Enzo Traverso, Mélancolie de gauche.

La force d’une tradition cachée (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions la Découverte, 2016, 228 pages, 20 €.

Ce brillant essai est une tentative de récupérer une tradition cachée et discrète : celle de la « mélancolie de gauche », une disposition de l’esprit qui n’appartient pas au récit canonique de la gauche, plutôt encline à célébrer des glorieux triomphes que des défaites tragiques. Pourtant, la mémoire de ces défaites – juin 1848, mai 1871, janvier 1919, septembre 1973 – et la solidarité avec les vaincus irriguent l’histoire révolutionnaire comme un fleuve souterrain, invisible. Aux antipodes de la résignation, cette mélancolie de gauche est un fil rouge qui traverse la culture révolutionnaire depuis Auguste Blanqui jusqu’à Walter Benjamin, en passant par Gustave Courbet et Rosa Luxemburg , mais aussi par le cinéma critique. Traverso révèle avec vigueur et de manière contre-intuitive toute la charge subversive et libératrice de deuil révolutionnaire.

L’histoire du socialisme pendant deux siècles a été une constellation de défaites, tragiques, souvent sanglantes ; mais cela ne conduit pas à l’acceptation de l’ordre établi, bien au contraire. Dans son dernier article, en janvier 1919, Rosa Luxemburg écrivait : « La route du socialisme est pavée de défaites… En elles nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ». Le même esprit anime Che Guevara, lorsqu’en octobre 1967 il dit à ses assassins : « Nous avons échoué, mais la révolution est immortelle ». Mais cette dialectique de la défaite pouvait mener, observe Traverso, à une sorte de théodicée séculière, avec une foi presque religieuse en la victoire finale. Il vaut mieux reconnaître, comme l’avait fait la même Rosa Luxemburg en 1915, que l’avenir reste indéterminé : « socialisme ou barbarie ».

Contrairement aux défaites glorieuses du passé – 1848, 1871, 1919 – celle de 1989 (la chute du Mur de Berlin, suivie de la restauration du capitalisme) est une défaite obscure qui engendre le désenchantement. D’où le développement, à partir de ces années, d’un marxisme mélancolique, dont Daniel Bensaïd est un des plus éminents représentants. Son art réside, selon Enzo Traverso, dans l’organisation du pessimisme (formule de Walter Benjamin) : assumer un échec, sans capituler devant l’ennemi, sachant qu’un nouveau départ prendra des formes inédites.

La mélancolie de gauche s’exprime mieux dans les créations de l’imaginaire révolutionnaire que dans les controverses théoriques. Le livre va donc explorer cette sensibilité dans le cinéma à travers les œuvres de Chris Marker, Gillo Pontecorvo et Ken Loach. Contrairement à l’historiographie, le cinéma ne prétend pas à l’exactitude, mais montre la dimension subjective des événements, ce qui en fait un baromètre de l’expérience révolutionnaire. Marxiste anti-colonialiste, Pontecorvo est le réalisateur par excellence des défaites glorieuses qui préparent l’avenir, comme dans La Bataille d’Alger (1966) ou dans Queimada (1969), qu’Edward Said considérait comme « un chef-d’œuvre ». Le même jugement vaut, dans une certaine mesure, pour Land and Freedom de Ken Loach, qui porte un regard mélancolique mais « tout sauf résigné » sur la Révolution espagnole de 1936-37. Son film se veut un monument aux révolutions du 20e siècle, monument épique mais ni dogmatique ni lyrique, porté par le deuil. Autre chef-d’œuvre, Rua Santa-Fé (2007), de Carmen Castillo, est une épitaphe dédiée à la mémoire de son compagnon Miguel Enriquez et des révolutions latino-américaines des années 1970. Différent du film de Ken Loach, celui-ci est avant tout une archive sensible : Carmen Castillo n’interroge pas les raisons de la défaite mais les émotions qu’elle a engendrées, ainsi que les réactions de la jeunesse chilienne actuelle qui « s’approprie la mémoire des vaincus ». Les pages qu’Enzo Traverso consacre à ce film sont parmi les plus réussies du livre.

Les films de ces trois cinéastes, mais aussi ceux de Theo Angelopoulos ou Patricio Guzman, décrivent le 20e siècle comme âge tragique de révolutions brisées et d’utopies défaites. Leur mélancolie de gauche exprime le deuil collectif d’une génération.

Traverso dédie un chapitre à ce qu’il appelle « mélancolie post-coloniale », qui prend deux formes : l) désenchantement avec les décolonisations ratées et 2) déception avec le rendez-vous manqué entre marxisme et anticolonialisme. Il analyse avec beaucoup de finesse les écrits de Marx, repérant aussi bien sa visée euro-centrique initiale que son dépassement progressif à partir des années 1860. Au cours du 20e siècle l’histoire du marxisme est indissociable des mouvements de libération nationale, même si les marxistes occidentaux (Lukacs, l’École de Francfort) ont ignoré la lutte des peuples colonisés. À mon avis cette limitation est indéniable, mais je ne crois pas qu’elle ait engendré une « mélancolie de gauche », contrairement à la première forme de « mélancolie post-coloniale » – celle des indépendances ratées – dont Enzo Traverso parle très peu, mais qui a beaucoup pesé sur une génération de militants anticolonialistes.

Le dernier chapitre du livre est dédié à notre ami Daniel Bensaïd. Dans la nouvelle conjoncture créée par les années 1990 (restauration du capitalisme en URSS et en Europe de l’Est) Daniel va tenter de repenser l’histoire à partir de Marx et de Trotsky, mais aussi de la « galaxie mélancolique » – Baudelaire-Blanqui-Péguy-Walter Benjamin –, comme le domaine de l’incertain et du possible, des arborescences et des bifurcations. On peut critiquer la lecture que fait Bensaïd des écrits de Benjamin – notamment ses Thèses Sur le concept d’histoire – parce qu’elle écarte la dimension théologique et le rapport à l’utopie. Mais cette lecture atypique, non-conventionnelle, fut une des premières à mettre en avant la dimension politique de Benjamin. Plutôt qu’une interprétation érudite du texte, l’essai de Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique (1990) – est une réflexion à partir de Benjamin, dont il fait une boussole pour les révolutionnaires dans la tempête de 1989-1990. La révolution ne peut plus être envisagée comme « inévitable » : hypothèse stratégique et horizon régulateur, elle ne peut qu’être l’objet d’un pari mélancolique (le pari de Pascal revu et corrigé par le marxiste Lucien Goldmann).

En conclusion, Enzo Traverso critique le discours normatif actuel, qui fait du régime libéral et de l’économie de marché l’ordre naturel du monde, stigmatisant les utopies du 20e siècle. Pour ce discours dominant, la mélancolie de gauche est coupable par son attachement aux engagements subversifs du passé. Mais la gauche elle-même a souvent refoulé la mélancolie pour « ne pas désespérer Billancourt ». Il est temps de découvrir cette mélancolie rebelle qui se distingue aussi bien de la résignation que de la « compassion » pour les victimes. Elle est un des affects de l’action révolutionnaire, et reste inscrite dans l’histoire de tous les mouvements qui, depuis deux siècles, ont essayé de changer le monde. Parce que « c’est par les défaites que l’expérience révolutionnaire se transmet d’une génération à l’autre ».

Je pense que l’auteur du Pari Mélancolique (1997) serait d’accord avec cette conclusion…

Michael Löwy. Publié dans le numéro 33 de la revue Contretemps.

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