Danse des esprits sur un terril du Yorkshire.

Entretien avec David John Douglass

David John Douglass est dirigeant du Syndicat national des mineurs (NUM) dans le Yorkshire du Sud (site de Hatfield) et ancien membre de l’exécutif du NUM.

En réponse à une question vers la fin de notre entretien, David J. Douglass a dit : « Je suis un adhérent retraité du Syndicat national des mineurs. En mars [2015], j’aurai été adhérent depuis cinquante ans, mais retraité depuis trois ans seulement. Bon, devenir retraité du NUM, c’est un peu comme la ménopause… Je crois. Avec ses phases de désespoir et de dépression ! Plein ! […] Militant politique plus que mineur ? Non, non. C’est la même chose. Je n’ai jamais vu de mineur qui n’était pas aussi militant politique ou syndical, ou au moins une grande gueule. Pour moi, les deux choses vont ensemble et je continue de me mêler de tout ça, et tant que je respire je me battrai pour l’industrie minière et je me battrai pour le syndicat des mineurs ».

La trajectoire ouvrière et politico-syndicale de David Douglass a aussi été une trajectoire intellectuelle marquante. Douglass a produit une œuvre considérable sur l’histoire de la mine dans le nord-est de l’Angleterre ou sur les années soixante dans la grande ville industrielle de Newcastle et ses environs. Il est en particulier l’auteur d’une gigantesque trilogie autobiographique, Stardust and Coaldust, dont le dernier volume, Ghost Dancers[1], offre le récit et les analyses les plus informés et détaillés à ce jour de la grande grève de 1984-1985. Une des singularités de ce récit tient au fait que Douglass revient de manière systématique sur les années qui suivirent la grève, jusqu’à l’extinction quasi totale du secteur en 1992. Il met ainsi en lumière des années méconnues durant lesquelles les luttes – bien qu’occultées – restèrent d’une grande intensité.

Contretemps a rencontré David Douglass les 13 et 14 janvier 2015 à Doncaster (Yorkshire du Sud) et dans le village minier voisin de Hatfield où se trouve l’un des trois derniers puits de mine encore en activité. Nous avons abordé une variété de sujets allant de l’histoire et la culture des communautés minières depuis la fin du 18e siècle jusqu’à la situation présente du secteur en revenant sur divers aspects et implications de la grève de 1984, bien sûr, et la gauche et l’extrême gauche britanniques (et ce que D. Douglass considère être son abandon total de la question ouvrière). Nous avons d’abord voulu revenir ici sur le parcours politique et intellectuel de l’auteur de Ghost Dancers.[2]

« Guerre de Classe » : milieu, conjoncture, et trajectoire intellectuelle

CT. Ghost Dancers évoque une gauche radicale (Spartacists, SWP, dans une moindre mesure RCG[3]) assez toxique, incapable de comprendre et d’aider efficacement la grève en 1984-1985. Tu te décris toi-même comme anarchiste communiste, et en tant que tel tu représentes une de ces branches de la gauche radicale. Doit-on comprendre que tu te situes dans l’héritage de l’anarcho-syndicalisme britannique [apparu dans les années 1910]…

DJD. Oui. Enfin, avec ça, il y a les années soixante, bien sûr…

CT. Mais quel fut l’écho de cette tradition en 1984 ?

DJD. [Le Journal] Class War est né le même mois que la grève.

CT. En lien avec la grève ?

