Camille Pissarro (1830-1903) : art, nature et anarchie

« J’ai lu un article de Bergerat dans le Figaro dans lequel il prétendait qu’il n’y avait pas moyen d’avoir de l’art en Socialisme. Confondant socialisme, guédisme (sic) et anarchisme, il prétend que les anarchistes s’empresseront de mettre l’art entre les mains de l’État qui réglera tout en mesures ! Quelle ignorance ou quelle mauvaise foi ! » C. Pissarro, Lettres à son fils Lucien, 18 mai 1891.
« Le symbolisme est fini, archi fini – enfin ! La nature, la bonne nature des gothiques français, prend le dessus. » C. Pissarro, Lettres à son fils Lucien, 8 avril 1895.
« Non, des Esseintes ne peut pas nous servir de porte-drapeau… retour à la nature, belle et saine. » C. Pissarro, Lettres à son fils Lucien, 30 septembre 1896.
« Il se manifeste depuis quelque temps une véritable ferveur dans les sentiments d’amour qui rattachent les hommes d’art et de science à la nature. Les voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d’un accès facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat. Des légions de peintres, de dessinateurs, de photographes, parcourent le monde », observait Élisée Reclus au moment même où Pissarro, Monet, Sisley et Renoir affirmaient leurs spécificités communes et individuelles, qu’un journaliste qualifierait huit ans plus tard d’« impressionnistes ». Dans le même article (« Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », Revue des Deux Mondes, 15 mai 1866), le géographe ajoutait : « Il importe d’autant plus que le sentiment de la nature se développe et s’épure que la multitude des hommes exilés des campagnes par la force même des choses augmente de jour en jour. Depuis longtemps déjà les pessimistes s’effraient de l’incessant accroissement des grandes cités, et pourtant ils ne se rendent pas toujours bien compte de la progression rapide avec laquelle pourra s’opérer désormais le déplacement des populations vers les centres privilégiés. »
De nos jours, ces « centres privilégiés » voient affluer vers leurs musées des « populations » au « déplacement » souvent « rapide », à l’occasion de « grandes expositions » dont les plus fréquentées restent, depuis des lustres, celles ayant trait aux « maîtres de l’impressionnisme ». Quoique tout à fait assurés de la « recette » (en ses diverses acceptions), organisateurs et journalistes feignent de s’étonner des records d’affluence chaque fois dépassés, visiteurs journaliers par dizaines de milliers pour « Paris, impressionismo e modernidade » à Sao Paulo en 2012, « Monet plus fort que Picasso » à Paris ( 920 000 visiteurs en 2010 pour l’un contre 780 000 en 2009 pour l’autre, selon Le Parisien du 18 janvier 2011), 100 000 visiteurs en deux mois et demi pour « Impressionist Gardens » à Édimbourg en 2016, 1,2 million d’entrées pour la troisième édition de « Normandie impressionniste » la même année, etc. Cet engouement, également observé – et exploité – en Chine, en Australie, aux États-Unis aussi bien qu’au Japon, n’a pas encore trouvé d’explication plausible, au-delà des constats consignés par Bourdieu dans La Distinction et de quelques études psychologiques anglo-saxonnes de « personnalités » plus récentes, relevant sa prévalence dans le public populaire et féminin.
D’où ces pistes désignées aux chercheurs par de grands spécialistes contemporains : « Comment et pourquoi l’impressionnisme fut-il érigé en style presque mondial après sa disparition en France ? Sur quelles bases certains sujets et certaines destinations furent-ils sélectionnés dans un contexte moderne de circulation mondiale des biens ? Quelle fut la nature de son interaction avec des cultures de l’image en pleine expansion ? Pourquoi l’impressionnisme en est-il venu à incarner la notion même d’art dans la culture populaire globalisée ? » Et même : « L’impressionnisme peut-il aujourd’hui nous inviter à réexaminer nos existences et nos valeurs plutôt qu’à simplement les conforter ? » Ou bien encore, pour avoir pris forme en plein exode rural, aurait-il partie liée avec ce « développement du sentiment de la nature » dont E. Reclus notait l’essor et la nécessité, puis avec les prolongements écologistes qu’il a connus récemment ? Autant de points que pourraient éclairer, peut-être mieux que celles des autres « maîtres de l’impressionnisme », l’œuvre et la carrière de Pissarro, actuellement illustrées par deux importantes expositions parisiennes, au musée Marmottan Monet et au musée du Luxembourg.
