Crise systémique et enjeux du syndicalisme

Nous pensons que la crise est celle du système capitaliste, mais qu’est ce qui fait système ?
Nos certitudes en tant qu’héritiers du mouvement ouvrier sont ébranlées par les profonds bouleversements qui se sont développés sous nos yeux en quelques décennies. Ils vont de la globalisation capitaliste à l’organisation du travail et de l’échange, en passant par le rôle dévolu au système institutionnel.
Confrontés aux multiples déstructurations/restructurations à l’œuvre, nous sommes tous plus ou moins imprégnés d’un sentiment d’insécurité généralisée, gagnés par l’idée d’impuissance collective à pouvoir changer le cours des choses… Et le renoncement plus ou moins fort qui s’installe insidieusement quant à la nécessité de la transformation radicale, il se nourrit des échecs du passé comme des espoirs déçus.
Ces quelques éléments abruptement jetés suffisent, bien que très partiels au regard de tout ce qui nous interroge, à mettre en évidence une situation de crise profonde…
Une crise qu'il est extrêmement rare de voir abordée de cette manière. Le plus souvent, et singulièrement de la part du mouvement syndical dans son ensemble, elle n’est envisagée que sous ses aspects économiques les plus apparents.
Ainsi, dans les présentations les plus répandues, elle paraît naître d’un pur dysfonctionnement financier, ce qui conduit à limiter la recherche de solutions à la captation d’une partie des masses financières en circulation, dans l’espoir de provoquer une relance de la croissance dont toute perspective positive devrait dépendre.
Les actionnaires et « la main occulte » censée exercer le pouvoir à leur profit sont diabolisés, alors que par opposition le patronat industriel d’antan est présenté comme vertueux.
Ce strabisme est sans doute dû aux limites structurantes du mouvement ouvrier, lequel s’est construit dans le cadre de la révolution industrielle et dont il est le fruit. Celle-ci a borné l’horizon à l’intérieur duquel il s’est développé et l’a profondément marqué, le conduisant à considérer que la question essentielle était celle de la répartition des richesses créées, sans réellement s’interroger sur ce que cette demande impliquait comme modification profonde des rapports sociaux, des rapports aux pouvoirs.
Cette conception tronquée du mouvement de la société, calquée sur le modèle de la division taylorienne du travail, confine à une sorte de schizophrénie qui empêche toute analyse globale et pertinente de la réalité, et interdit toute construction cohérente d’un autre modèle de développement.
Elle occulte les possibilités réelles d’intervention des individus et les laissent en proie au sentiment d’impuissance. Quel rôle citoyen puis-je exercer si je divise de façon manichéenne l’être que je suis en établissant des cloisons étanches dans la structuration de ma pensée ? À quel moment suis-je un acteur social, à quel moment suis-je un acteur politique ?…
En réalité, la crise sociale, c’est-à-dire la dégradation considérable des rapports sociaux, est le cœur même de la crise financière, et son origine profonde. Le capitalisme ne se réduit pas à un système économique, il est une manière d’exister, et nous en faisons partie.
Le social, le culturel, l’économique ne font qu’un ensemble où chaque élément interagit avec les autres, même si cela se manifeste de manière inégale. Toute réalité est en même temps une représentation subjective, voir fantasmagorique de cette réalité.
Invoquer la lutte des classes sans inclure toutes les formes de domination et de ségrégation renvoie à une vision incomplète, amputée. De la même manière, toute dénonciation des rapports sociaux de domination qui ne s’inscrit pas dans une compréhension des rapports de classe et d’exploitation met cette dénonciation en état d’apesanteur, la privant de pertinence et d'efficacité.
Le processus d’appropriation du capital est totalisant. Il couvre la force de travail, la consommation, la culture, mais aussi l’espace urbain, le monde, le temps… De façon à déposséder l’individu des moyens essentiels de se diriger dans la vie et dans ses rapports avec les autres.
L’individu est enserré dans une socialisation qui le conduit à abdiquer ses prérogatives pour tisser toutes sortes de liens fondés sur une dépendance non dite ouvrant la voie à des représentations qui incluent comme allant de soi l’impuissance devant de multiples phénomènes de la vie. Une nouvelle fatalité s’instaure.
La domination du capital s’appuie sur un élément fondamental : la propriété des moyens de production et d’échange, qui ne paraît ne plus pouvoir être contestée… Pourtant c’est celle-ci qui désapproprie les individus de leur travail et donc d’une part d’eux-mêmes.
Aujourd’hui, elle conjugue cela à de nouveaux modes de domination et d’exploitation, deux réalités qu’il est impossible de dissocier. La destruction des anciens collectifs de travail, qui avaient fini par créer des solidarités et un sentiment de classe, engendre la forme actuelle de l’aliénation à travers des processus d’individualisation des problèmes et donc de désocialisation des individus : salaires au mérite, séances d’auto-évaluation… Ainsi on casse autant que faire se peut ce qui conduit à des solidarités, et on pousse à la promotion d’une individualité confondue avec la concurrence ou le repli sur soi. Si tout est dans l’individu, l’action collective se trouve délégitimée.
Aujourd'hui, alors que plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, compétences et connaissances sont socialisées, leur mobilisation pour la réalisation du profit et leur accaparement privé nécessitent des trésors d’imagination de la part des forces de domination.
Il devient nécessaire de mobiliser l’individu pris dans sa totalité : sa culture, ses capacités à nouer des relations, son imagination, son esprit d’initiative… Mais il est tout aussi indispensable d’exclure de son champ de compétences toute décision concernant le sens de l’activité, l’utilisation des ressources et des produits du travail.