DJD. Non, c’était avant tout une nouvelle mouvance de l’anarchisme, très urbaine et principalement ouvrière et blanche, très comparable à Charlie en termes de virulence polémique du journal, de persiflage, rien n’étant sacré ; ni Dieu, ni maîtres, à bas l’autorité quelle qu’elle soit, et tout le reste… Le journal est né le même mois que la grève et ça a été le coup de foudre. Les jeunes mineurs trouvaient Class War absolument génial ! Et il sut capter l’humeur du moment. Et c’était le seul journal ; ils détestaient les autres vendeurs de journaux [d’organisations politiques], et quand on leur parlait du besoin d’un parti politique ces jeunes mineurs réagissaient toujours en disant : « On a déjà un parti politique ; il s’appelle le Syndicat national des mineurs ; pour nous, c’est notre parti et on n’a pas besoin d’un autre parti ». Mais avec Class War, c’était différent parce que personne ne demandait à personne d’adhérer à quoi que ce soit ; et leurs gros titres, comme avec l’image de McGregor jeté au sol et le slogan « On aurait dû buter cet enfoiré sur le champ », tout le monde accrochait ça à ses murs. Pour la fête de la mort de Thatcher, depuis trente ans, Class War avait sorti cette affiche disant : « Le premier samedi après sa mort, on fête ça à Trafalgar Square, 18h », et tous les locaux de mineurs en Grande-Bretagne, ou quasiment, en avait une accrochée quelque part. Dans tous les cas, dans les comtés de Durham, Yorkshire et Northumberland, ils en avaient un exemplaire. Donc oui, cette mouvance avait un réel écho. Pas tant l’organisation elle-même. De toutes façons, je suis toujours affilié au Parti travailliste, et pour ce qui était des pontes locaux, ils comptaient toujours faire carrière dans le Parti travailliste ou occuper des postes au sein du Parti travailliste. J’ai même brièvement été adhérent du Parti travailliste, parce qu’il était important que le syndicat des mineurs trouve une manière de ré-émerger politiquement après la défaite de la grève. Dans Class War, on disait toujours : « Par tous les moyens nécessaires », mais je ne suis pas sûr qu’on voulait vraiment dire qu’il fallait aller… aussi loin ; « Par tous les moyens nécessaires », ça ne voulait pas vraiment dire « adhérez à ce foutu Parti travailliste ! ».

CT. Class War est apparu à Newcastle ? Et dans quel genre d’environnement ?

DJD. Non, à Londres. C’est un truc punk urbain, sorti tout droit de l’East End[4] de Londres. Ça avait une forte résonance mais pas trop en termes d’organisation politique. Ça touchait une corde sensible chez les jeunes mineurs, eux-mêmes étant hostiles à l’autorité, habitués à ne compter que sur eux-mêmes, croyant à l’auto-organisation, ne faisant pas beaucoup confiance aux dirigeants, pas même à tes propres dirigeants, pas même à ceux que tu avais toi-même élus. À part ça, les groupes de gauche ne gagnèrent pas en audience. Les gens n’y adhéraient pas du tout.

CT. La grève a aussi été un moment de politisation pour un grand nombre de femmes. (C’est d’ailleurs au centre du film « Pride » dont tu as fait une critique assez élogieuse.[5]) Ton livre raconte notamment comment Arthur Scargill, dans un de ces meilleurs moments, en vint à proposer que les femmes puissent adhérer au NUM, et la réaction hostile à cette proposition.

DJD. Oui, du Yorkshire, de la part de la direction du Yorkshire.

CT. Que reste-t-il de cela, selon toi ? Du déplacement des préjugés plus anciens ?

