Crise de la démocratie : entre impasse et rebond

Commençons par préciser les termes du problème. Qu’implique le mot crise ? Il ne signifie pas seulement ce qui ne fonctionne plus, mais ce qui tout à la fois n’a plus d’avenir et ne peut revenir en arrière. Il n’est qu’à penser à « la crise de l’Empire romain » ou de la société féodale.
Et « Démo-cratie » ? Exercice du pouvoir par le peuple. De quoi s’agit-il dans l’esprit le plus courant ? On évoque la démocratie parlementaire ; curieux oxymore : exercice du pouvoir par le peuple, juste le temps de désigner à qui obéir ensuite. Nous rejoignons alors la critique qu’en faisait Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social expliquant que les Anglais se croyaient libres parce qu’ils élisaient leurs dirigeants, mais ils ne l’étaient que le temps de cette élection. Voilà qui interroge non seulement le présent mais la genèse du concept de démocratie représentative.
Il est une autre dimension qui mérite de s’y arrêter : comment peut-on parler de démocratie quand on ne peut être travailleur et citoyen en même temps ? 1968 a imposé la reconnaissance de l’activité syndicale dans le cadre de l’entreprise, mais quid de l’activité politique ? Ignorée ? Refusée ? En amont de cette dissociation, le contrat de travail – qui est devenu de trop pour le Capital – est un contrat individuel gommant la dimension collective, donc éventuellement conflictuelle, des rapports au travail. Ajoutons que l’existence de quelques millions de pauvres, de la précarité, ainsi que d’un processus d’ethnicisation de la pauvreté, crée les oubliés de la démocratie. L’assurance chômage recèle de ce point de vue, comme le dénonçait Tiennot Grumbach, un véritable lapsus : elle normalise ce qui ne devrait pas l’être, à savoir le pouvoir des patrons d’empêcher de travailler. Elle réduit la notion de droit à celle d’assurance, et fait de celles et ceux qui sont ainsi éjectés des rapports sociaux traditionnels ceux « pour lesquels il faut bien faire quelque chose ».
Aube d’une Histoire nouvelle
Ce système, fondé depuis la Révolution sur la représentation, ne donne plus les résultats attendus, ni pour les uns ni pour les autres.
Pour les dominés, il implique une mise à l’écart de plus en plus visible de tout pouvoir réel de décision. L’indépendance des élus à l’égard des mandants est de plus en plus rejetée par ces derniers. Pour la bourgeoisie, au contraire, le système représentatif est encore trop sensible à la pression populaire. Les recours à répétition au 49-3 en sont un symptôme supplémentaire.
La question démocratique, ou si l’on préfère celle du pouvoir, est désormais le pivot de l’affrontement de classes. Nombre de mesures prises ne se limitent pas aux dimensions financières et de profits.
Rapprochons quelques faits : le 49-3, l’état d’urgence, le rôle croissant des agences de notation et des banques au détriment du suffrage universel, les logiques marchandes comme étalon de l’efficacité sociale, l’ethnicisation de la pauvreté, la concurrence érigée au niveau de modèle social, la banalisation de l’usage de la force contre les manifestations, la répression syndicale, la criminalisation d’actes de militants, le contenu de la Loi dite travail, le projet de Tafta, la multiplication de structures non élues, liées à la globalisation (OMC, OCDE, banque mondiale, FMI, Commission de Bruxelles), les Traités du type Maastricht, Amsterdam, le TCE mis de facto en pratique… Puis, plus récemment, la réforme territoriale et la retenue dite « à la source » des impôts, qui substitue le pouvoir des directions d’entreprises à une part du rôle régalien de l’État…
Et arrêtons-nous un instant sur le monde du travail et comment il sert de creuset à de nouveaux rapports au pouvoir et à de nouveaux rapports sociaux. Progressivement, le contrat tend à se substituer à la loi. En prônant le fait que l’État ne peut pas tout gérer, qu’il vaut mieux laisser les acteurs assumer leurs responsabilités, le patronat est en quête de contrats avec les syndicats. Il s’appuie sur le fait souligné à l'instant que le contrat de travail est individuel et ignore la dimension collective des travailleurs, que la protection sociale a été conçue comme assurance contre des risques, et que juridiquement les salariés ne font pas partie de la définition de l’entreprise. Les négociations qui s’ensuivent tirent les syndicats vers des conceptions de sommet et les enferment dans des cadres dont les contours ne sont pas dessinés par le rapport des forces mais unilatéralement par les objectifs patronaux. Le but est que les syndicats cautionnent les rapports d’exploitation. Si l’on considère que les représentations idéologiques sont nourries d’abord par les pratiques sociales, nous assistons à un retournement en leur contraire des aspirations à l’autonomie et à ce que Legendre appelle une re-féodalisation de la société.
