Dérive autoritaire et violences policières : la dérive mortifère du pouvoir

Pour imposer les politiques néolibérales à une société qui résiste, leurs promoteurs assument de plus en plus ouvertement régression antidémocratique et répression. Pourquoi  ? Et comment résister  ?

La France, berceau des libertés et de la démocratie, est sujette depuis longtemps à la schizophrénie. D’un côté, son image présente dans le monde entier : le pays de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De l’autre, la face sombre de l’après-décolonisation, une politique internationale qui a maintenu la Françafrique, les bons rapports avec un certain nombre de dictatures... sans parler des contrats commerciaux mirobolants passés avec des régimes ignobles. Le plus souvent, c’est l’image d’Epinal qui triomphe cependant, les exécutifs successifs s’attachant à donner à la terre entière des leçons de démocratie.

En France même, il y a eu longtemps une impression largement partagée d’être protégé par un régime pluraliste, faisant place à des contre-pouvoirs, avec une culture politique faite de conflits… mais aussi de compromis. La phrase de Churchill « la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres » a servi de cache-misère et on n’a pas voulu voir, depuis plus de 10 ans, que la démocratie a évolué comme une peau de chagrin. Bien sûr, chacun sait qu’il y a Calais, la répression des migrants et la stigmatisation des Rroms, mais face à des stigmatisations sélectives, les indignations sont toujours restées elles aussi… sélectives, et ponctuelles. Si l’on peut aujourd’hui souligner combien la politique étrangère de la France est problématique depuis bien longtemps et si l’on doit aussi mesurer que les gouvernements successifs sont marqués par les concessions faites au Front national, il faut peut-être aussi et surtout prendre la mesure de ce qui change en profondeur globalement.

La radicalisation du pouvoir

De quoi la non-concertation préalable au projet de loi El Khomri, le refus de le retirer et le refus de l’amender sont-ils le nom ? Bien sûr, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement n'ouvre pas de concertation sur un projet, qu’il assume un rapport de force avec la rue et qu’un exécutif entend soumettre le Parlement. C’est même une tendance de plus en plus affirmée des gouvernements successifs depuis plus d’un quart de siècle, concrétisée avec l’usage du 49.3, qui a servi par exemple en 2004 pour imposer le projet de loi relatif aux libertés et responsabilités locales (qui comprenait notamment différents transferts de compétences vers les collectivités locales) et en 2006 pour faire passer le projet de loi pour l’égalité des chances (qui incluait le contrat première embauche). Cependant, il semble qu’on ait atteint ces derniers mois un nouveau palier dans la volonté de gouverner contre la majorité du peuple, et cela presque coûte que coûte. Faisons l’hypothèse que cela n’est pas seulement lié au sentiment qu’aurait le pouvoir qu’il ferait, avec cette loi, la bonne politique nécessaire au pays. D’une part, prétendre que la destruction des droits collectifs serait un facteur de progrès social reste tout de même peu crédible. D’autre part, ce qui maintenant semble dominer dans la volonté de gouverner contre le peuple, c’est encore plus qu’avant les enjeux de pouvoir, l’objectif de se maintenir surdéterminant les choix tactiques. C’est peut-être cela qui explique ce fait nouveau : la volonté du pouvoir d’imposer une orientation minoritaire est de plus en plus explicite.

Si une telle politique antidémocratique voit le jour, c’est bel et bien que la victoire idéologique de la droite et du MEDEF est loin d’être totale et qu’au contraire, elle se heurte à des résistances puissantes.

Si une telle politique antidémocratique voit le jour, c’est bel et bien que la victoire idéologique de la droite et du MEDEF est loin d’être totale et qu’au contraire, elle se heurte à des résistances puissantes. Résistance sous la forme du mouvement lui-même. Mais aussi résistance (en partie silencieuse) de l’opinion commune, où la critique du projet de loi est hégémonique, même si elle a bien des aspects contradictoires. À défaut d’avoir suffisamment rendu les cerveaux perméables aux idées les plus néolibérales, il faut mettre à genoux et le mouvement et la société pour assurer le maintien – et non pas le triomphe – des politiques néolibérales de l’État. On est loin d’une situation de victoire absolue ; on est plutôt dans la situation inverse, où l’ordre libéral n’a pas réussi à s’imposer comme le seul horizon nécessaire, et où beaucoup s’en détournent.

Résistances plurielles, blocages

Les résistances actuelles sont nombreuses, polymorphes, intergénérationnelles, et elles dépassent les modes d’action traditionnels, sans les renier. Cerises a déjà traité de ce qui émerge à travers Nuit Debout et l’occupation des places dans des centaines de villes. Il existe ainsi des formes d’appropriation de l’espace public, des formes d’implication dans des débats qui concernent les choix fondamentaux de la société. La part prise par le Net dans la mobilisation doit être analysée et valorisée à son juste niveau : la circulation et la diffusion rapide des idées, l’exemplarité des combats, l’expression de la solidarité prennent des dimensions qu’elles n’ont jamais eues précédemment. Cela jouxte les formes traditionnelles, dont celles de la pétition de masse, de la manifestation et de la grève restent les modalités essentielles.