DJD. Dans une certaine mesure, les femmes qui étaient actives pendant la grève le sont toujours et sont toujours intéressées. Nombre de ces femmes qui ont continué et sont allées à l’Université, nombre d’entre elles en sont venues à s’impliquer dans d’autres luttes politiques. Beaucoup se sont investies dans le Parti travailliste, ou dans le syndicalisme, ou dans la formation continue. Beaucoup d’entre elles ne sont donc pas revenues à leur situation antérieure. Je me souviens d’un gars qui à la fin d’un meeting disait : « Quand la grève sera finie, je veux récupérer ma femme, pas celle-là : celle d’avant ! ». Les gens avaient changé et n’allaient pas revenir en arrière. Mais malheureusement, à moins de retenir les leçons de l’histoire, on est condamné à répéter les mêmes erreurs. Cela dit, après le reflux, quand la poussière est retombée, ce qui a bien pris une dizaine d’années, il faut se rappeler qu’on a eu d’énormes batailles en 1992-1993 qui furent menées par les femmes. Les femmes étaient en première ligne à ce moment-là parce que les hommes ne voulaient pas reprendre la lutte. Pour tout dire, beaucoup d’hommes voulaient juste se barrer ; ramasser l’indemnité de départ et partir. Et ce sont les femmes qui ont organisé la campagne de 1992 et la marche. Des centaines de milliers de gens ont manifesté à Londres, et pareil dans tout le pays deux jours plus tard. Ce furent les plus grosses manifestations qu’on avait jamais vues dans l’histoire britannique en solidarité avec les mineurs. Les gens ont compris qu’à moins qu’on ne fasse quelque chose, il ne resterait plus aucun mineur. Nous n’avons pas vraiment été vaincus avant 1993. Nous avions perdu la grève, mais nous n’avions pas perdu l’industrie jusqu’à 1993 quand John Major[6] s’y est mis et a décimé ce qui restait. Il faut dire que malheureusement, beaucoup de terrain a été perdu. Mais beaucoup n’a pas été perdu. Je veux dire, on avait un jumelage avec la société des gays et lesbiennes de la London School of Economics et on s’est bien marré avec ça à l’époque. Ils nous envoyaient de l’argent. Nous, on avait un jeune délégué à Londres à ce moment-là et la Société des gays et lesbiennes avait organisé une soirée en boîte de nuit pour collecter des fonds, un peu comme dans « Pride ». Du coup, on a dit à ce gars-là, dont je ne veux pas donner le nom, « On a besoin que tu y ailles, pour représenter Hatfield. Il le faut. Ils collectent de l’argent pour nous. » Il a répondu : « J’irai, mais le premier qui m’approche, je lui aplatis sa gueule !  ». Alors le voilà au bar et au bout d’une demi-heure environ : « Personne ne m’a invité à danser. J’aurais dit non, évidemment ! Mais on nous a pas invités à danser ! ». « Bah, ils étaient probablement au courant que t’étais hétéro, tu comprends. » À la fin de la grève, lorsqu’a été organisée une Gay pride à Londres, on a discuté l’idée d’y envoyer notre bannière, ce qui a amusé tout le monde, mais ils sont bel et bien descendus à Londres. Cinq ans plus tôt, il aurait été absolument inimaginable que les mineurs aient quoi que ce soit à voir avec les gays et les lesbiennes. Le groupe des gays liés à Class War avait un journal appelé Wolverine qui cherchait à adopter quelqu’un, et ils ont adopté les mineurs du Beetham de Doncaster ; Beetham était un pub de hell’s angels et les gens qui faisaient partie de cette bande de motards étaient tous des mineurs de différentes mines du coin qui traînaient tous au Beetham, du coup ils furent adoptés par ce journal. Ça a transformé la manière de voir les choses pour beaucoup de gens. Et il y avait aussi la question raciale. Pendant longtemps, on n’avait jamais de Noirs dans les mines, enfin pas de gens noirs de manière permanente (Lawrence Daly[7] dans les années 1970 avait coutume de dire qu’il représentait 300 000 travailleurs noirs, en parlant du syndicat des mineurs), mais il y avait vraiment très peu de Noirs qui travaillaient dans les mines, pour toutes sortes de raisons culturelles. Les gens n’avaient pas beaucoup de contacts avec eux, et pendant la grève on a eu le soutien de Sikhs, de musulmans, et en particulier d’Antillais, et aussi des Irlandais bien sûr ; non pas que les Irlandais étaient noirs, mais ils subissaient aussi la discrimination et les préjugés, parce qu’il faut se rappeler qu’on était en pleine guerre de l’IRA. Donc, beaucoup de barrières sont tombées et des choses ont changé. De là à dire qu’elles ont changé de manière permanente, c’est une autre affaire. 

CT. Dans ce milieu et ce contexte général, la seule figure intellectuelle à apparaître dans Ghost Dancers est celle de l’historien Raphael Samuel.

DJD. Bien sûr !

CT. Peux-tu nous parler de son engagement ?

DJD. Raph était mon professeur. J’ai étudié à Ruskin College[8]. Raph était à la tête d’une excellente école historiographique au sein de l’History Workshop[9], qui amenait des travailleurs ordinaires à étudier leur propre histoire plutôt qu’à passer par tout ce processus de reddition, en quelque sorte, qui leur imposait l’étape du premier diplôme, l’apprentissage des ficelles etc. Le milieu universitaire s’accommodait vraiment très mal du fait d’intégrer des gens sans diplôme. C’est vrai, un des rares privilèges de mon existence fut de devenir un membre de la bibliothèque Bodleian.[10] J’étais aussi membre de la salle de lecture du British Museum. Tu dois payer pour devenir lecteur et j’ai été lecteur pendant six mois au British Museum. Et j’étais donc là à lire les rouleaux sacrés sur l’autel sans les titres censés m’y autoriser. Raph était un modèle pour sa manière d’enseigner, et c’était aussi un révolutionnaire, un socialiste / communiste / anarchiste révolutionnaire ; je ne suis pas sûr qu’il se soit préoccupé de l’appellation exacte. J’ai été en étroite collaboration avec lui. J’ai écrit deux livres sur l’histoire des mineurs du comté de Durham, qui ont été publiés. Mais il faut ajouter qu’il s’investissait aussi beaucoup dans les tâches pratiques. Pendant la grève, il est venu ici, dans ce pub[11] plusieurs fois. Il a récolté de l’argent à Londres. Il me faisait toujours remarquer que si les gens du nord semblaient en vouloir aux gens du sud, il fallait reconnaître que la plupart des fonds que l’on recevait venaient de Londres. Et c’était tout à fait vrai ; la solidarité qu’on a reçue de Londres et des londoniens était fantastique, ce qui tendait à faire tomber les barrières entre le nord et le sud au moins au niveau des gens eux-mêmes.