Car si nous rapprochons tous ces éléments, des initiatives d’intégration des salariés faites soit au nom de l’organisation du travail, soit de l’insertion professionnelle (initiatives qui font de la souplesse d’échine, de la soumission à l’égard des normes édictées et de l’ordre social, le critère du bon travailleur), on peut voir une cohérence se profiler. Tous ces éléments ont pour trait commun de faire disparaître la loi commune, au profit de normes à la carte suivant les rapports de forces locaux… Tout concourt à casser la prééminence de la loi commune au profit des liens individuels d’allégeances au capital et de l’institutionnalisation du syndicalisme. Ce qui faisait dire au ministre allemand des finances, Wolfgang Schäube, à propos de la Grèce : « les élections ne peuvent pas changer quoi que ce soit ». On ne peut être plus clair. La globalisation du capital permet de contourner les États-nations, en l’occurrence les peuples politiquement et historiquement constitués et les législations qu’ils se sont données.
Nous sommes face à un mouvement rampant vers un totalitarisme comme nouvelle phase du capitalisme. Le fascisme ne se caractérise pas obligatoirement par les traits marquants que le nazisme a laissés en mémoire. La concentration de pouvoirs hors champ de la délibération politique, l’intégration des syndicats aux appareils patronaux, la fragmentation d’un peuple et le répressif en sont l’arsenal.
Lutte des classes et question du sujet
Faut-il y déceler une simple malfaisance ou l’exacerbation des contradictions du système capitaliste ?
Nous sommes confrontés à des changements de portée anthropologique. Pour aller vite, disons que de l'aube de l'humanité jusqu'au milieu du XXe siècle, les progrès techniques se caractérisaient essentiellement par la substitution ou le prolongement, ou encore l'amplification de la force musculaire. Ce fut le cas avec la révolution industrielle et le passage à la machine-outil. L'efficacité repose alors sur une séparation travail manuel-travail intellectuel. Elle équivaut à une séparation entre travail de conception et travail d'exécution. Séparation qui servit de matrice pour délimiter qui est en position de direction ou de dominant et qui est en position d'exécutant ou de dominé. Avec la révolution numérique, l'irruption du caractère intellectuel du travail, dans tous les aspects de celui-ci, appelle la nécessité d'interpréter, de choisir, donc d'assumer la prise d'initiatives et des responsabilités. Dans de nombreux cas, les hiérarchies, même maintenues dans la vie, sont bousculées. L'efficacité passe désormais par des rapports sociaux qui donnent davantage de place à l'autonomie des travailleurs, et malmènent la dichotomie conception-exécution. Ce phénomène débouche sur un mouvement de la société qui dépasse largement le cadre du travail : l'émergence de la part de subjectivité et d'initiative implique l'émergence de l’individuation. Toute la société en est imprégnée : les rapports parents-enfants, les relations hommes- femmes, les J.O. des handicapés, les mouvements sociaux où l'assemblée générale tend à se substituer à l'autorité et à la centralité du leader… Les Nuits Debout en sont une illustration. Comment le patronat peut-il mobiliser ces caractéristiques sans éveiller une exigence plus grande de démocratie ? Quant à la politique traditionnelle et l’information, elles sont maintenues dans des modes inchangés. Or elles sont à la base de toute démocratie.