Un peintre émancipé
Avec « Camille Pissarro, “le premier des impressionnistes” » (jusqu’au 2 juillet 2017), le musée Marmottan Monet présente « la première exposition monographique » organisée « à Paris depuis près de quarante ans » autour de ce peintre, au travers de « soixante de ses plus beaux chefs-d’œuvre, dont huit exposés en France pour la première fois », et vingt-cinq qui ne l’avaient pas été depuis des décennies, c’est-à-dire la dernière rétrospective internationale (Boston, Londres, Paris) de 1980-81. Cette manifestation entend contribuer à réparer l’injustice qui frappe de longue date Pissarro, dont on tarde encore à admettre qu’il fut à la fois le plus ancien des impressionnistes, le plus constant à défendre leur « jeune peinture », et surtout, en son temps, au moins l’égal de Monet, voire parfois l’un de ses maîtres, comme il le fut aussi de Cézanne et de Gauguin. C’est du reste à Cézanne qu’est empruntée la citation choisie pour titre de cette exposition.
« C’est sans hasards que ce peintre est devenu la personnalité la plus complète du groupe impressionniste », écrivait Félix Fénéon en 1888, désignant même en Pissarro « le mieux doué d’entre eux ». « C’est sans hasards » non plus, pourrait-on ajouter, que son œuvre n’a jamais été exposée et célébrée à proportion des leurs, comme si elle continuait à « effrayer le bourgeois », du fait des positions radicales et de la personnalité à la fois modeste et fière de son auteur. « Je suis de tempérament rustique, mélancolique, d’aspect grossier et sauvage ; ce n’est qu’à la longue que je puis plaire », écrivait-il à son fils Lucien en novembre 1883, à propos de la mévente de ses tableaux et de sa « dèche » ininterrompue. Après les toiles de format réduit qu’il venait, par le train, tâcher de vendre à petit prix sur le marché parisien, n’était-il pas passé aux gouaches et aux éventails peints, au point de craindre que ses clients ne veuillent plus que de ces modestes productions-là ?
À l’égard du commerce, mais aussi de l’autorité et de la religion, il s’était assez vite émancipé. Issu d’une famille de négociants juifs établie depuis un siècle à Bordeaux, son père avait été envoyé épauler son oncle dans ses affaires à Saint-Thomas, alors une des Antilles danoises. À la mort de ce parent, il en épousa la veuve, la synagogue refusa un temps d’admettre cet « inceste », et les huit enfants du couple furent confiés à l’instruction des Frères moraves, missionnaires « évangéliques » scolarisant aussi les enfants d’esclaves. Le futur peintre vint parfaire son éducation à Paris, où le directeur de son pensionnat laïque encouragea largement son goût pour le dessin. Revenu à Saint-Thomas seconder son père dans son commerce, le « commis bien payé » fit en 1849 une rencontre décisive, celle du peintre danois Fritz Melbye (dont le frère Anton était déjà réputé pour ses marines), qui jugea son jeune ami suffisamment avancé dans l’art du paysage pour l’entraîner dans une escapade de plusieurs mois, occupée à peindre ensemble les rues de Caracas et d’autres lieux pittoresques du Venezuela.
Les vues qu’il dessina ou peignit à Saint-Thomas et à Caracas frappent par leur attention (fort rare à l’époque) aux membres les moins considérés de la société, esclaves antillais, Indiens, Noirs et mestizos du Venezuela, annonçant certainement le sujet qu’il allait privilégier une fois fixé en France, la vie de la petite paysannerie, des valets et des filles de ferme, et non celle des rentiers, des viveurs ou des notables comme tant de ses confrères éblouis par les feux de la « Fête impériale ». Elles lui permirent aussi de rompre avec la « carrière » commerciale qui lui était assignée et d’obtenir de venir « étudier » la peinture à Paris, qu’il rejoignit au moment où s’ouvrait l’Exposition universelle de 1855, avec ce « Pavillon du réalisme » dont l’avait flanquée Courbet pour protester contre le rejet par le jury de son monumental Atelier du peintre. Le Portrait de Cézanne, que Pissarro peignit en 1874 et conserva toute sa vie, présente en arrière-plan une de ses propres toiles et deux caricatures fixées au mur, l’une figurant Thiers triomphant d’avoir accouché la France des milliards d’indemnités de guerre à verser à Berlin, l’autre Courbet, pipe aux lèvres et bock de bière à la main, semblant veiller sur son jeune confrère, qui partageait alors le socialisme anticlérical du peintre communard.