CT. Et qui vois-tu d’autre d’une envergure comparable ?

DJD. Ralph Miliband était aussi l’un de mes professeurs. À ne pas confondre avec l’un ou l’autre de ses garçons[12]. Il faisait partie de l’International Marxist Group, qui était une des meilleures tendances politiques des années soixante et soixante-dix. Mais il était plus strictement universitaire, alors que Raph n’était pas qu’universitaire ; Raph participait aux manifestations ; pendant la grève des ouvriers de l’imprimerie, Raph était là. Il était à deux pas de Wapping[13] ; il habitait à Spitafield. Il était physiquement connecté à Londres, à Spitafields et l’East End. Et le secteur de l’imprimerie était aussi disséminé dans l’East End de Londres que l’étaient les activités de docks. Beaucoup de gens travaillaient dans l’imprimerie.

CT. Qu’est-ce qui t’a conduit à te lancer dans cet immense récit ? Trois volumes, dont deux « pavés » en petits caractères… 

DJD. J’ai commencé à l’écrire quand j’étais à Ruskin. Je me suis mis à rédiger le livre Geordies – Wa Mental, qui est le premier de la trilogie. C’était une sorte d’autobiographie semi-comique orientée sexe, drogue, rock’n roll et révolution sur les bords de la Tyne [Newcastle]. Je l’ai écrit pour une conférence de l’History Workshop sur l’enfance. Je l’ai donc commencé quand j’avais vingt et un ans. Et puis j’ai simplement continué après ça, en intégrant tout. Je thésaurise tout, religieusement ; je ne jette jamais rien. Les journaux, les affiches, les documents, les tracts... Tous ces trucs-là, je les ai gardés dans l’idée de poursuivre ce qui avait été commencé avec Geordies – Wa Mental. La trilogie passe par divers degrés de sérieux, et dans le second volume je me suis mis à ajouter pas mal de notes de bas de page pour montrer que si ces choses pouvaient être marrantes, elles étaient aussi authentiques et vraies. Du coup, c’est devenu beaucoup plus universitaire, surtout après être allé à l’Université, bien sûr. Je me suis inscrit à l’Université de Stratchlyde[14] pour un diplôme que je préparais tout en continuant de travailler à la mine. Alors l’écriture est devenue plus universitaire encore de ce fait-là.

CT. Te sentais-tu isolé de ce point de vue ?

DJD. À Stratchclyde, pas tant que ça, mais Strathclyde était une université très ouvrière et avait été un collège d’enseignement technique auparavant. On y enseignait les métiers de la mine, la mécanique, l’électronique. Ils avaient aussi une très bonne faculté de droit. Alors j’y ai étudié le droit et les relations industrielles. Puis je me suis mis à un projet de formation à distance à l’université de Keele. J’ai fait un master en travaillant les horaires de nuit ici. Mais ce n’est pas si inhabituel parce que les mineurs, au moins depuis les années vingt, ont associé travail à la mine et études, parfois à l’Université, et sont invariablement revenus travailler directement dans leur mine ou au sein de leur commune. Ceux qui avaient étudié à l’Université, mais aussi les danseurs, les chanteurs et d’autres encore revenaient toujours là où ils avaient leurs racines pour y faire quelque chose, et par exemple, une des meilleures écoles de danse de toute la région se trouvait ici même, dans ce village de Duncroft [sur la commune Hatfield], la Pye School of Dancing. Il y avait là de merveilleux danseurs professionnels. Le père de la directrice avait été mineur, et son grand-père avait été mineur, et pendant la grève, elle ne faisait pas payer l’inscription des enfants de mineurs. J’ai toujours pensé que le film « Billy Elliot » présumait qu’il était impossible qu’un jeune mineur fasse partie d’une école de danse et apprenne le ballet, que c’était irréaliste, comme beaucoup de gens le croyaient. Cela n’avait rigoureusement rien d’irréaliste ! On était en pleine époque Bruce Lee et les gens admiraient la forme physique. Et puis là encore, ces attitudes étaient en train d’évoluer.