Ajoutons un enjeu nouveau lié au développement du numérique. Ce dernier peut être utilisé comme un outil de participation active et démocratique, mais considérer qu’il l’est de manière intrinsèque et unilatérale relève de l'idéologie : ni les écoutes de la NSA ni les compteurs EDF Linky ne sont une avancée démocratique. Si le numérique peut effectivement favoriser la démocratie, ce n’est pas par lui-même mais par intention politique. De plus, la démocratie, c’est aussi la capacité à se situer sur l’axe du temps, et la lecture traditionnelle a contribué à cette faculté, non seulement par les contenus, mais dans la mesure où elle a développé au fil du temps les circuits neurologiques de la concentration, de la réflexion et de l’abstraction. Or des études neuropsychologiques alertent : si elle devenait l’unique moyen d’accéder à la connaissance, la navigation sur internet atrophierait ces circuits au profit de circuits courts : ceux de l’alerte de nos ancêtres chasseurs et guerriers. Il semble que plus les liens hypertextes augmentent et plus on lit et on raisonne par fragments. La recherche doit être immédiatement satisfaite, le long devient du temps perdu. Dans nombre de réunions, on considère qu’au-delà de 4 minutes de prise de parole, c’est trop long. Parallèlement, nous sommes noyés de messages d’évidences, comme dans ces TGV où l’on nous dit de ne pas ouvrir la porte avant l’arrêt complet du train alors que c’est impossible à faire. Il ne faut pas confondre facilité d’accès à des éléments de connaissance et faculté de conceptualisation. L’atrophie des circuits du long et du complexe menacerait la capacité à penser la temporalité longue et la capacité à mettre en cohérence. Celle-ci deviendrait illisible. Or, l’émergence du sujet, c’est-à-dire de l’être conscient et maîtrisant son sort, sous-entend la participation à la maîtrise du devenir de la société, sans laquelle le rapport au pouvoir (le verbe pouvoir faire, au sens où Foucault l’entendait) est nul. Il n’y a pas d’individuation hors de ce rapport.
Tous ces bouleversements disent que la défense du passé ne correspond à aucune réalité et se révèle vaine.
Donc, aujourd’hui, le capital ne peut plus se développer à partir des mêmes ressorts qu’à l’époque où le compromis de type fordiste et « l’État-providence » étaient pour lui acceptables. La social-démocratie qui vivait en s’inscrivant dans cette possibilité de compromis voit son espace politique disparaître, d’où la revendication de Blair, de Schroeder et de Hollande, dans un livre de 2006, d’être social-libéral. Et si les exploités éprouvent un besoin nouveau d’autonomie, leur demander de faire confiance, de continuer à déléguer leurs pouvoirs ne peut que contribuer à les détourner de l’action politique ou syndicale et à les démobiliser. Même si des comportements alternatifs ont du mal à émerger, penser s’appuyer sur les pratiques acquises fait perdre toute crédibilité. Le bilan des élections des vingt dernières années montre que chacune a consisté un peu plus que la précédente, à appeler à voter non pas en fonction de ses convictions mais pour « le moins pire ». Ce que ce dernier en a fait après a participé à la dislocation de la vie politique, produisant rejet et dégoût, poussant certains vers le FN. La présidentielle de 2012 a de ce point de vue atteint un paroxysme.