Contrairement à ses jeunes confrères, Manet, Renoir, Monet, Bazille ou Sisley, Pissarro ne se sentit pas tenu de suivre les enseignements dispensés dans les ateliers ou les académies, et s’il se déclara un temps « élève » de Corot, ce fut seulement pour présenter grâce à lui des tableaux aux Salons officiels. Mal connues parce que largement détruites lors de la guerre franco-prussienne, les toiles qu’il peignit durant la première décennie de sa vie en France semblent l’avoir progressivement éloigné de Corot et de Daubigny, les paysagistes dont il se sentait le plus proche. Selon le témoignage (déjà cité) de Cézanne, qui le fréquentait déjà, « en [18]65, déjà il éliminait le noir, le bitume, la terre de Sienne et les ocres. C’est un fait. “Ne peins jamais qu’avec les trois couleurs primaires et leurs dérivés immédiats”, me disait-il. C’est lui, oui, le premier impressionniste. »
De cette époque, passée à Paris ou en proche banlieue, date aussi le début de sa vie commune avec Julie Vellay (1836-1926), fille de viticulteurs bourguignons devenue domestique de sa mère Rachel, qui n’accepta jamais complètement, même « régularisé » par un mariage ultérieur, ce « collage » avec une catholique, de basse condition par surcroît. Ces années le virent également fréquenter les brasseries où Courbet se plaisait à réunir ses amis, et où il lui présenta Monet, avant que le jeune Havrais ne se retrouve à peindre avec Eugène Boudin et le grand Franc-Comtois sur la côte normande. Peut-être ces soirées lui firent-il croiser Proudhon, mais il s’y lia surtout avec plusieurs opposants résolus à l’Empire, anticléricaux voire athées militants, parfois francs-maçons, tels le « médecin des pauvres » Paul Gachet et la journaliste féministe Maria Deraismes, abritant derrière les hauts murs de sa villégiature de Pontoise des réunions anti-bonapartistes à haut risque.
Peinture « réaliste » ou « naturaliste » ?
Ces jeunes peintres, dont Pissarro était l’aîné et le plus écouté, n’apportaient-ils pas la démonstration de la confusion, du désordre et de la perversion du goût résultant forcément de leur rejet des autorités en matière d’art, alors représentées par Nieuwerkerke, l’« intendant des beaux-arts de la Maison de l’Empereur » ? Telle était l’argumentation du Figaro chaque fois qu’un petit nombre de leurs toiles était accepté par le jury du Salon. Ils comptaient néanmoins quelques brillants défenseurs dans la presse d’opposition républicaine, notamment le caustique Edmond Duranty (1833-1880) et le bouillant Jules-Antoine Castagnary (1830-1888), rejoints tardivement et brièvement par Zola. La question était aussi pour eux de trouver à qualifier ce « mouvement nouveau » autrement que comme l’école du « paysage moderne », débat important que firent oublier le succès du néologisme « impressionniste » surgi en 1874 et la dispersion des membres de ce petit groupe dans la décennie qui suivit.