CT. Je me demandais aussi dans quelle mesure le dernier livre (Ghost Dancers) était aussi une réponse au livre de Beckett et Hencke, Marching to the Fault Line.[15] Ta recension de ce livre fait d’ailleurs déjà elle-même quasiment la taille d’une livre.

DJD. C’est sûr ! J’aurais pu en faire un livre de la même longueur. Mais ça n’est pas le pire…      

CT. Tu es très correct à leur égard – très critique, mais très correct compte tenu des avancées et des éléments nouveaux qu’ils apportent. Ta critique reste cependant assez sévère et l’on se demande si d’une manière générale, les cinq cents pages de Ghost Dancers ne sont pas avant tout un rejet de ce qui avait tendance à devenir le principal récit et analyse de référence de la grève.

DJD. Oui, c’est vrai. C’est très vrai. Dire l’histoire telle qu’elle s’est passée avant qu’elle ne soit complètement transformée et devienne une mythologie. Tu comprends, toute la discussion autour des évènements d’Orgreave exigeait que la vérité soit mise sur la table, parce que même jusqu’à ce jour les gens ne savent pas réellement comment on en est arrivé là à Orgreave, et il devenait urgent de rétablir les faits. Sans rien enlever du courage et de l’héroïsme des gens qui se sont battus à Orgreave et sans rien minimiser de la brutalité, d’une brutalité à deux doigts d’avoir été meurtrière de la part des forces de police déployées à cette occasion, ce fut une erreur monumentale ! Ce fut une bourde monumentale et nous n’aurions jamais dû y aller ! Ce fut un de mes désaccords avec Scargill et avec la gauche ; la gauche n’a pas compris pourquoi il fallait que l’on évite de s’enliser dans cet affrontement. Pour une bonne partie de la gauche, c’était Lourdes ; on va là-bas et on en ressort lavé de nos péchés.

La situation sociale depuis la grève

CT. Ton livre raconte de manière précise ce qui s’est passé dans les années qui ont suivi, dans les rapports avec le pouvoir mais aussi en interne, au sein du NUM. Mais à l’endroit où nous nous trouvons [Hatfield], où les luttes et les grèves se sont poursuivies avec beaucoup d’intensité, a-t-on vu encore les mêmes niveaux de confrontation avec les forces de police ?

DJD. Il y a eu pas mal d’incidents, dont un certain nombre étaient plus affaire de vandalisme, pour parler franchement. Le poste de police a été attaqué, ce qui ne me posait pas de problème en soi, mais ensuite ils ont détourné le bus et essayé d’en faire une barricade. Mais bon, va savoir quelles quantités d’alcool étaient de la partie… Mais il y avait beaucoup de ressentiment. Cela a pris du temps. Prends l’école du coin, par exemple ; deux ans plus tard, la police est venue et a proposé de faire une démonstration avec leurs chevaux. Alors l’instituteur leur a répondu : « Mais vous ne croyez pas que ces gamins ont vu assez de chevaux comme ça ? ! » Alors les enfants ont fini par regarder la police montée faire son exhibition dans l’idée de reconstruire des passerelles. Mon père était un partisan modéré du Parti travailliste et un syndicaliste modéré, toujours opposé aux grèves, à l’agitation et tout ça. Il n’aurait jamais accepté que l’on dise du mal de la police. Mais au moment de la grève, quand il a vu ce qui se passait et quand il a vu des chefs de la police mentir purement et simplement à la barre des témoins, il a complètement changé d’avis. Parce qu’il y avait 1926, il avait connu la grève générale, et par la suite il n’a pas cessé de me répéter : « On est arrivé à un compromis. Si on ne pousse pas trop fort, ils ne poussent pas trop fort ». Il pensait qu’on parvenait comme ça à un équilibre. Comme ça jusqu’à l’élection de Ted Heath[16] et il pensait que Heath était ce qu’il y avait de plus à droite. On ne pouvait guère se douteur que Thatcher était en embuscade. Bon dieu, c’était un petit nounours à côté d’elle. Lui, au moins, lâchait quand il avait l’opinion publique contre lui. Elle, en revanche, ne céda jamais quand elle eut l’opinion contre elle.

