Continuités et discontinuités dans l’histoire « juive »

À propos du livre de Ilan Halevi, Question juive – La tribu, la loi, l’espace

Avec des préfaces de Michel Warschawski et d’Enzo Traverso.
Éditions Syllepse, Paris 2016, 338 pages, 22 euros

Le livre d’Ilan Halevi est à la fois un livre d’érudit et un livre politique. L’auteur traverse les siècles et des situations sociales différenciées. Il en analyse, souvent avec humour, toujours avec une belle plume, les rapports sociaux et leurs contradictions, les réécritures historiques et mythiques, les cristallisations idéelles…
De cet ensemble, sans reprendre les grandes lignes présentées dans sa préface par Enzo Traverso, je m’attacherai à certains éléments.

Pour les périodes historiques les plus anciennes et les références aux textes bibliques, sans prétendre disposer des connaissances permettant d’en discuter les détails, je m’appuierai sur des travaux d’archéologues et d’historiens dits « nouveaux »1. Lesquels concernent des histoires et des géographies d’une région nommée aujourd’hui Palestine. « Ici s’affrontent et se dissolvent, au service de choix pratiques qui s’excluent absolument, toute une série de morales de l’histoire d’autant plus incompatibles qu’elles font appel aux mêmes symboles, s’expriment dans le même langage ».

Ilan Halevi réfléchit sur l’histoire, son écriture : « Les questions dépendent de qui les pose, et aussi de ceux à qui elles sont adressées ». Il part du présent et du passé récent, des transplantations du XXe siècle, de l’Europe et de la question de la place des populations juives, des déplacements entre question européenne et question orientale, des imageries et des mythes. Il propose de relire autrement cette histoire : « Point besoin pour cela d’inventer, à peine de découvrir. Il suffit de n’avoir rien oublié, de ne rien censurer, de rapprocher des omissions et des convergences, de recouper et d’éclairer ».

Pour la première moitié du XIXe siècle, lors de l’ébranlement général des empires, l’auteur insiste particulièrement sur le système ottoman, le romantisme de l’émancipation bourgeoise, l’imagerie héritée des Croisades, les violentes contradictions locales, le droit à l’autodétermination, les identifications sociales, la communauté juive Yishouv palestinienne… Les allers et retours, ces expressions de la non-linéarité du temps social, participent de l’éclairage, des interrogations sur les situations réelles.

Les trois premiers chapitres du livre sont consacrés aux trois notions qui donnent les sous-titres du livre : la tribu, la loi, l’espace. Ilan Halevi analyse les fondements et les fonctionnements des communautés, « l’autonomie reconnue de la communauté juive en tant que telle » sous l’administration ottomane, les relations entre communautés juives et leurs environnements, les migrations, le judaïsme arabe, les rapports intercommunautaires sous le droit islamique, les fluctuations de statuts (des populations juives et/ou chrétiennes), les persécutions. « Cette persécution, explique-t-il, n’est religieuse que parce que les entités sociopolitiques visées se définissent par la religion ». Et aussi la communauté et les individus, les implantations prioritairement urbaines, le droit antérieur à l’islam et l’auto-définition de la communauté par elle-même : « non telle qu’elle est, mais telle qu’elle s’imagine ». Pour être exact, les conséquences de ce point me semblent sous-estimées par l’auteur. Les auto-définitions de groupes sociaux portent des effets matériels concrets pour les populations concernées. C’est de cela qu’il faut discuter, non des écarts, toujours existants, entre les perceptions et les réalités. Pour le dire autrement : les perceptions de soi participent à la constructions de la réalité.

L’auteur poursuit avec une relecture du récit biblique, les mythes et les histoires codifiés en termes de droit. Il parle de « divorce de la prophétie et du pouvoir », du temps et de la définition du temps zéro, de la réorchestration du temps, de l’attente messianique : « rien n’est encore advenu, le temps grammatical de la prophétie et le futur ». Cet angle prophétie versus pouvoir est particulièrement séduisant. À noter, comme le souligne l’auteur, que l’an zéro n’est pas celui de la révélation de la Loi mais bien celui de sa réécriture…

Quoiqu’il en soit, la Bible que nous connaissons est « récrite, expurgée, annotée, complétée ». Il y là une véritable invention du judaïsme : « moment charnière : séparant l’avant de l’après. Mais pour le texte lui-même, il n’est que le présent de la lecture » et de la cristallisation d’« une caste de prêtres ». L’auteur insiste, à juste titre, sur le temps babylonien, l’araméen, la surenchère rituelle, l’obsession de la pureté alimentaire, les pratiques d’auto-ségrégation. Les règles de vie ne sont pas celle de la Torah de Moïse, mais celles définies, d’époque en époque, « par les rabbins qui commentent, interprètent et amendent ». Ici aussi, il conviendrait d’étudier les écarts, le temps des adoptions et des sédimentations rituelles.