Le retour en force de l’idée de blocage n’est pas seulement symbolique, même si sa valeur symbolique est forte. Le blocage, c’est tout à la fois un témoignage que la machine peut être grippée par l’action, une forme d’appropriation collective par ceux-là même sans qui la production n’existe pas ; c’est aussi assumer un niveau de conflictualité douloureux pour l’adversaire ; et c’est enfin interpeller tous les spectateurs comme autant d’acteurs potentiels, dont le rôle est décisif. À ce sujet, le pouvoir et la plupart des grands médias à sa botte idéologique n’ont de cesse de tenter d’opposer le mouvement à la société ; mais si la société reste solidaire du mouvement, comme c’est grosso modo le cas depuis bientôt quatre mois, alors le pouvoir a beaucoup de souci à se faire.

Au contraire des avis trop prudents qui s’émeuvent que des blocages puissent nuire à l’efficacité du mouvement, il faut constater que des blocages menés intelligemment, usant le moins possible de la violence et jamais contre les personnes, constituent des moyens puissants pour le renforcer.

Au contraire des avis trop prudents qui s’émeuvent que des blocages puissent nuire à l’efficacité ou à l’image du mouvement, il faut constater que des blocages menés intelligemment, usant le moins possible de la violence et jamais contre les personnes, constituent des moyens puissants pour le renforcer. À ce sujet, l’intersyndicale globalement, et la CGT tout particulièrement, ont su ces dernières semaines, de manière inédite depuis longtemps, planifier l’action, la faire rebondir… et ce n’est pas fini. Soulignons que les blocages dont nous parlons n’ont rien à voir avec les jeux mortifères consistant à opposer à la guerre sociale une forme de guerre civile. Celle-ci sert de repoussoir et de justification à la répression : elle n’interrompt en rien la normalité institutionnelle, et elle n’a aucun effet pédagogique sur le grand public - ou plutôt d’une certaine manière elle en a un : contre le mouvement.

Maintien de l’ordre : répression tous azimuts

Situation inédite : nous sommes sous l’état d’urgence, qui a été prorogé le 19 mai jusqu’au 26 juillet, mais nous vivons depuis plusieurs mois un mouvement populaire puissant dont la caractéristique principale est précisément de sortir des cadres et normes habituels. En miroir, nous vivons une évolution de la politique du maintien de l’ordre. Il y a les formes individuelles de répression directement liées à ce que permet l’état d’urgence. C’est l’assignation à résidence de certains militants sous prétexte qu’ils seraient susceptibles de provoquer des violences. Ce sont les perquisitions contre le mouvement libertaire ou anti-fa, où le fait de posséder un foulard devient quasiment un motif de sanction. Et il y a des aspects de masse : le contrôle systématique des passants à l’entrée des places publiques accueillant Nuit Debout, tout particulièrement place de la République à Paris, l’encerclement des places d’arrivée des manifestations, transformées en nasses soi-disant pour juguler les provocateurs, la pression sur les cortèges par leur "accompagnement" serré par des gendarmes lourdement armés, l’intervention directe dans des cortèges pacifiques, coupant les manifestations en tronçons distincts sous prétexte d’isoler les "casseurs", le gazage devenu habituel des manifestants, recherchant peut-être une sorte d’effet de démotivation (avec le succès que l’on sait !), des brutalités nombreuses, qui ne sont même pas suffisamment découragées par le fait que, de plus en plus souvent, elles sont filmées et immédiatement diffusées sur le Net.

Lorsque le pouvoir utilise la violence politique, policière et judiciaire pour affaiblir un mouvement, c’est bien nous qui sommes du côté de la démocratie, avec deux tiers des citoyens, tandis que le gouvernement est du côté de ses adversaires.

Les effets de ces pratiques policières sont délétères pour le pouvoir, mais dans une certaine mesure il s’en moque. Ils sont délétères dans la mesure où, désormais, la masse des manifestants n’est nullement démotivée et revient en connaissance de cause lutter contre la loi El Kohmri ; où les manifestants refusent le chantage consistant à faire le tri entre eux-mêmes, entre les raisonnables et ceux qui casseraient des vitrines. Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge des vitrines cassées, mais de dire ceci : lorsque le pouvoir utilise la violence politique, policière et judiciaire pour affaiblir un mouvement, nous ne pleurons pas sur quelques éclats de verre, qui à nos yeux n’ont rien à voir avec des attaques sur des personnes, et par contre nous nous insurgeons face aux violences scandaleuses de forces de police. C’est nous qui sommes du côté de la démocratie, avec deux tiers des citoyens, tandis que le gouvernement est du côté de ses adversaires.