CT. Et où en est-on aujourd’hui ?

DJD. Le déclin général dans le reste des bassins houillers, de l’Écosse jusqu’au Pays de Galles et au Kent est épouvantable. Nous avons les taux de chômage les plus élevés, les taux de minima sociaux les plus élevés, nous avons beaucoup de gens en mauvaise santé, des faibles niveaux de formation, nous avons un bas niveau d’espérance de vie. Ils nous ont laissé une série de privations en chaîne. Il n’y a pas d’emplois de rechange. Ils n’arrêtent pas de parler de plans de création d’emplois. Ok, tu peux à la rigueur trouver un boulot à la grande surface de bricolage du coin, ou à l’élevage de poulets en batterie où on embauche surtout des femmes. Mais s’il faut parler d’emplois bien rémunérés, qui créent du lien social et respectueux de la dignité des gens, de leur amour-propre, autant ne pas compter dessus. Les jeunes sont d’ailleurs bien conscients qu’ils ont été privés de quelque chose. J’intervenais dans une école, et certains des garçons se demandaient « mais qu’est-ce que ça peut faire que les mines soient fermées ? ». Je leur ai dit : « Mais, la plupart des garçons qui sont ici auraient travaillé à la mine et vous auriez gagné plus que votre professeur ». Ils en étaient stupéfaits. Ils ont détruit cette possibilité de gagner un salaire décent… et en l’occurrence, la mine locale est encore en activité. Si tu vas faire un tour dans les villes des environs où les puits ont fermé, comme Mexborough, Goldthorpe, Hickleton, la situation est dramatique.

On tient encore le coup. Les choses sont moins catastrophiques qu’avant. Il y a un léger mieux, mais cela tient seulement au fait que les gens se tirent eux-mêmes vers le haut par les bretelles, pas parce que tel ou tel gouvernement, conservateur ou travailliste – si tu arrives à voir la différence – aurait cherché à nous aider et à nous soutenir. Tu vois, j’en ai marre de ces histoires de plans de création d’emplois. Il n’y a pas besoin de « créer » des emplois. On a besoin de s’alimenter, de se loger, de s’habiller, se déplacer, se chauffer. C’est du concret, je ne vois pas ce qu’il y a à « créer ». On est capable de faire tout ça. Alors pourquoi est-ce que les gens qui sont au chômage et n’ont pas de quoi s’alimenter, se déplacer, se vêtir, ne pourraient pas fabriquer ce qui leur manque ? C’est quand même pas si sorcier, il me semble.

J’aimerais voir l’industrie charbonnière ramenée à au moins 55 000 mineurs en mesure de produire les 60 millions de tonnes de charbon que l’on importe pour l’instant. J’aimerais voir cette production utilisée dans des centrales électriques propres équipées de système de captage et de stockage du carbone. J’aimerais que nous produisions notre propre acier et bien entendu, avec le captage et le stockage, on n’aurait plus besoin de payer la taxe sur les énergies fossiles, ce qui veut dire que le coût de production serait divisé par deux. À l’heure actuelle, le charbon est produit pour 45 livres sterling [60 euros approx.] par mégawatt/heure. Mais c’est dû au fait de la surtaxe de 25 livres servant à subventionner les ressources inefficaces comme le nucléaire ou l’éolien. Sans cela, il serait possible d’éviter de produire du CO2 et on pourrait passer à un coût de 24 ou 25 livres par mégawatt/heure. L’acier en serait moins cher, et tout ce qui utilise l’acier ; les voitures, bateaux seraient aussi moins chers et tout l’activité industrielle en générale en serait régénérée.

CT. Mais quelle est la perspective maintenant pour le NUM [réduit à moins de deux mille adhérents] et qui défend les mineurs ?