Loi du désert, « affirmation terroriste de la Loi », invention d’itinéraires migratoires ou de liens de familles, généalogie fantasque tenant lieu d’historiographie. Doit-on souligner comme l’auteur que « nulle essence ethnique ne sépare les bons des mauvais » ? Celui-ci poursuit avec la place du sacrifice, le contrôle de l’État et les perceptions fiscales en nature, « par le biais d’une administration policière du contrôle des viandes et de la pureté de la vie, la tribu de Levi déploie le rituel de son hégémonie ». Des réalités matérielles incluent des dimensions idéelles. L’efficacité de la Loi « dispense » alors d’un État. Place à la théocratie : « la violence y vient de Dieu, et du peuple, jamais d’une catégorie sociale particulière ». Il faut souligner les pages « Prophétie et sacerdoce », la place et les élans des prophètes, l’administration perse, le « dominion confessionnel extraterritorial », les sectes et les écoles (et leurs prolongements chrétiens ou islamiques), la construction du pouvoir rabbinique… Et la dénationalisation du messianisme, la communauté et la cohérence de la Loi, le talmud, la cristallisation d’un « sentiment d’irréductible altérité entre le “nous” collectif judaïque et tout le reste de l’humanité prise en bloc – les Nations, les goyim », le conservatisme “ethnocentrique”, la déterritorialisation de communautés autonomes… »

L’espace, les migrations, les échanges, l’unité linguistique de ce que nous nommons le Proche ou le Moyen-Orient, « résultat du contact, du métissage, de l’échange et de l’acculturation », les mythes et leurs adaptations, « le mythe juif de l’origine ismaélite des Arabes devenait-il avec l’islam mythe des Arabes eux-mêmes », l’espace de trois religions, la Cité de Dieu et les infidèles (« C’est-à-dire aux païens : pas aux juifs ni aux chrétiens »), la révélation islamique, La Mecque et Médine, les changements politiques et le changement de positions par rapport aux communautés juives qui ne relève pas cependant d’une « contestation théologique du judaïsme par l’islam ». Également le droit tribal de la guerre, les positions des populations juives au temps long de l’Islam, la révolution abbasside, « avec cette révolution qui abolit dans la pratique les restrictions imposées à la libre circulation des juifs dans l’espace géographique et social de la nouvelle civilisation, les communautés juives du monde musulman vont se transformer et s’épanouir ». Et encore les califes et l’autorité centralisée d’un rabbinat unique, « du judaïsme, dès lors, on ne sort plus… –… on n’y entre pas non plus ». Migrations vers le nouvel occident et l’Espagne, aux portes de l’Occident chrétien. « Or cette migration, qui aiguille les juifs vers une autre histoire, n’est pas fondée dans la logique interne, sociale ou idéologique, du judaïsme ». Un changement notable, un « double mouvement institutionnel et spatial ».

Ilan Halevi détaille les transformations, l’ouverture des « portes de la puissance profane », le terrain du commerce qui est aussi le terrain de la communication, les mutations linguistiques et religieuses, les rapports entre philosophie et foi, la circulation des idées...

Il aborde le talmudiste Maïmonide, la réfutation mystique de la philosophie, les recompositions des institutions religieuses et communautaires, les problématiques religieuses, la dhimma, l’intermède latin, l’histoire des marranes, la culture rabbinique florissante à l’ombre des princes castillans, le Livre de la splendeur (Sefer ha-Zohar), la langue talmudique (l’araméen), le déchiffrage des textes, la science kabbalistique, les environnements des pouvoirs… On soulignera les belles pages sur le messianisme : « Ce messianisme se nourrit de la persécution : humiliations, insécurité, explosions de violences et expulsions », les autres symbioses européennes du judaïsme, l’expulsion de la terre, les couleurs de l’infamie. « Poussés par les mêmes facteurs qui avaient pratiquement éliminé les juifs de France, les juifs d’Italie du Nord et de Bohême, de Rhénanie et de Prusse vont affluer vers le royaume de Pologne, où les princes catholiques vont leur offrir les termes d’une protection sans pareille ».

