et ça a été une semaine où nous avons subi beaucoup d’attaques sur les réseaux sociaux liés à Crivella. Des attaques de très bas niveau, avec des mensonges, sur les réseaux et sur whatsapp, sur les réseaux de téléphone, ça a été une campagne particulièrement dégueulasse, infâme, menée par les alliés de Crivella.

Là aussi, c’est une campagne que nous avons mis du temps à arriver à contrer, c’étaient des attaques auxquelles nous ne savions pas comment répondre, des attaques ignobles, allant jusqu’à dire que nous étions en lien avec le trafic de drogues. Il a fallu aller en justice, mais avec ça nous avons perdu une semaine de campagne et je crois que ça a été une semaine décisive, je crois qu’avec une semaine de campagne en plus nous aurions réussi à arriver très près d’eux.

Quoiqu’il en soit, il reste quelques leçons de ce travail de base, de la discussion avec les évangéliques, d’une structure de campagne qui doit être améliorée. Crivella a dépensé dix millions au cours de sa campagne [2 700 000 €], ça a été une campagne riche, avec beaucoup de ressources, avec beaucoup d’alliés. Nous n’avons pas, nous n’aurons pas ça, mais nous devons mieux nous structurer.

Nous avons réussi bien plus que ce que nous avons raté et nous sommes arrivés à 40% de voix, un million deux cent mille votes. Nous avons nourri l’idée que la gauche n’est pas morte, qu’il existe une autre gauche, qu’il existe une autre façon de faire à gauche. Le financement collectif de la campagne existe, nous avons eu quatorze mille donateurs au cours de la campagne, nous avons fait un financement collectif et un programme collectif. C’est une autre manière de faire de la politique dans un moment de crise de la gauche.

La gauche brésilienne vit une situation de crise, après un coup d’état de palais, la défaite de Dilma, et le gouvernement Temer, qui a commencé très tôt à être très agressif du point de vue économique et social, mais qui s’appuie sur une majorité au Congrès, donc peut décider pratiquement tout ce qu’il veut. Comment vois-tu les deux années à venir et l’importance de cette campagne à Rio de Janeiro pour la formation d’un nouveau pôle politique à gauche, dans la transformation de la gauche ?

Ce cycle de droite au Brésil était plus ou moins inévitable, on va assister une montée de la droite, qui avait déjà commencé, ça a été un coup très dur, très violent contre la démocratie brésilienne, et un coup qui essaie de se structurer, au moins à moyen terme. En ce moment, ils essaient de d’adopter une PEC [réforme constitutionnelle] qui gèle tous les investissements, en particulier dans la santé publique et dans l’enseignement pour les prochaines vingt années, c’est un coup d’État très dur.

C’est une manière d’affronter une crise des recettes, mais ils l’affrontent en taillant dans les dépenses dans les secteurs qui en ont le plus besoin, et cela a amené d’une certaine façon la gauche à sortir à son tour dans les rues, à s’organiser sur les places publiques, et je pense que c’est bon, mais cela montre que la ligne du gouvernement fédéral dans les années qui viennent sera une ligne de récession, et ce sera une ligne de considérable perte de droits pour la classe travailleuse. Je n’ai pas le moindre doute que les droits sont en cause, qu’on va payer la note.

Aujourd’hui il y a une érosion de la gauche, une usure très forte du PT, parce que tous les signaux de crise sont imputés à la gestion du PT. C’est ce qu’ont fait les medias, c’est ce qu’a fait le PMDB lui-même, mais au bout d’un certain temps ça ne tient plus, d’ici peu l’addition va être présentée au PMDB, elle arrivera au gouvernement Temer. La grande question qui reste est : qu’est-ce que la gauche fait d’ici là, comment est-ce qu’elle se rétablit, qu’elle se réorganise ? Parce que si c’est pour que la gauche d’ici deux ans revienne et se présente de la même manière, avec les mêmes erreurs que maintenant, ça n’avancera pas à grand-chose.

Le travail de base, le travail de mise en relation des revendications de ces secteurs les plus pauvres est fondamental. J’insiste beaucoup, c’est ce que nous avons fait à Rio de Janeiro, rapprocher le débat de la gauche d’un débat sur les droits humains (différent de ce qu’il est en Europe), le débat sur les droits humains ici est un débat sur les entrailles mêmes de la ville. Les villes naissent en créant des murs pour se protéger de ce qui venait de l’extérieur, y compris en Europe. Aujourd’hui, les villes brésiliennes créent des murs pour se protéger de ceux qui sont dedans. C’est une contradiction dans le modèle de la ville. Aujourd’hui, les villes se protègent de la pauvreté qu’elles créent elles-mêmes.

La gauche brésilienne doit entendre ce message, que bien souvent la contradiction du grand capital et du travail ne se trouve plus à la porte de l’usine, elle se trouve à la porte de la favela, elle se trouve dans la précarisation du travail, elle se trouve dans la jeunesse noire et pauvre qui se fait tuer, il y a un génocide en cours au Brésil. Il y a un mot d’ordre, la gauche doit comprendre qu’il doit être le sien, pour la lutte de classes qui doit ré-exister. J’ai beaucoup dit ça : plus que résister, la gauche doit ré-exister. La gauche doit se réorganiser dans ses mots d’ordre, en écoutant plus qu’elle ne parle, en étant plus démocratique en interne. Je crois qu’ici, à Rio, nous avons montré que c’est possible et que c’est près d’arriver.

Pour finir, est-ce que tu vois une similitude entre la victoire de Trump et cette émergence de fondamentalismes, d’idées religieuses, de fanatisme politique, de mentalité conservatrice de droite, de libéralisme agressif ?

Impossible d’échapper à une telle comparaison, on a vu apparaître ici, à Rio de Janeiro, un tas de caricatures du Christ Rédempteur prenant dans ses bras la Statue de la Liberté et lui disant « je te comprends », il y a eu beaucoup de blagues au milieu d’un décor qui ne fait pas rire, qui est bien triste. Je ne crois pas que Trump ait été élu uniquement grâce aux horreurs qu’il disait, mais il n’a pas été battu malgré ces horreurs qu’il disait, je crois qu’il est important d’y réfléchir. Ce qui était une plaisanterie, ce qui faisait rire, est devenu la réalité.

Rio de Janeiro n’a jamais traité Crivella comme thème de blagues comme Trump l’a été, mais c’est quelque chose de très menaçant, aussi dangereux que lui. Il est très difficile de prévoir ce que sera le gouvernement Trump, comme il est très difficile de prévoir ce que sera le gouvernement Crivella, quelle sera la relation de l’Église Universelle avec l’exercice d’un gouvernement, du gouvernement d’une ville telle que Rio de Janeiro, maintenant, ce n’est guère encourageant. La gauche doit se réorganiser et ré-exister dans ses pratiques pour pouvoir être rapidement plus forte.

Traduction Jean José Mesguen.

http://www.esquerda.net/artigo/marcelo-freixo-mais-do-que-resistir-esque...

 

 

 

 

Article