DJD. Pour ce qui est des dirigeants qui se soucient de savoir combien d’adhérents il nous reste, disons que si un gros syndicat va les voir et leur propose de garantir leur salaire, en sorte que dans le cas de la fermeture des derniers sites ils continueraient d’être payés jusqu’à leur retraite, pour eux c’est tentant. D’autant que le NUM a encore quinze millions de livres sterling à la banque et possède beaucoup de propriétés immobilières. Un syndicat plus important pourrait donc intégrer les avoirs du Syndicat national des mineurs pour un coût très faible. Quelques salaires de permanents et l’affaire est réglée… Je suis opposé à mort à toute fusion avec un gros syndicat ; un mineur, où qu’il se trouve, doit être membre du syndicat national des mineurs, même si ça n’est pas rentable ou quel que soit le désir que peuvent avoir les permanents d’intégrer une plus grosse structure syndicale... Bon, maintenant, qui défend… ? Les mineurs eux-mêmes et eux seuls. Avec quelques exceptions notables ; des parlementaires comme Ian Lavery[17] et quelques autres parlementaires du nord. Mais très peu. Et j’attends de voir M. Miliband prendre position en faveur des mineurs. Nous sommes ici dans sa circonscription, et le Parti travailliste a une dette, une dette historique de gratitude à l’égard du syndicat des mineurs qui l’a soutenu depuis des générations et qui, avec les travailleurs du rail, a fondé le Parti travailliste, fondé le Parti travailliste pour se battre pour les intérêts de la classe ouvrière, et s’il n’en est pas capable maintenant plus rien ne justifie son existence.

Propos recueillis et traduits par Thierry Labica. Publié dans Contretemps n°25.

[1 David John Douglass, Ghost Dancers : The Miners’ Last Generation (vol. 3 of Stardust and Coaldust), Christiebooks, 2010. (Vol. 1, Geordie – Wa Mental!, 2002; Vol.2, The Wheel’s Still in Spin, 2009).
 

[2] On trouvera un entretien récent (2013) traduit en français de D. Douglass à http://www.autrefutur.net/Au-dela-de-Thatcher-temoignages. Douglass y revient longuement sur Thatcher et 1984 ainsi que sur son appréciation très critique des divers secteurs de la gauche radicale depuis cette époque.
 

[3] Revolutionary Communist Group.
 

[4] Secteur populaire/ ouvrier de Londres.
 

[5 http://www.minersadvice.co.uk/reviews_pride.html
 

[6] Premier ministre conservateur de 1990 à 1997.
 

[7] Secrétaire national du NUM de 1968 à 1984.
 

[8] Institution indépendante, située à Oxford et ouvrant ses formations aux adultes en reprise d’études, peu ou pas diplômés.
 

[9] L’History Workshop [l’atelier d’histoire] a été lancé dans les années 1960 et a construit le courant historiographique de recherche et d’écriture collaboratives de l’« histoire par en bas » (history from below). La revue de l’HW fut créée par Raphael Samuel en 1976.
 

[10] Bibliothèque de l’université d’Oxford.
 

[11] Pub qui servit de lieu de réunion et de cantine dans le village de Hatfield pendant la grève.
 

[12]Ed Miliband, dirigeant de l’opposition travailliste ; David Miliband, membre des gouvernements Blair de 2006 à 2010.
 

[13] La grève de Wapping, est un autre épisode particulièrement marquant de la période, avec la grève de 1984. Les ouvriers de l’imprimerie du groupe de presse de Rupert Murdoch menèrent une grève de plus d’un an, de janvier 1986 à février 1987, contre le licenciement immédiat de 6 000 salariés qui venaient de se mettre en grève suite à l’échec de négociations sur la relocalisation des activités rédactionnelles et d’imprimerie dans l’East End de Londres.
 

[14] Université de Glasgow.
 

[15] Francis Beckett et David Hencke, Marching to the Faultine : the 1984 Miners’ Strike and the Death of Industrial Britain, London, Constable, 2009. Ce livre, paru au moment anniversaire des vingt-cinq ans de la grève, par deux journalistes du Guardian, utilisait des archives nouvelles. À ce titre, il a acquis un statut de référence sur le sujet. David Douglass en fait un commentaire détaillé sur le site Miners’ advice : http://www.minersadvice.co.uk/reviews_%20marching_to_the_fault_line.htm
 

[16] Edward Heath, Premier ministre conservateur de 1970 à 1974.
 

[17] Élu (2010) de Wansbeck dans le comté du Northumberland, représentant de la gauche travailliste, président du NUM, ancien mineur, gréviste en 1984-85 (arrêté sept fois pendant la grève).
 

 

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