L’Europe
Le temps ashkénaze, la cristallisation d’un judaïsme à l’intérieur de l’aire linguistique germanique, les déménagements forcés dans cette zone, le yiddish, « le monde ashkénaze d’Europe de l’Est va bientôt dominer de tout son poids l’ensemble de la diaspora ». Ilan Halevi détaille les conditions et les organisations juives, la société rabbinique. Il discute de la Horde, des Khazars, de la croissance démographique, de l’élasticité des frontières, de la géopolitique des nationalités, des autonomies singulières, des révoltes paysannes, de la paysannerie ukrainienne et des féodaux polonais, du phénomène cosaque, des exactions contre les populations juives, « Peuples, classes, ordres, castes… Autant d’approximations pour des formations mouvantes ou inachevées, dont l’histoire et la configuration bifurquent au gré des hasards de la guerre, et qui ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont à tel ou tel moment de ces destins changeants, quelle que soit par ailleurs l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes ». Il y a en effet une difficulté à utiliser des termes qui n’ont pas la même signification dans des configurations différentes de rapports sociaux.
L’auteur poursuit avec « la constitution du judaïsme » en Pologne, sa protection par la monarchie, les « coups de boutoir » subis « des contradictions sociales, religieuses, nationales – économiques, idéologiques et ethniques ».

Ilan Halevi parle de la religion comme signe de reconnaissance « pour des groupes à la fois « nationalitaires » et sociaux ». Il fait la critique des limites des théorisations d’Abraham Léon, dont sa réduction de l’histoire de la société à un mécanisme économique.

Séparation sociale, concentration communautaire, espace géographique autonome, épaisseur de l’autonomie, protection royale et modèle rabbinique propre. Il est cependant dommage que l’auteur n’aborde pas les contradictions générées par ces modes d’organisation. Ilan Halevi parle de « création des conditions matérielles de l’existence nationalitaire », d’implantation particulière sur le territoire, de société éparpillée, de bourgade juive – exclusivement juive, de Shtetl, de juxtaposition et de non-acculturation, des liens sacré-légal-privé et des langages hébreu-araméen-yiddish, d’orthodoxie et de débats, de dogmatisme et de ritualisme exacerbé, de la Mishna et de la Halakha. Ainsi que de l’univers culturel et mental du Shtetl, du sabbatisme, du hassidisme, de glorification des connaissances et d’institutionnalisation de l’ignorance, des Tsaddiq, du développement de la contestation, de la Kabbale, du clivage entre « juifs et non-juifs » et du concept de séparation (havdalah), de crise interne du Shtehl, de bouleversement et de fissures dans l’unité du judaïsme ashkénaze…

À des degrés divers, la question de l’émancipation des juifs (l’émancipation des femmes reste un trou noir) devient une question européenne, en particulier à l’ouest du continent. Assimilation et antisémitisme, massacres et pogroms, exclusion sociale, grands mouvements de population et vagues migratoires qui « font passer à l’ouest plusieurs millions d’Ostjuden, enfants et petits enfants de la civilisation du Shtetl en crise », modification des regards portés sur soi… Il s’agit bien ici d’histoire. Reste cependant le mythe « d’une unité ethnique » pas seulement propagée par les antisémites. Je souligne les pages de l’auteur sur les différentes formes de haine, de l’anti-judaïsme chrétien à l’antisémitisme racial. Il faut aussi insister sur les bouleversements : « En l’espace de deux générations, le statut et la place des juifs en Europe avait ainsi subi des modifications d’ampleur inégalée ». En modifiant une part majeure des conditions matérielles des communautés, c’est bien de « désintégration de la problématique sociale juive séparée » qu’il faut parler. Reste, pour une partie d’entre elles, dans l’empire russe, dans la zone de résidence, un maintien de concentrations territoriales, le développement d’une petite industrie, d’un prolétariat juif. L’auteur insiste à juste titre sur les transformations qui sont « inouïes ». Naissance d’une bourgeoise juive, d’un prolétariat juif et d’une organisation syndicale d’ouvriers juifs, le Bund…

Si « le cadre de l’identité judaïque » vole effectivement en éclats, parler comme le fait Ilan Halevi de « peuple-témoin en pur anachronisme ethnographique et religieux » me semble impropre et hasardeux, et négligeant les reconfigurations dans lesquelles les populations juives se considèrent comme juives, souvent séparément, au moins pour une part, de leurs croyances religieuses. Mais il y a bien une contradiction dans le domaine socio-religieux-rabbinique, « l’impossibilité pour la vieille Loi de survivre dans les conditions nouvelles ».

