Capitalisme et démocratie en Europe

Le présent texte est la traduction française d’un article publié le 19 juillet 2015 dans le journal grec Avghi (L’Aurore).

Commençons par une citation tirée d’un essai sur la démocratie bourgeoise en Russie, écrit en 1906, après la défaite de la première révolution russe :

« Il est grandement ridicule de croire qu’existe une affinité élective entre le grand capital actuel, importé présentement en Russie, et solidement établi aux États-Unis, et la « démocratie » ou la liberté (dans toutes les acceptions du mot) ; la vraie question devrait être : comment de telles choses peuvent même être « possibles », sur le long terme, sous domination capitaliste ».

Qui est l’auteur de ce jugement lucide ? Lénine, Trotski, peut-être Plekhanov ? En fait, il s’agit de Max Weber, le célèbre sociologue bourgeois. Même si Weber n’a jamais développé cette approche, il suggère ici qu’il y une contradiction intrinsèque entre le capitalisme et la démocratie.
 L’histoire du XXe siècle paraît confirmer cette opinion : très souvent, quand le pouvoir des classes dirigeantes a semblé menacé par le peuple, la démocratie a été mise de côté comme un luxe qu’on ne peut plus s’offrir, et remplacée par le fascisme – dans l’Europe des années 1920 et 1930 – ou par des dictatures militaires en Amérique latine dans les années 1960-1970.

Fort heureusement tel n’est pas le cas dans l’Europe d’aujourd’hui, mais nous avons, en particulier au cours des dernières décennies, avec le triomphe du néolibéralisme, une démocratie de basse intensité, une démocratie sans contenu social, et devenue une coquille vide. Certes, nous avons encore des élections, mais pour lesquelles ne paraît exister qu’un parti unique, l’UMP (« United Market Party »), avec deux variantes ne présentant que des différences minimes : une version de droite néolibérale, et une version de centre gauche social-libérale.
 Le déclin de la démocratie est particulièrement évident avec le fonctionnement oligarchique de l’Union européenne, au sein de laquelle le Parlement européen n’a que très peu d’influence, alors que le pouvoir est solidement entre les mains d’instances non élues, comme la Commission européenne, ou la Banque centrale européenne. Selon Giandomenico Majone, professeur à l’Institut européen de Florence, et qui est un des théoriciens officieux de l’Union, l’Europe a besoin « d’institutions non majoritaires », c’est-à-dire « d’institutions publiques, dédiées, non responsables auprès des électeurs ni auprès de représentants élus » : c’est le seul moyen pour nous protéger de la « tyrannie de la majorité ». Dans de telles institutions, « des qualités telles que l’expertise, la discrétion et la rigueur professionnelles (…) sont bien plus importantes que la responsabilité démocratique directe ». On peut difficilement imaginer apologie plus éhontée de la nature oligarchique et antidémocratique de l’Union.

Avec l’actuelle crise économique, la démocratie a chuté aux niveaux les plus bas. Dans un récent éditorial du Figaro il est écrit que la situation actuelle est exceptionnelle, cela expliquant que les procédures démocratiques ne peuvent pas toujours être respectées ; quand la situation reviendra à la normale, il sera possible de rétablir la légitimité démocratique. Il s’agit en quelque sorte au plan économique et politique d’un état d’exception au sens de Carl Schmitt. Mais, pour suivre Schmitt, qui est le souverain qui a le droit de le proclamer, cet état d’exception ?

Pour un temps après 1789 et avant la proclamation de la République en 1792, le Roi disposait du droit constitutionnel de veto. Quelles que soient les résolutions de l’Assemblée nationale, quels que soient le désirs et aspirations du peuple français, le dernier mot appartenait à sa Majesté.

En Europe aujourd’hui, le Roi n’est pas un Bourbon ou un Habsbourg, le Roi est le Capital financier. Tous les gouvernements européens actuels – à l’exception du grec! – sont les fonctionnaires de ce monarque despotique, intolérant et anti-démocratique. Qu’ils soient de droite, « extrême centre » ou pseudo gauche, qu’ils soient conservateurs, démo-chrétiens ou sociaux-démocrates, ils obéissent fanatiquement au droit de veto de sa Majesté.

Le souverain absolu aujourd’hui en Europe est donc le marché financier mondial. Les marchés financiers ordonnent à chaque pays le montant des salaires et des pensions, les coupes dans les budgets sociaux, les privatisations, le taux de chômage. Il peut leur arriver de nommer directement les chefs de gouvernement (Papademos en Grèce et Mario Monti en Italie), de promouvoir lesdits « experts », qui seront les serviteurs fidèles des marchés financiers.

