Emploi : pour des « mesures de transition et de compromis » (1)

De l’ouverture de la crise à aujourd’hui, soit de décembre 2007 à septembre 2013 : deux millions de chômeurs de plus. Ils sont aujourd’hui près de 5,5 millions. Derrière un taux de chômage d’ensemble, désormais supérieur à 10 %, la réalité sociale, une réalité de classe : un chômage 3 à 4 fois plus important dans les couches populaires – ouvriers et employés – que dans celles, dites moyennes, de la petite bourgeoisie salariale – cadres supérieurs et intermédiaires –, où il est d’ailleurs stable, voire en recul. Quant à ceux en emploi, la précarité – sous-emploi, CDD, intérim – est omniprésente dans les couches populaires. C’est simple : « la qualité de l’emploi en France est la pire d’Europe »[2].
Tout cela suffit à rappeler à quiconque voudrait l’oublier que la reconquête de l’emploi – sa création, sa qualité, sa rémunération – est la véritable pierre de touche d’un programme de transformation et de rupture. Mais il ne s’agit pas de développer l’emploi, fût-il plein, bon et décent, pour lui-même. Ce programme, il faut d’abord l’inscrire dans un projet qui redonne sens au travail humain. Pour cela, il doit être au service de trois principes, qui seront autant de guides et de perspectives pour l’action :
· Produire pour satisfaire les besoins sociaux et non le profit.
· Produire en respectant la finitude de la planète, en rendant l’inévitable empreinte anthropique soutenable.
· Travailler pour s’émanciper, non pour être exploité.
Vouloir donner à la valeur d’usage – dans ses deux dimensions : matérielle (l’empreinte physique sur la nature) et fonctionnelle (satisfaire les besoins humains) –, la prééminence sur la valeur d’échange, c’est entamer la subversion de la logique du marché et de celle du profit. Vouloir donner au travail une valeur émancipatrice, c’est engager l’affrontement avec la logique de l’exploitation et amorcer la subversion des rapports de production capitalistes. C’est un projet de rupture.
C’est donc dans la déclinaison pratique de ces trois principes que l’action pour l’emploi trouvera sa signification. Il n’en demeure pas moins que, par ailleurs, une contrainte forte doit pouvoir être préalablement desserrée. Elle tient au niveau de développement des forces productives qui est celui d’une économie telle que celle de la France. Créer de l’emploi, de l’emploi durable, c’est, en effet, s’obliger à mettre en œuvre les technologies aujourd’hui efficaces. Cela suppose d'une part une condition préalable : se mettre en moyen de mobiliser les moyens financiers très importants qui seront ainsi requis, notamment pour la recherche et le développement. La mise au pas du système bancaire et financier pour qu’il serve les besoins de financement de l’économie réelle, la constitution d’un pôle public financier au service des choix collectifs d’investissement et d’accompagnement des entreprises publiques ou privées, sont ainsi deux nécessités.
Utiliser les technologies les plus efficaces, cela suppose aussi, d’autre part, de savoir en gérer les conséquences et les effets : dans bien des cas, sinon dans la plupart, le débouché du seul marché français sera insuffisant, il faudra ainsi s’organiser à l’échelle de l’Europe, parfois (automobile, aéronautique, informatique…) à celle du monde. Organiser des coopérations productives internationales implique d’aller, à travers des refus et des ruptures partielles, vers la construction d’une autre Europe, tout autant que commencer à dessiner une autre mondialisation.
Au-delà du cadre ainsi dessiné – le projet qui donne sens, le financement qui permet, l’organisation des débouchés qui autorise la pleine réalisation de la valeur produite –, un tel programme ne peut que s’organiser autour de six directions, mais ce n’est là, à vrai dire, que le rappel de choix qui me semblent faire relativement consensus parmi ceux qui militent pour la transformation sociale[3].
· Satisfaire les besoins collectifs. Créer des emplois en produisant des biens communs, par le moyen de services collectifs. Pour cela, d’abord consolider et élargir l’existant – et le champ est ici immense : justice, recherche, santé, éducation, service public de la petite enfance, transports, télécommunications... –, et ouvrir de nouveaux domaines au non marchand solidaire : énergie, eau.