Pour Duranty, fondateur en 1856 de Réalisme, mensuel littéraire qu’il parvint à faire vivre près d’un an, cette nouvelle « école réaliste » achevait d’enterrer le romantisme, ses illusions politiques qui avaient volé en éclats en même temps que la IIe République, et ses sous-produits mélodramatiques devenus tartes à la crème de la peinture académique. Dans ses « Notes sur l’art » ouvrant la première livraison de sa revue, il écrivait déjà : « Il faut qu’en peinture l’instinct ne soit rien, puisque le goût général a des sympathies si étranges et des antipathies si ridicules. Il n’y a cependant que deux écoles de jugement ; c’est premièrement la comparaison des peintures entre elles, et secondement, la comparaison des peintures avec la nature. » Confrontant la stérilité de la première méthode à la fécondité de la seconde, il en déduisait qu’« en art, il faut un immense génie pour reproduire simplement et sincèrement ce qu’on a sous les yeux, depuis une terrine jusqu’à la face du plus auguste des rois. »
Le cours de l’Histoire était aussi à considérer : « Le xixe siècle a affranchi l’ordinaire, le général, le vrai. La beauté ne veut rien dire sinon la beauté ; le reste, l’ordinaire, le réel est autrement complet et étendu ». Son article s’achevait sur une provocation dont Pissarro se souviendra dans ses conversations avec Cézanne et d’autres : « L’autre jour un ami qui descend d’Érostrate me dit : “Je viens du Louvre, si j’avais eu des allumettes, je mettais le feu sans remords à cette catacombe, avec l’intime conviction que je servais la cause de l’art à venir. Seulement,” dit-il, “j’aurais regretté les portraits, quelques Flamands et quelques Vénitiens”. » Car, venait d’assurer Duranty, « la peinture n’existe pas encore, Courbet datera la nouvelle époque, c’est une gloire suffisante. »
Dès le Salon de 1863, en marge duquel exposaient nombre de « Refusés » comme Pissarro, Manet, Whistler, Harpignies, Fantin-Latour et Jongkind, un autre grand défenseur de Courbet, Castagnary, avait souligné combien la notion de « réalisme » comportait alors d’ambiguïtés politiques et artistiques. À côté de celui du « Velasquez du peuple » Courbet, « le premier des peintres socialistes » comme il le dénommait, ne s’était-il pas développé un « réalisme » de droite, bourgeois, conservateur ou même contre-révolutionnaire ? N’avait-on pas vu dans la Revue des Deux Mondes Maxime Du Camp, le mauvais génie antiromantique de Flaubert, fusilleur des insurgés de 1848 et plus tard calomniateur de ceux de la Commune, qualifier ce « Salon des Refusés » d’« exhibition à la fois triste et grotesque » faisant rire « comme aux farces du Palais-Royal », allusion possible aux spectacles de marionnettes qu’y organisait Duranty ? Et le « réalisme » littéraire n’était-il pas en train de verser dans une « écriture artiste » irresponsable, quand elle ne se saisissait pas de la misère sociale pour entonner des rengaines antirépublicaines et antisémites à la façon des frères Goncourt ?
Castagnary proposait de parler plutôt de « naturalisme », terme qu’il avait appliqué dès 1859 au paysagiste de Barbizon Théodore Rousseau, et qu’il n’allait cesser de faire valoir à propos des tenants du « paysage moderne ». Antiromantique tant par le choix de ses sujets que par son rejet des contrastes artificiels et surannés, clairs-obscurs forçant sur le bitume et le blanc de plomb, la « démocratie naturaliste » ne visait pas à constituer une nouvelle « école », elle reposait au contraire sur « l’exclusion de toutes les écoles » et l’émancipation de toute norme académique. Dans les derniers de ses Salons, n’employant que par exception le néologisme « impressionniste » (en 1876, à propos de la deuxième exposition du groupe chez Durand-Ruel), Castagnary chercha encore à défendre sa conception du « naturalisme » contre l’usage à ses yeux dévoyé qu’étaient en train d’en tirer Zola et son cercle, préfigurant le « décadentisme » de Huysmans et de son des Esseintes (À Rebours, 1884).
Proche de Gambetta, conseiller municipal de Paris à partir de 1874, conseiller d’État et pour finir directeur de cette École des Beaux-Arts dont il avait un temps demandé la suppression et où il imposa même en 1882 une exposition Courbet, Castagnary contribua largement à faire admettre les « impressionnistes » au nombre des artistes peu à peu « reconnus » par la IIIe République. Mais son rôle historique d’intercesseur auprès des nouveaux dirigeants de l’État ou ses polémiques avec Duranty et Zola n’épuisent pas l’intérêt de ses critiques d’art, lues de près par Pissarro et ses amis. Son « naturalisme » dépassait de loin la seule « reproduction des choses visibles », il impliquait de rendre hommage à cette « pacifique nature » que célèbrent maintes pages dithyrambiques de ses Salons, comme pour illustrer les observations précitées d’É. Reclus. En ce sens, Pissarro aurait sans doute admis volontiers le qualificatif de peintre « naturaliste » que souhaitait lui appliquer Zola, s’il n’avait été rebuté par les excès de trivialité de ses romans et de ceux de ses disciples.
« Anarchie de la nature » ?