Une crise qui vient de loin : le système représentatif en cause
Avant de poursuivre, interrogeons-nous sur la dynamique qui rend possible cette dérive. Elle nous fait remonter au sens même du système représentatif. Échappant à une intervention effective des exploités, cette conception fait de l’État un organisme spécialisé bénéficiant d’une autonomie. Hormis le moment du vote, quand reconnaît-on aux citoyens un rôle politique ? Grèves et manifestations sont considérées comme mouvement « social ». Dire d’une grève qu’elle est politique tient de l’injure. Entre deux élections, le rôle du peuple est réduit à la protestation. Pensons à Raffarin déclarant face au mouvement de 2003 : « la rue a parlé, maintenant c’est le tour du Parlement », et de fait… les manifestations se sont arrêtées. En 2010, il a suffi d’un vote favorable au gouvernement par le Parlement pour que le mouvement contre la réforme des retraites s’arrête. Dans le meilleur des cas la parole de la rue est tolérée en attendant qu’elle passe comme une averse, dans le pire elle est désignée comme dysfonctionnement de la démocratie ! De fait, les « représentants » bénéficient d’une totale indépendance vis-à-vis de leurs mandants. Il en découle un sentiment croissant d’exclusion à l’égard de la sphère politique. On a beau en changer, nulle part sur la planète on est tombé durablement sur les bons « représentants ». Soit le genre humain est frappé d’une poisse impossible, soit il faut nous interroger sur ce qui paraît aller de soi.
Soyons justes : pendant un temps long, cette intégration à la culture républicaine et parlementaire a porté des fruits réels. C’est à travers elle que le mouvement ouvrier s’est imposé dans le paysage politique et est sortie de sa marginalité ; à travers le suffrage universel que le rôle politique des femmes a finalement été peu ou prou reconnu (inversement, le fait que les immigrés en soient exclus les marginalise) ; et à travers l’institutionnalisation que des acquis arrachés par les luttes ont été confirmés et ont pu constituer une certaine normalité. Ces réels succès expliquent l’attachement durable à un mode politique qui semblait efficace. Mais s’en tenir à ces bons côtés serait gommer des traits fortement contradictoires. « La République une et indivisible » a servi à la fois de matrice aux services publics…et à la collaboration de classes. Dans l’idéal révolutionnaire, LE citoyen (jamais mis au pluriel) efface la dimension collective et donc de classe. Il est une abstraction. Et, nous l’avons vu, le social ne participe pas du politique. L’Histoire nous dit que lorsqu’un mouvement populaire, après avoir provoqué des changements, confie la suite à l’État, dans la durée il n’y a pas de suite, et le plus souvent les acquis sont battus en brèche.
Remontons plus en amont : jusqu’à la Troisième du nom, il n’y a pas UNE République, mais constamment deux : de 1789 à 1793, c’est la lutte de la République des nantis contre la République de l’irruption populaire. Sieyès ne cesse de clamer dès septembre[1] 1789(c’est-à-dire après que les États généraux eurent été bousculés par l’indépendance de la foule en juillet: « à force de confusions… on est parvenu à considérer le vœu national comme s’il pouvait être autre chose que le vœu des représentants de la nation, comme si la nation pouvait parler autrement que par ses représentants… Le peuple ne peut vouloir en commun ; donc il ne peut faire aucune loi, il ne peut rien en commun puisqu’il n’existe pas de cette manière… ». Guizot, durant la Restauration[2] : « Le système parlementaire est le moyen d’éviter les affres d’une seconde Révolution ». En 1848, la République de Juillet passe par les armes celle de Février…et Thiers monarchiste et fondateur de la Troisième République plaide auprès de ses pairs : « …1848, 1871… n’en n’avez-vous pas assez d’être pris par surprise ? Le suffrage universel [masculin] est le moyen de prendre régulièrement le pouls des classes dangereuses… », et il note qu’en 1871 ces classes dangereuses se sont dotées d’élites : « le suffrage universel est un moyen de dissocier ces élites de ces classes dangereuses… ».[3] Rappelons qu’une des premières mesures de la République (de 1789) a été d’interdire les coalitions et la grève. Le mouvement ouvrier après l’écrasement de la Commune s’est forgé de manière acritique à cet égard, oubliant peut-être que la Commune n’était pas morte de son échec mais par la violence. À chaque fois les événements ont été poussés par un affrontement entre ce que nous appellerions aujourd’hui un courant autogestionnaire et les classes qui se constituaient en classes dominantes. La poussée du premier était trop profonde pour être totalement ignorée par les secondes, et pas assez pour ne pas être récupérée.