Précisons cependant que le pouvoir se moque des violences policières… pour le moment, c’est-à-dire tant qu’elles n’ont pas atteint un certain seuil. Ainsi, face à la droite radicalisée qui dénonce la mollesse du ministère de l’Intérieur, Manuel Valls explique : « Il n’existe pas de consignes de retenue contre les casseurs ». On est aux antipodes des discours politiques classiques d’apaisement du type : nous faisons preuve de fermeté mais dans le respect de la loi, discours qui servent notamment à se dédouaner d’éventuelles bavures. On a par contre un discours de compassion totale à l’égard des forces de police - fatiguées, débordées, insultées, provoquées, violentées… - mais rien concernant les victimes des forces dites de l’ordre. Évoquons par exemple le cas d’un jeune manifestant qui reste aujourd’hui dans le coma après avoir été victime d’une grenade de désenclavement utilisée dans une situation qui, même selon les critères de la police, ne le justifiait nullement, et celui d’un militant qui a perdu un œil au cours d’un rassemblement à Rennes. Avec l’aval du pouvoir, les flics peuvent donc s’en donner à cœur joie, même s’ils ne le font pas tous.

Violence policière, ambiance délétère

Et cela "tombe bien", si l’on peut dire, puisqu’une partie d’entre eux est influencée par les idées d’extrême-droite. Le rôle joué par le syndicat Alliance pour « défendre les policiers » en toutes circonstances doit bien sûr être mentionné, tant sa responsabilité est grande. Avec cette organisation syndicale, les policiers les plus zélés dans la répression ont toujours des chances d’être pardonnés avant même d’avoir commis leurs exactions. Cependant, force est de constater qu’il existe bel et bien des pratiques individuelles différentes : entre les discussions quasi fraternelles auxquelles nous avons assisté place de la République et le zèle mis par certains à menacer ou à blesser des manifestants, il y a un monde. Heureusement, si l’on peut dire, la crainte de la bavure de trop hante tous les praticiens du maintien de l’ordre.

Des barrières sont en train d’être franchies, et cela a des conséquences dans les têtes. On voit le chemin parcouru entre janvier 2015, où des milliers de manifestants réunis face aux attentats de Charlie Hebdo applaudissaient les cars de gendarmerie, et mai 2016, où « tout le monde déteste la police  » qui empêche d’exercer normalement les droits constitutionnels de manifester et de faire grève. Dans le même sens, des professionnels en situation de pouvoir contribuent à mettre la société sous la pression répressive : telle direction de lycée exclut 24 élèves suite à un blocage de l’établissement qui a dérapé. Et dans cette ambiance, les dérapages individuels vont de soi : tel ce chauffeur routier force un barrage routier et blesse grièvement des manifestants, etc.

Rompre avec les ruptures antidémocratiques et sécuritaires

Le recul de l’État de droit et des libertés en principe garanties par la Constitution annonce une situation politique nouvelle. Il faut qu’une dynamique citoyenne prenne force politique et concrétise la nécessité d’une révolution démocratique.

Au total, le recul de l’État de droit et des libertés en principe garanties par la Constitution annonce une situation politique nouvelle. Il va nécessairement nourrir la fuite encore plus sécuritaire de la droite et de l’extrême-droite, déplaçant le curseur de la vie politique vers le tout répressif. Cela va concourir à de nouvelles régressions : rejeter les migrants, refuser un débat sur les drogues, stigmatiser les musulmans et les Rroms, haïr les quartiers populaires, réprimer les aspirations des jeunes, moquer les artistes, les enseignants, les intellectuels… Dans le cadre des scrutins électoraux de 2017, on peut d’ores et déjà s’attendre à des multiples surenchères, comme en témoignent celles des candidats à la primaire de droite. Ils font là un cadeau à l’extrême-droite, désenclavant le Front national (ce qui lui ouvre la voie de nouveaux publics).

Face à cette évolution, la société ne peut plus vraiment compter sur un système démocratique qui est lui-même en crise et elle ne peut plus compter sur la gauche socialiste, non seulement parce que cette gauche là n’est plus de gauche mais parce qu’elle ne se réfère même plus à quelques valeurs essentielles qui lui fournissaient parfois, encore récemment, un masque éthique. Les frondeurs eux-mêmes n’ont eu de cesse de censurer leur propre colère, n’allant jamais jusqu’au bout des ruptures susceptibles d’ouvrir de nouveaux possibles. Dès lors, se pose la question de qui va assumer les ruptures… avec ces ruptures antidémocratiques et sécuritaires. Il existe certes le mouvement de la société et la force des aspirations et des idées d’ouverture, mais il faut aussi qu’une dynamique citoyenne prenne force politique et concrétise la nécessité incontournable d’une révolution démocratique. Suivez mon regard !

Gilles Alfonsi, publié sur le site de Cerises.

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