L’auteur revient sur l’histoire, en particulier celle des marranes, la diaspora marrano-sépharade, et Spinoza, pour mieux analyser le « mouvement juif des Lumières, la Haskala, et la réforme du rabbinisme ». Mendelssohn, la Haskala, yiddish ou hébreux, culture juive laïque, révolte interne contre « le modèle rabbinique de la protection ». En partant des lignes d’émancipation de la Haskala et du Yiddishland, lignes opposées mais cependant parentes, c’est bien de liberté, d’autonomie des individus qu’il s’agit. Deux formes historiques qui se sont opposées et mêlées… Comme l’auteur, je souligne les dimensions révolutionnaires de l’idéal universaliste du socialisme comme le « dépassement en même temps que l’accomplissement de la mission sociale des prophètes ». Reste que l’émancipation individuelle et collective se confronte aux dimensions « idéelles » ou « nationalitaires » qui ne s’évanouissent ni ne se dissolvent dans l’abstrait et le futur de l’universalité non concrète.

Au-delà de ce que dit l’auteur, dont l’appréciation se réduit à une critique du « nationalisme culturel », je pense que nous avons encore beaucoup à apprendre des analyses du Bund comme de celles des austro-marxistes.

Quoi qu’il en soit, il y a eu des ruptures profondes dont celles liées aux migrations lointaines. « Le départ vers l’Amérique ou l’Australie représente la rupture la plus nette avec le Shtetl, même si ultérieurement c’est aux États-Unis que se reconstituait la vie juive la plus communautaire ».

C’est le temps aussi de « la réorganisation colonialiste de la planète ». Ilan Halevi analyse, sous de multiples facettes, le(s) sionisme(s), le mythe du travail de la terre, les Amants de Sion, Theodor Herzl, le territorialisme, le sionisme politique, l’« utopie nationale juive », l’idée d’une normalisation des juifs par un État juif, les pratiques colonisatrices de masse, la reformulation séculière du thème de l’élection. « Le noyau du consensus sioniste concerne le destin juif, la nature de l’État d’Israël et l’essence du refus arabe : fondamentalement, le sionisme est un type de regard posé sur l’antisémitisme ». Nous sommes ici loin de la simple réduction du sionisme au seul colonialisme opéré par certains. « Il ne s’agit pas de les renvoyer dos à dos, mais au contraire de montrer comment le sionisme produit de l’antisémitisme, et réaction face à l’antisémitisme, se fonde et se consolide avec l’antisémitisme. Et qu’ayant renoncé au messianisme qui faisait de la fin des nations le but de leur histoire, ou du dépérissement de l’État l’avenir des sociétés, il ne peut que penser une judéité éternellement fondée sur un antisémitisme éternel ».

Massacres, pogroms, caricatures, discriminations, brimades de l’avant-guerre, politique nazie d’extermination à l’encontre de populations classées comme inutiles, nuisibles, races inférieures, en particulier les populations juives et rroms. L’ampleur de cette rupture ne saurait être sous-estimée, elle concerne toute l’humanité, n’en déplaise au doux révisionnisme de certains.
Autre chose est sa réécriture idéologique au fil des ans, dans l’occultation « de la lutte des partisans juifs non sionistes contre la machine de guerre nazie », et dans le fait que l’État d’Israël « se pose en héritier unique des morts ».