Jetons un regard aiguisé sur quelques uns de ces « experts » tout puissants. D’où viennent-ils ? Mario Draghi, patron de la Banque centrale européenne, est aussi un ancien dirigeant de Goldman Sachs ; Mario Monti, ancien Commissaire européen, est aussi un ancien conseiller de Goldman Sachs. Monti et Papademos sont membres de la Commission trilatérale, un club très sélect de politiciens et de banquiers qui débattent de ce qui doit être fait. Le Président de la Trilatérale européenne est Peter Sutherland, ancien Commissaire européen, et ancien dirigeant de Goldman Sachs ; le vice-président de la Trilatérale, Vladimir Dlouhy, ancien ministre tchèque de l’économie, est à présent conseiller de Goldman Sachs pour l’Europe de l’Est. En d’autres termes, les « experts » qui ont pour mission de sauver l’Europe de la crise sont habitués à travailler pour une des banques qui est directement responsable de la crise des subprimes aux États-Unis. Cela ne veut pas dire qu’il existe une conspiration pour livrer l’Europe à Goldman Sachs, cela illustre simplement la nature oligarchique de l’élite des experts qui gouvernent l’Union.

Les gouvernements de l’Europe sont indifférents à la protestation publique, aux grèves et aux manifestation de masse, et ils n’ont cure de l’opinion et des sentiments de la population ; ils sont uniquement attentifs – extrêmement attentifs – à l’opinion et aux sentiments des marchés financiers, et de leurs officines, les agences de notation. Dans la pseudo démocratie européenne, consulter le peuple par référendum est une dangereuse hérésie, pire un outrage au sacro saint Marché. Le gouvernement grec, dirigé par Syriza, la coalition de gauche radiale, est le seul qui a eu le courage d’organiser une telle consultation populaire.

Le référendum grec ne portait pas seulement sur les questions fondamentales d’ordre économique et social, il touchait aussi et surtout à la démocratie. Les 61,3 % de « non » grecs étaient une tentative de défier le Veto royal de la finance. Celle-ci pouvait représenter une première étape dans la transformation de l’Europe, pour passer de la monarchie capitaliste à la démocratie républicaine. Mais les institutions oligarchiques européennes sont peu tolérantes à l’égard de la démocratie. Elles ont immédiatement puni le peuple grec pour son insolente tentative de refus de l’austéricide. La Catastroïka est de retour en Grèce pour se venger, imposer un brutal programme de récession économique, des mesures socialement injustes et humainement insoutenables. La droite allemande a fabriqué ce monstre, et l’a imposé au peuple grec avec la complicité des faux amis de la Grèce (Hollande, Renzi etc...)

Tandis que la crise s’aggrave, et que l’indignation publique grandit, pour beaucoup de gouvernements la tentation est croissante de distraire l’attention publique en désignant un bouc émissaire : les immigrés. Ces étrangers sans papiers, migrants non communautaires, musulmans et Rroms qui sont présentés comme la principale menace pour le pays. Cela revient bien sûr à offrir de grandes opportunités à tous les racistes et xénophobes, aux partis semi fascistes ou ouvertement fascistes, qui gagnent en force et dans plusieurs partis sont des partis de gouvernement : une très sérieuse menace pour la démocratie en Europe !

Le seul espoir est l’aspiration grandissante à une autre Europe, au-delà de la compétition sauvage, des politiques d’austérité brutale, et des dettes à payer éternellement. Une autre Europe est possible, une Europe démocratique, écologique et sociale. Mais elle ne verra pas le jour sans une lutte commune des populations européennes, au-delà des frontières ethniques et des étroites limites de l’État nation. En d’autres termes, notre espoir pour l’avenir est celui de l’indignation populaire, portée par les mouvements sociaux, qu’on a vus se lever, en particulier dans la jeunesse et avec les femmes, dans plusieurs pays.

Pour les mouvement sociaux il est devenu de plus en plus évident que le combat pour la démocratie est un combat contre le néolibéralisme, et en dernière analyse contre le capitalisme lui-même, en tant qu’intrinsèquement antidémocratique, comme Max Weber l’avait indiqué il y cent ans.

Michael Löwy. Publié dans ContreTemps n°27.

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