C’est là l’objectif essentiel des politiques managériales avec le développement de la culture d’entreprise, pour susciter l’adhésion à leurs objectifs. Mais ce n’est pas chose aisée.
Le capitalisme se trouve confronté aux effets des transformations auxquels il a contribué. C’est vrai des contradictions qui nourrissent de nouveaux besoins et de nouveaux désirs chez l’individu au travail (besoins et désirs non satisfaits). C’est vrai d’un point de vue global, celui ci n’échappant pas totalement à la conscience collective : moins de salaire et de protection sociale, c’est plus de profit pour les actionnaires !
Le phénomène est bien perçu, de même le fait que la financiarisation se nourrit de la dégradation des rapports sociaux dans l’économie productive. Il est moins bien compris que la sphère financière ne résulte d’aucune volonté machiavélique, qu’elle est un élément nécessaire à la circulation du capital qui met les travailleurs en concurrence, et que réciproquement la valorisation financière ne peut se réaliser sans la sphère productive.
Ainsi la financiarisation depuis 40 ans n’a fait qu’exacerber la crise de profitabilité qui l’a motivée. Elle est un élément qui fonctionne en articulation avec la mise en concurrence des salariés sous toutes ses formes. Notamment la généralisation de la sous-traitance, du travail précaire, l’externalisation des productions et des services, aujourd’hui le développement des start up, mais aussi l’utilisation des progrès techniques dans pour viser une productivité accrue, la pression exercée par les destructions massives d’emplois, etc…
Si la domination du capitalisme continue de s’exercer en dépit de ses contradictions, si elle apparaît même plus implacable que jamais, c’est sans doute dû pour une part essentielle à l’acceptation, voire à l’adoption par le bon sens populaire d’un certain nombre de « ses valeurs ». Valeurs idéologiques héritées pour beaucoup des pratiques sociales et qui ont fini par s’imposer comme des évidences, y compris pour les organisations qui se revendiquent peu ou prou de la transformation sociale. Par exemple l'idée selon laquelle « il est normal qu’une entreprise fasse du profit, et que le propriétaire décide chez lui »… C’est aussi l’utilisation d'un lexique pensé et choisi par les laboratoires et autres clubs de pensée patronaux : marché du travail, charges sociales, coût du travail, productivité, compétitivité, etc… Toutes choses qui conduisent à faire accepter le salariat comme une condition indépassable.
Sans doute qu’un syndicalisme épousant lui-même ces terminologies, et limitant ses objectifs à une juste répartition des richesses, intégré qu’il est au système par ses propres pratiques de représentation instituées dans le cadre du paritarisme, ne prend-il pas totalement la mesure des exigences du combat nécessaire contre l’aliénation sans cesse renouvelée dans ses formes.
Limiter ses ambitions à la revendication de droits en lieu et place de la mobilisation pour la conquête de pouvoirs ne condamne-t-il pas à une inefficacité certaine ? De même, renoncer à apporter sa pierre et son expérience collective singulière à la construction d’un mouvement de transformation radicale de la société ne confine-t-il pas à une forme d’inutilité sociale ?
S’autolimiter à implorer l’arbitrage des pouvoirs publics pour lever les blocages imposés par le patronat constitue en soi un aveu d’impuissance en même temps qu'un acte de dessaisissement des individus salariés et citoyens.
Le syndicalisme est directement interpellé quant à l’analyse qu’il porte sur le mouvement de la société comme sur l’ensemble de ses postures et pratiques héritées d’un passé qui est marqué par l’échec des tentatives de transformation sociale.
Le système institutionnel dans son ensemble est conçu et agit pour favoriser le redéploiement et la domination du capital à l’échelle de la planète. Ce sont les exigences issues des contradictions du système – le type de rapport social – qui commandent une réorganisation institutionnelle générale.
La standardisation des politiques publiques est très largement sous-estimée, voire ignorée, et on assiste quasiment en spectateurs à la mise en place d’une nouvelle architecture institutionnelle, une réorganisation des pouvoirs s’appuyant sur un ensemble de règles émanant de traités supranationaux (traités européens, bientôt traité transatlantique…) qui font force de lois intangibles… Ils encadrent toute politique publique et interdisent toute velléité de s’en émanciper. Leurs applications concrètes sont confiées progressivement à des organes technocratisés à l’extrême et chaque fois que possible non élus. Leur credo, et ce jusque dans les décisions qui apparaissent anodines : imposer et généraliser à l’ensemble des activités humaines les logiques concurrentielles et la libre circulation des capitaux et marchandises ! C’est cela la fameuse gouvernance que d’aucuns reprennent souvent à leur compte sans en comprendre le sens.
C’est à l’aune de ces objectifs qu’il faut comprendre et apprécier les réorganisations en cours et à venir dans notre pays. Le type de démocratie délégataire et parlementariste adoubé par la quasi-totalité de notre corps social s’avère incapable de s’opposer et même de résister un tant soit peu à ces évolutions.
Ces quelques éléments livrés au débat, pour schématiques qu'ils soient, mettent en évidence la profonde sous-estimation de ce qui structure au fond la crise de société qui nous affecte, laquelle appelle une critique approfondie de l’ensemble de nos analyses, habitudes, pratiques, aussi bien individuelles que collectives.
Patrick Darré. Publié dans le n°29 de Contretemps.