Consacrée aux vingt dernières années du peintre, marquant alors aussi hautement qu’il pouvait (étant toujours de nationalité danoise) ses convictions politiques et sociales, l’exposition du musée du Luxembourg (visible jusqu’au 9 juillet) avait été d’abord annoncée sous le titre « Pissarro à Éragny, l’anarchie et la nature », avant qu’on ne préfère celui de « la nature retrouvée », peut-être parce qu’afficher ce qui reste en politique un « gros mot » à l’entrée d’un musée appartenant au Sénat aurait pu prêter à diverses plaisanteries. Mais sur nombre de sites (FNAC, Guide du Routard, Télérama, etc.) se chargeant soit de faciliter la visite de l’exposition par l’obtention de coupe-files, soit d’en procurer le catalogue dès sa parution, le titre initial devint « l’anarchie de la nature », bourde qui fait mieux que dénoter les seules vicissitudes de la « lecture rapide » contemporaine. Si la formule ne parut pas incongrue à ceux qui la reproduisirent ou l’imprimèrent, c’est qu’elle correspond aujourd’hui à une opinion diffuse, dans sa formulation comme dans sa sociologie, et dont l’une des sources est à chercher du côté des convictions « naturalistes » qui avaient cours dans les milieux libertaires ayant la sympathie de Pissarro.
Sur ce point, cette deuxième exposition vise à compléter celle du musée Marmottan Monet, qui embrasse l’ensemble de l’œuvre du peintre et en éclaire beaucoup d’aspects importants à travers les contributions au catalogue de ses deux commissaires. Claire Durand-Ruel Snollaerts y détaille les contributions de Pissarro aux huit « expositions impressionnistes » (1874-1886) dont il fut le principal initiateur, proposant dès le départ la constitution d’une « société anonyme coopérative » de peintres et de graveurs sur le modèle de l’alliance ouvrière (« anarcho-syndicaliste » avant la lettre) des boulangers de Pontoise dont il s’était procuré les statuts, et imposant la présence, dans la dernière de ces manifestations, de ces libertaires notoires qu’étaient déjà Signac et Seurat. Dans un autre article, elle montre que, paradoxalement, Pissarro est de tous les impressionnistes « celui qui a plus peint la ville », spécialement dans les vingt dernières années de sa vie, restant toujours « sans le sou », « vieux et sans argent ».
Les deux contributions de Christophe Duvivier, depuis longtemps à la tête des musées de Pontoise, sont à ranger parmi les meilleures études récentes de la personnalité de Pissarro et de ses recherches incessantes, qui l’engagèrent un temps dans l’aventure « néo-impressionniste » – période de « crise » où il se débattit entre l’esthétique quasi abstraite de Seurat et celle à laquelle il revint tout en la nuançant, celle du « présent sensible » et de « l’instant de vie ». Mais Chr. Duvivier dégage aussi un aspect non moins essentiel de cette esthétique, un « synthétisme » avant tout sensible à la « lumière englobante », l’opposant à un Cézanne « analyste », même dans les premiers temps où ils peignaient côte à côte sur les bords de l’Oise. Car Pissarro recherchait « sans la nommer explicitement une dimension existentielle dans la peinture qui repose sur la trilogie travail, liberté, unité, trois mots qui reviennent comme un leitmotiv dans sa correspondance, comme si cette quête de la sensation, juste exprimée par un travail perpétuellement renouvelé auquel il a dédié chaque jour de sa vie, unifiait intimement son œuvre et son existence », ses recherches picturales et ses convictions libertaires.
Ces dernières ont fait l’objet ces dernières décennies d’enquêtes approfondies qu’on pouvait espérer voir prolongées par les deux commissaires de l’exposition du musée du Luxembourg, Richard Brettell, reconnu de longue date comme l’un des grands spécialistes de l’impressionnisme, et Joachim Pissarro, arrière-petit-fils de l’artiste, attaché depuis longtemps à expliciter et à mettre en valeur son œuvre. Due à Elpida Vouitsis, la « chronologie 1883-1903 » du catalogue – qui ne commence qu’en 1884, date de l’installation des Pissarro à Éragny-sur-Epte – non seulement ne dit pas un mot du climat politique de la France de l’époque, mais n’éclaire en rien l’évolution des idées sociales du peintre, lecteur en 1883 du journal « socialiste révolutionnaire » Le Prolétaire, puis du Révolté, alors édité par Jean Grave. Intitulé « Utopie vivante », l’article d’Allan Antliff, universitaire canadien s’intéressant au rapport des arts et de l’anarchisme dont il se réclame lui-même, consiste surtout à rapprocher un commentaire adressé par Pissarro à Octave Mirbeau sur La Conquête du pain de Pierre Kropotkine (1892) de la « Constitution des cantons du Rojava » et du « contrat social des cantons du Rojava en Syrie, 2013 », prolongement à ses yeux des « utopies » anti-autoritaires de Proudhon, Reclus et Kropotkine.