· Organiser la transition énergétique. Les ressources énergétiques carbonées sont finies, de surcroît leur utilisation sans frein conduit tout droit à une catastrophe climatique, désormais annoncée. Il est donc urgent de donner la priorité à une transition énergétique qui permette à la fois de limiter les émissions de gaz à effet de serre, de basculer vers les renouvelables et de construire les conditions d’une sobriété véritable dans les usages de l’énergie (logement, transport, modèle alimentaire). Il y a là des gisements d’emplois essentiels pour l’avenir, mais c’est au prix d’un investissement financier considérable. Des choix devront donc être organisés et un agenda de long terme défini.
· Assurer un meilleur partage des richesses. Les trois dernières décennies ont été caractérisées par un déplacement massif du partage des richesses entre profits et salaires, au détriment de ces derniers, c’est là une réalité constatée dans l’ensemble des pays développés. La France, on le sait, n’y a pas fait exception. Regagner ce qui a été perdu et retrouver une progression du pouvoir d’achat en cohérence avec les gains de productivité est une nécessité de justice sociale ; c’est aussi redonner une base permanente solide au développement de l’économie réelle et à la création d’emplois.
· Réduire le temps de travail. En déterminant et limitant le champ ouvert à l’exploitation, la durée du travail est un enjeu central dans l’affrontement entre le capital et le travail. De plus, jamais, au regard des gains de productivité, en régime capitaliste, la croissance seule n’a permis une création d’emplois permettant d’assurer le plein emploi. Sa réduction est donc un levier essentiel à la fois de l’émancipation et de la création d’emplois.
· Émanciper le travail. Pas de poursuite de l’accumulation sans reproduction continue de l’expropriation. La violence du « dépouillement » des travailleurs est constitutive des rapports de production capitalistes. Primitive, elle en a été originaire ; mais elle est depuis lors tout aussi activement reconduite. Pas de rupture d’avec le capitalisme donc sans rupture d’avec elle. Pas de socialisme sans gestion ouvrière. Ce qui, entre autres, pose la question de la forme, tout à la fois juridique, économique et sociale, de l’intervention des travailleurs dans la gestion des entreprises. Or, contrairement à ce à quoi on a trop souvent tendance à la réduire, cette question ne peut plus longtemps demeurer celle seulement des « droits nouveaux des travailleurs », surtout s’il ne devait s’agir que d’un simple contrepoids à la financiarisation de la gestion des entreprises et à la « création de valeur pour les actionnaires ». Un fait majeur est en effet caractéristique de notre moment : le capital s’est profondément réorganisé dans toutes ses dimensions, y compris au plus profond de ses réalités productives. L’économie « réelle » en est sortie transformée. C’est cette réalité-là à laquelle il faut se mettre en mesure de faire face. Ces modalités contemporaines du travail et de l’emploi : hégémonie des services (les ¾ de l’emploi), prégnance de la précarité, omniprésence de la sous-traitance en cascade et de l’irresponsabilité des employeurs réels… appellent des réponses, en particulier juridiques, inédites : le territoire et pas simplement la branche, le site et pas que l’entreprise, l’unité économique et sociale de la cascade de donneurs d’ordres et pas simplement l’employeur juridique direct…
· Sécuriser les travailleurs. Au-delà de ce qui vient d’être évoqué, qui relève de droits à ouvrir au collectif de travail, le processus de transformation doit aussi concerner le cœur même de la situation personnelle du salarié : son statut. La permanence et le caractère irréfragable des droits individuels doivent permettre de dépasser la précarité et les aléas du contrat de travail. L’institution d’une Sécurité sociale professionnelle en sera le moyen, à commencer par la garantie d‘un revenu décent lors des périodes de chômage et d’un droit permanent à la formation professionnelle tout au long de la carrière. Enfin, il y a aussi urgence à offrir à tous ceux qui sont en risque de déshérence d’emploi – chômeurs de longue durée, jeunes non qualifiés, en particulier –, une possibilité de maintien dans l’insertion professionnelle. Une politique de contrats aidés demeurera à ce titre nécessaire, dès lors du moins qu’ils assureront de la durée, une rémunération correcte et une véritable formation qualifiante.