La normalité de la République s’est dissociée d’une citoyenneté active, de toute idée de Révolution[4] et même de toute idée trop forte de conflictualité. L’aliénation qui en découle est telle qu’elle intègre souvent un contresens à propos de la Charte d’Amiens. Cette dernière sert aujourd’hui à revendiquer la nécessité pour le syndicalisme de ne pas se mêler de politique au nom de son indépendance. C’est confondre politique et partis politiques. En 1906, la normalité parlementaire absorbait les partis politiques et affichait combien République et social devait être dissociés ; c’est en opposition à cela que la Charte d’Amiens au Congrès de la CGT stipule : « La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat… les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation… mises en œuvre par la classe capitaliste »[5]. La limitation de champ syndical ne vient pas de la CGT, mais d’une loi qui, en 1884, en autorise le droit en le limitant strictement au social.[6]
Changer de paradigme
Cela conduit à considérer qu’il n’y a plus guère d’espace pour faire « un peu mieux ». Cela nous contraint à nous situer dans la perspective d’une autre normalité. Nous avons pour nous que fondamentalement l’enjeu de toutes les luttes actuelles est la question de pouvoir imposer, même si cela n’est pas toujours explicité. Le problème est précisément de l’intellectualiser. Cela ouvrirait sur une autre lecture de l’abstention : elle est moins du ressort de l’indifférence que du refus de jouer à un jeu où les dés sont pipés. L’obstacle à surmonter est que les mouvements réussissent à se considérer comme lieu d’ancrage du politique. Bien sûr, cela suppose que les intéressés se changent eux-mêmes. Mais comme il ne s’agit pas de leur faire des cours, il reste à provoquer des changements de pratiques. Agir est toujours agir à la fois sur quelque chose et sur soi-même. Or, on ne peut pas courir deux lièvres à la fois : plus on est concentré sur le recours « aux pouvoirs publics » et plus on s’éloigne de la perception même de cet enjeu. On substitue le mythe de l’arbitrage à l’auto-formation d’une vraie citoyenneté. Rappelons que Marx avait applaudi au fait que la Commune de Paris n’ait pas tenté de s’approprier l’appareil d’État antérieur mais tenté de concevoir autre chose[7].
Dans notre culture, il ne peut y avoir de commun qu’issu d’un espace qui nous surplombe. Et le mot institutionnalisation implique une réification d’une action qui consiste à délibérer, définir et rendre partageable des règles. Cette assimilation au Parlement plutôt qu’à une action induit la mise en extériorité des intéressés. La question-clé devient de redéfinir qui est le sujet du verbe faire de l’institué, c'est-à-dire de produire une règle commune à tous. L’élection municipale de Rome et de Turin montre qu’on ne peut reporter la question à plus tard, au risque de laisser ce terrain aux populismes.
Les Nuits Debout et une part du mouvement syndical ont déjà commencé à faire émerger de nouvelles pratiques, socialisant des attentes qui, jusqu’alors, ne dépassaient pas le stade individuel. Cette fois, le rejet de l’accaparement de la politique par les Partis a conduit à chercher une voie propre pour devenir puissance d’élaboration et d’imposition. Par ailleurs, une coopérative, du moins dans ses principes, fonctionne sur un mode de « communauté » et non sur la verticalité. À son échelle, elle produit de l’institué.
Nous ne sommes donc plus dans l’abstrait mais en présence d’un « déjà là », même s’il est encore tâtonnant. Qu’en faisons-nous ?