Le « marxisme » et « les prétentions autoritaires de Marx » sont égratignés au passage comme si ses échanges orageux avec Proudhon en 1846 avaient pu avoir la moindre influence sur la peinture et les idées de Pissarro, tandis que des faits d’une tout autre portée, la Commune, sa répression, l’instauration de l’Ordre moral, l’amnistie et la réapparition de journaux et de mouvements d’extrême gauche…, ne sont même pas mentionnés. Cette même orientation se retrouve dans la contribution de J. Pissarro, opposant les vues de son aïeul à « l’approche marxiste pour laquelle l’art se doit de refléter les contradictions entre moyens de production et infrastructure socio-économique (sic). Dépeindre la misère des classes laborieuses et des masses paysannes pouvait, certes, sembler belle et noble tâche, que le système de propagande soviétique devait faire sienne quelques décennies plus tard. » Sans discuter le détail de cette formulation plutôt embrouillée, ni lui opposer le célèbre « Toute licence en art » de Trotski et Breton, on rappellera seulement que Pissarro trouvait insupportables les « prétentions autoritaires » de Proudhon en matière d’art, devant tendre à « une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce », tandis que « l’artiste est appelé à concourir à la création du monde social, continuation du monde naturel. »
Ces développements un peu vains mis à part, l’exposition du Luxembourg et son catalogue trouvent leur utilité dans la mise en lumière de certains pans peu connus de l’œuvre du dernier Pissarro. Outre le fameux album secret adressé à ses nièces en 1889, série de dessins opposant la noirceur des Turpitudes sociales à l’éclat du soleil de l’anarchie se levant sur Paris, se trouvent rassemblées une quarantaine de pièces destinées à un autre album devant être publié quant à lui, Les Travaux des champs, qu’il commença à préparer à Éragny dès 1886 en collaboration avec son fils Lucien. Celui-ci graverait sur bois les dessins que lui enverrait son père, documentant les diverses activités paysannes au fil des saisons. L’ouvrage ne vit jamais le jour, mais ces pièces, tout en montrant l’extraordinaire dessinateur qu’il était resté depuis l’adolescence, rappellent aussi le goût du papier, de la gravure et du livre qu’il fit partager à son fils Lucien. Les volumes que celui-ci fit paraître en Grande-Bretagne sous le label de l’Eragny Press comptent parmi les plus réussis des « livres d’art » de l’époque, et il est heureux d’en voir quelques fleurons présentés au musée du Luxembourg.
Chacun de leur côté, J. Pissarro et R. Brettell s’accordent à souligner tout ce qui opposait Pissarro et Monet, avec des remarques laissant saisir certains ressorts du succès du second, et de la moins bonne fortune du premier. Ils insistent tous deux sur ce qu’il y a non seulement de « réalisme », mais d’anarchisme dans le choix de peindre « la nature ordinaire », voire « un monde rural universalisé ». Pour R. Brettell, « c’est par sa dimension politique et plus globalement morale que l’art de Pissarro se situe dans l’avant-garde », ses représentations de la vie rurale n’ayant « jamais été considérées comme innovantes ». Il montre néanmoins l’importance de ses « innovations » de l’époque d’Éragny, le repeint en « point de lumière » repris par Signac et Seurat, ou le paysage « construit » comme le pratiquera plus tard Vallotton.