Pour qui ne l’aurait pas encore compris, c’est bien sûr d’un programme de transformation dont je parle : soit, d’un passage progressif de ce qui est à la construction de ce que nous pouvons collectivement vouloir. Et c’est évidemment ici que commence le débat. Trop de mâles déclarations voudraient, en effet, faire accroire que l’on peut faire muter la société sans difficulté, ni résistance : SMIC augmenté de 25 % immédiatement ; durée du travail réduite à 30 heures effectives par la loi, sans gain de productivité corrélatif, du fait du contrôle des travailleurs ; emplois publics créés par millions, puisque les besoins sont là et qu’il suffit de lever l’impôt ; équilibre financier des régimes de retraite et d’assurance maladie retrouvé en un instant par la seule augmentation des cotisations des entreprises… Mais, pour ne prendre que cet exemple, quel peut bien être le sens pratique et politique d’un programme proposant une loi sur les 30 heures, quand la durée moyenne du travail des temps complets est de 39,5 heures[4] et que des mesures, certes plus humbles et moins flamboyantes – réduction du contingent d’heures supplémentaires, majoration salariale augmentée, durcissement du repos compensateur…– permettraient d’avoir un effet immédiat de réduction de la durée effective ?
La question pourrait être économique – et elle l’est aussi –, mais elle est d’abord et essentiellement politique : croire que l’on peut tondre le mouton capitaliste sans qu’il s’en aperçoive n’est ni plus ni moins qu’une billevesée, une illusion sans avenir. Il ne suffit pas, il n’a jamais suffi, « d’ériger sa propre impatience en argument théorique »[5]. Ce sont là des programmes dont la radicalité n’est que pour le papier : ils rencontrent d’autant moins de difficulté à s’appliquer qu’ils ne courent aucun risque de l’être jamais.
En faisant litière de ce qui « est la substance même, l’âme vivante du marxisme : l’analyse concrète d’une situation concrète »[6], leurs auteurs oublient, ce faisant, commodément en chemin ce dont on parle et dont il faut bien partir. Pour autant que l’on se reconnaisse dans le Marx de L’Idéologie allemande, on ne peut à la fois s’alarmer du niveau du chômage et de la précarité et penser que cela est de nulle conséquence, tant sur le rapport des forces que sur les représentations : « On part des hommes dans leur activité réelle, c’est d’après leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital ».
Le rapport des forces, d’abord. Quand les travailleurs des couches populaires en sont réduits à se battre dos au mur pour sauvegarder le minimum, qui n’est bien souvent même plus leur emploi mais le montant de la prime de licenciement. Quand les ouvriers sont désespérés au point d’en arriver à s’affronter physiquement au sein d’une même entreprise entre ceux dont le site va fermer et ceux de celui qui est maintenu, comme en Bretagne aux abattoirs GAD récemment, qui peut penser qu’une vague progressiste irrésistible est en marche ? Il faut alors s’interroger, comme viennent de le faire deux responsables syndicaux, s’il est bien vrai que « le sentiment d’isolement gagne les travailleurs (que) les communautés de travail ont continué à s’affaiblir. Le lien social s’est distendu. Les protections juridiques se révèlent moins efficaces… »[7] : alors, il faut bien en venir à poser la question du « pouvoir d’agir des travailleurs dans un contexte de rapports de forces dégradés »[8]. À maints égards, la situation est bien celle où « ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière »[9], mais elle intervient après des décennies de défaites et de reculs pour les travailleurs. C’est ce que symbolise très exactement le déplacement, général dans tous les capitalismes développés, de la frontière profits-salaires au détriment de ces derniers.