À partir du souci légitime de ne pas partir du haut, et du fait que le local est le lieu de la proximité par excellence, il arrive que l’on ramène tout au plus petit périmètre possible, en excluant toute volonté de se tracer une visée plus large et d’y inscrire les efforts locaux. Mais ce type de proximité sous-entend que plus l’espace géographique en cause s’élargit – département, région, nation, Europe, planète…– , plus le pouvoir s’éloigne inévitablement des intéressés. Et c’est ainsi que le capitalisme peut récupérer nombre d’aspirations. Le mot d’ordre des altermondialistes – du local au global –, mérite d’être approfondi. On pourrait préciser : penser localement le global aussi pour agir sur le local. Partons du principe que les habitants d’un endroit sont susceptibles de comprendre ce qui se passe ailleurs que chez eux. Je ne rêve pas d’un citoyen omniscient et omniprésent, mais je pense à la mutualisation des savoirs, à la rotation des divers citoyens dans les assemblées en fonction des problèmes, et à des élus qui deviennent leur porte-parole au sens précis de ce terme. Bien sûr, toute idée n’est pas bonne à prendre. Mais la démocratie est un exercice collectif et elle ne saurait être assimilée à un fonctionnement sans tensions ni heurts. La démocratie c’est la mise en lumière des points de conflictualité et des tenants et aboutissants des choix à effectuer afin que chacun.e puisse accéder à ce pouvoir d’élaboration.
Pourrait-on envisager qu’un tel processus ne commence qu’après une victoire sur le capital et ses forces ? On peut alors se demander par quel miracle une posture délégataire pourrait ensuite déboucher sur son contraire, car les habitués du pouvoir ne le rétrocèdent jamais. Si la méthode demeure étrangère à la nature du but, le but n’est jamais atteint. L’Histoire du XXe siècle le vérifie amplement. Il ne s’agit pas, compte tenu des habitudes, de faire disparaître l’État du jour au lendemain, mais de le faire progressivement dépérir. Si dépérissement il y a, ce n’est pas pour déboucher sur l’illusion de la spontanéité. Il n’y a dépérissement qu’au fur et à mesure qu’il y a appropriation par le peuple de ses prérogatives, par un exercice actif et plein de la confrontation politique et la création de nouvelles structures à son service. Inaugurer une telle démarche est une condition sans laquelle le sujet ne se construit pas et aucun processus révolutionnaire ne s’engage.
Une telle démarche permettrait aux luttes de commencer à se considérer comme pouvoir constituant. Elles ne s’adresseraient plus aux pouvoirs publics, comme des clients mécontents, mais chercheraient à devenir force d’élaboration et de transformation. Elles se fixeraient comme objet de disputer toute position de pouvoir qui leur est déniée. N’est-ce pas ce qui a manqué ces derniers mois ? De même, fixer dès aujourd’hui un tel sens aux échéances électorales changerait leur nature en changeant l’intention des électeurs. Elles pourraient devenir autant de rassemblements de conquête de souveraineté populaire directe. Et si, dans un premier temps, l’État fonctionne sans changement, le fait que la question devienne l’objet d’affrontements et d’expérimentations modifierait déjà le centre de gravité des controverses et changerait la posture de ses acteurs. Viser au-delà d’un horizon clos est le début de l’émancipation.
Pierre Zarka. Publié dans le numéro 31 de Contretemps.
Pierre Zarka est animateur de l’O.MO.S.
[1] Cité par Marcel Gauchet, La Révolution des pouvoirs, Gallimard 1995.
[2] Michèle Riot -Sarcey : Le Réel de l’utopie, Albin Michel 1998.
[3] Quentin Deluermoz : Le Crépuscule des révolutions 1848-1871,Seuil, Coll. Histoire (poche) 2012.
[4] Samuel Hayat, Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848, Seuil, 2014.
[5] Citée par M. Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté, Éd. la Découverte, Paris, 2016.
[6] Idem.
[7] La Guerre civile en France, Éditions sociales.