Retour en Palestine. Une histoire et non un complot
Ilan Halevi a raison de souligner que les classes ou les États-nations ne sont pas les seuls sujets de l’histoire, que la « nation-État homogène et bourgeoise » n’est pas la configuration sociale la plus répandue, qu’il y a une « multiplicité des formations sociales transitoires entre la tribu (le clan) et les empires multinationaux ». Cela ne valide cependant pas l’utilisation de la notion de « tribu » ou de « clan » de manière trans-historique. Si rien n’autorise à réduire les constructions institutionnelles dans le XXe siècle aux formes institutionnelles répandues dans une partie de l’Europe et dans certaines autres régions du monde, rien ne justifie non plus de parler de clan ou de tribu. Il s’agit bien ici d’histoire, de constructions sociales toujours mouvantes, imbriquées et non isolées, en contact et en interférence permanente avec d’autres constructions sociales. L’auteur poursuit avec les « réseaux de loyautés pratiques et idéologiques » (formule faisant fi d’autres relations sociales, en particulier d’exploitation et de domination), ou « le caractère instable, inachevé et fluctuant des cercles discordants de l’identité collective et des contours du “Nous”, voilà sans doute la véritable normalité » qui ne règle pas la question des institutions construites. Centrer les analyses sur les identités est toujours réducteur et peu propice pour penser l’histoire et les contradictions engendrées par les divers rapports sociaux.
Ilan Halevi souligne à juste titre « une falsification apologétique et essentialiste de l’histoire des juifs » par les sionistes qui « affirment l’existence d’une nation juive éternelle et organique ». Reste qu’il faut bien nommer cette « communauté de destin(s) » que les personnes se considérant comme juifs et juives continuent de percevoir, au delà de la sécularisation et de l’abandon majoritaire des pratiques religieuses. Le problème reste entier, ou recomposé après le génocide, après la destruction du Yiddishland et de la « nation yiddish ».

Il faut partir de la critique forte : « nulle essence n’est à l’œuvre dans cette trajectoire où une formation antique change de physionomie et de configuration au fur et à mesure des transformations sociales auxquelles elle est soumise » (cela est vrai pour toutes les populations) et analyser les concrets historiques...

Comme je l’ai déjà indiqué, les analyses du sionisme d’Ilan Halevi sont très riches. Il parle notamment du noyau d’irréductibilité de la spécificité du colonialisme sioniste à la logique économique de l’impérialisme moderne, de logique étatique-territorialiste du sionisme politique, des regards portés sur les paysages humains et de la perception du monde « des pionniers eux-mêmes », de la négation des Palestiniens, du « besoin universel des colonisateurs d’effacer les traces de l’histoire pré-coloniale et de transformer les exterminations en dépérissement naturel », du refus d’identifier le sujet réel de l’expulsion… L’auteur analyse, entre autres, le sionisme ouvrier, les achats de terres, la « conquête du travail hébreu » contre le « travail arabe », les statuts d’exclusion de l’exploitation de la terre, les kibboutz, la conquête militaire qui « va faire de l’appropriation-expropriation des terres de la Palestine une réalité massive », la Histadrout « (Confédération générale des travailleurs hébreux en Terre d’Israël) », le « produire juif, acheter juif ; boycotter – et parfois détruire – la production indigène », les transferts de population « résultat d’une action continue et concertée », la place du massacre de Deir Yassine, les restructurations sociales…

Ilan Halevi poursuit avec des analyses de la société israélienne. Sont particulièrement intéressantes ses analyses des transferts des juifs arabes, les mythes sur la situation des populations juives sous l’islam (pour les uns, une constante d’oppression et d’humiliation, pour les autres, un gommage des périodes sombres : persécutions, expulsions, massacres), la négation de l’arabité et la surenchère sur la judéité, le contrôle social et la place de la militarisation et de la scolarisation, la « nouvelle nation israélienne » (dimension souvent niée dans les soutiens aux justes droits des Palestiniens), le racisme à l’encontre des juifs et juives orientaux, le racisme juif du Bloc de la foi, « le refus de reconnaître le fait national palestinien au cœur de l’espace colonisé »…

En guise de conclusion, Ilan Halevi réaffirme que « l’histoire n’est pas une fatalité, mais enchaînement de contingences et de libertés ». Il parle de « désionisation », de fin de l’apartheid, de démocratie pour les deux communautés, de fiction ethnique. « Le refus nationaliste arabe de reconnaître Israël en tant que fait national non arabe et indépendamment de toute question de structure fait ici écho à la négation des droits des Kurdes en Irak ou des Azaniens au Sud-Soudan : une fois encore dans une démarche globale dont les juifs-israéliens ne sont pas les seules cibles ».
Comme je l’ai déjà indiqué, il ne me semble pas que le judaïsme soit devenu une « une simple dénomination religieuse ». La remontée ou la reformulation des antisémitismes dans les sociétés européennes, en lien ou non avec d’autres formes de racisme, montre que la « question juive » comme, entre autres, la question rrom, reste d’actualité.

Didier Epsztajn. Publié dans le numéro 33 de la revue Contretemps.

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