Le salariat est divisé, voilà ce qu’il faut, ensuite, reconnaître. J’ai dit, d’entrée, combien le taux de chômage moyen masquait une profonde différenciation entre les couches populaires et l’ensemble des couches de la petite bourgeoisie salariale. Il en va tout autant de la précarité, dont la concentration sur certaines couches sociales limitées me paraît, de surcroît, ouvrir à l’existence d’un néo-lumpen. Tout va dans ce sens, et depuis longtemps. Ce ne sont ni les mêmes vies, ni les mêmes destins[10] ; ce ne sont, par conséquent, pas les mêmes représentations, ni les mêmes projets. On ne peut sans cela, par exemple, comprendre la dérive – qui n’est pas seulement française, mais générale – de la social-démocratie, l’un des modes d’expression politique privilégiés de la petite bourgeoisie salariale, ni son européisme béat. «Tous les salariés ne sont pas des prolétaires »[11], il est grand temps de s’en souvenir et d’en tirer les conséquences, politiques y compris.
L’unité du salariat ne peut donc pas être un présupposé ; c’est un projet qu’il faut construire. C’est ainsi dans le rapport à la petite bourgeoisie salariale que les contours d’un Front pour un programme de transition peuvent être définis. En effet, sauf à penser – c’est apparemment le cas de certains –, que la gauche de transformation serait en mesure de prendre seule le pouvoir, comment, dans un rapport des forces dégradés et une profonde division du salariat, imaginer parvenir à prendre les lois mirifiques et les décrets foudroyants que l’on nous promet ? Il y a des conditions politiques à une mise en œuvre de la transformation sociale ; il faut bien alors parler alliances, compromis et accords de programme.
Lieu par excellence de la mobilité sociale, entre souvenir de ses origines et leur trahison, entre espoir d’ascension et rancœur des illusions perdues, la petite bourgeoisie salariale est, par sa nature même, déchirée par ses contradictions internes. Elle n’est pas d’un bloc. C’est avec celles de ses franges militantes, écologistes ou socialistes, qui veulent la transformation sociale qu’un compromis doit être recherché et peut être passé. Un compromis à vocation majoritaire, donc entre les aspirations politiques des couches populaires et celles de la petite bourgeoisie salariale.
L’urgence est là et la désespérance bien mauvaise conseillère. En France, comme en Europe, une profonde dissolution sociale est à l’œuvre, qui se traduit, entre autres, par une montée des extrêmes droites et, en France, du Front national. Celle-ci s’alimente, certes, dans la porosité coupable que lui offre la droite, tout comme dans l’abandon dans lequel la social-démocratie laisse les couches populaires, après les avoir fait espérer. Mais notre responsabilité propre ne peut être éludée. Si le « programme » du Front national trouve un public dans les couches populaires, c’est aussi que le nôtre échoue à y parvenir et à élargir son audience. Pour cela, il faut que des résultats tangibles, crédibles, puissent apparaître comme vraiment possibles. Les questions de l’accès au pouvoir et des mesures positives sur lesquelles réunir une majorité possible sont alors cruciales. Et si « la situation est telle, est-il permis d’éluder la prise en considération de mesures de transition et de compromis ? »[12]
Jacques Rigaudiat. Publié dans Contretemps n°20.
[1][1] V.I. Lénine, « Le communisme », 12 juin 1920.
[2][2] Liaison sociales Europe, n° 319, 9 janvier 2013, analyse du rapport 2012 de la fondation de Dublin sur les évolutions de la qualité de l’emploi en Europe.
[3][3]Cf., par exemple, « Changer vraiment », Fondation Copernic, Syllepse, juin 2012.
[4][4] « La durée du travail des salariés à temps complet », Dares analyses, n° 047, juillet 2013.
[5][5] F. Engels, « Le programme des communards-blanquistes », 1874.
[6][6] V. I. Lénine, op. cit.
[7][7] J.-Ch. Le Duigou, « Pour quoi nous travaillons ? », Les éditions de l’atelier, septembre 2013, p. 143.
[8][8] Nasser Mansouri Guilani, op. cit. , Les éditions de l’Atelier, septembre 2013, p. 90.
[9][9] V. I. Lénine, in La Maladie infantile du communisme.
[10][10] Cf. J. Rigaudiat, Le Nouvel ordre prolétaire, Autrement, 2007.
[11][11] Titre d’un chapitre de Ch. Baudelot, R. Establet, J. Malemort, La Petite bourgeoisie en France, Cahiers libres, Maspéro, 1974.
[12][12] V.I. Lénine, « Le Communisme », op. cit.