Si ces spécialistes sont évidemment pleinement fondés à rapprocher les convictions de Pissarro des écrits de Proudhon, Reclus et Kropotkine, ils n’en éclairent malheureusement pas l’évolution, de l’anarchisme « idéaliste » du premier, qu’il ne pouvait entièrement approuver, à l’anarchisme « scientifique » et « naturaliste » (mais pas encore « naturiste ») de ses successeurs, qui avait son aveu à quelques réserves près touchant au rôle de l’art. À la géographie humaniste et pré-écologiste de Reclus, Kropotkine, géographe lui aussi de formation, avait ajouté ses compétences de biologiste et d’anthropologue débouchant sur ce qui fut alors considéré comme son chef-d’œuvre, L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902 en anglais, 1904 en français). Pissarro ne put évidemment le lire, pas plus que Champs, usines et ateliers, ou l’industrie combinée avec l’agriculture, et le travail cérébral avec le travail manuel (1898 en anglais, 1910 en français), quoique sa peinture ait été maintes fois rapprochée de ce projet d’aménagement harmonieux des paysages et de la société. Mais Kropotkine répandait ces idées de longue date, et dès 1895 Jean Grave évoquait en ces termes La Société future : « L’aide mutuelle » est « une des lois naturelles qui guident l’évolution de toutes les espèces », de sorte que « si la société était établie sur des bases naturelles, l’intérêt social et l’intérêt individuel ne devraient jamais se heurter. »
Car « tout dans la nature se meut en vertu des affinités et, par conséquent, est autonome », et en même temps « la solidarité est une des conditions naturelles de l’existence, et nous nous en tenons aux indications de la nature. » Tels sont les grands traits de cette « anarchie de la nature », de la « libre nature » comme aimait à répéter Kropotkine, que se plaisait à peindre et à célébrer Pissarro. Ainsi s’explique l’enthousiasme que suscita en lui « l’impressionnisme scientifique » de ses amis libertaires militants Signac et Seurat, même s’il les avait très certainement précédés dans la lecture et l’application à sa peinture des découvertes de Chevreul. Son « synthétisme » et sa nécessité de peindre pour vendre et survivre s’accordaient mal avec le « pointillisme » (ou « divisionnisme ») déployé par ses jeunes amis aimant aussi le « monumentalisme » de grandes toiles-manifestes, mais il peignit alors des chefs-d’œuvre comparables aux leurs. Un dimanche après-midi à l'Île de la Grande Jatte (Seurat, 1884-1886, aujourd’hui à l’Art Institute de Chicago) frappe d’abord par ses dimensions, six mètres carrés ; sur un vingt-quatrième de cette surface, Le Troupeau de moutons traversant Éragny (1888, collection Pierre Gianadda, exposé au musée Marmottan Monet) est d’une puissance d’invention et d’effet ayant peu à lui envier.
« Embellir » ou « dégrader »
Personne n’oserait aujourd’hui contester publiquement cet avertissement lancé il y a un siècle et demi par Élisée Reclus, dans l’article visionnaire cité au début de ce développement : « La question de savoir ce qui dans l’œuvre de l’homme sert à embellir ou bien contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs, elle n’en a pas moins une importance de premier ordre. Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. » Aucun des partis, mouvements et personnalités aujourd’hui engagés dans « la course à l’élection présidentielle » n’a apparemment négligé cette « question », entre « écologie patriote » et nucléarisée du Front national, rejet de « l’écologie punitive » de François Fillon puisque « l’écologie est trop importante pour être confiée à EELV » alors qu’il faut « retisser le lien viscéral qui unit l’homme à la nature », « levier de transformation » que représenterait « la modernisation par l’écologie » pour Emmanuel Macron, « écologie politique » proposée par Benoît Hamon, « planification écologique » prônée par Jean-Luc Mélenchon, etc. Les commissaires de ces deux expositions ont ainsi maintes raisons de défendre « l’actualité » de l’œuvre de Pissarro et des idées qui la sous-tendent dans les circonstances présentes.
Quels liens en déduire aujourd’hui entre esthétique, politique et relations de l’espèce humaine à la nature ? L’« anarchisme scientifique » et « naturaliste » de la fin du xixe siècle eut le grand mérite de s’emparer de ce sujet et de proposer des solutions généreuses. Mais trois décennies plus tard, les mêmes termes étaient convoqués en Allemagne pour soutenir une épouvantable « révolution nationale », dont les accents conservent toujours des partisans se dissimulant précisément derrière ces mots. Pour Reclus, Kropotkine et Pissarro, choisir entre « embellir » et « dégrader » était assez simple. Revisiter leurs vies et leurs œuvres fait mesurer combien l’alternative est devenue de nos jours obscure, compliquée, et chargée de risques impensables à leur époque.
Gilles Bounoure. Publié dans le numéro 33 de la revue Contretemps.