Equateur : à propos d'une tribune dans Médiapart...

Quelques remarques à propos d’une tribune sur l’Equateur publiée dans Mediapart ( https://blogs.mediapart.fr/sunniva/blog/310817/france-insoumise-correa-u...)

L'analyse et le bilan des gouvernements « nationaux populaires » ou « post néo libéraux » d'Amérique latine en ce début du 21° siècle suscitent de nombreux débats dans la gauche latino américaine (et française). Mais de quels pays parle-t-on ?

Il y a dans la gauche française, européenne et internationale une approche occidentalo-centrée, a-politique au sens où elle fait abstraction du contexte géopolitique et des rapports de forces sur le continent latino américain et ne "contextualise" pas les succès  électoraux de ces gouvernements consécutifs à des soulèvements populaires et les contradictions immédiates auxquelles ils se heurtent dès lors qu'ils décident de rester dans le cadre d'une économie de marché.

Contradiction entre la conquête d’une plus grande autonomie politique latino américaine d’une part et le maintien d’un modèle économique développementiste et modernisateur d’autre part, qui s’appuie sur l’exportation de matières premières brutes  et le néo extractivisme qui en est la conséquence, comme le souligne l’économiste argentin Claude Katz. Le tout a entrainé une re-primarisation (Pierre Salama) , « une réinsertion périphérique du sous continent dans le cadre des dynamiques économiques globales » (Dualidades de América Latina). Mais en même temps sur le plan géopolitique ces gouvernements nationaux populaires ont réalisé des progrès importants pour l’indépendance et la souveraineté politique et les conquêtes sociales. Pour C. Katz,  cette contradiction explique les échecs de la gauche régionale au Brésil, en Argentine, au Venezuela.

L'impasse stratégique dans laquelle elle se trouve - celle de toute la gauche radicale internationale aujourd'hui concernant la transition, la question du pouvoir - devrait nous interroger : cette expérience historique est-elle utile malgré son échec prévisible, permet-elle d'élever le niveau de conscience des masses populaires malgré ses limites et ses erreurs ? Ma réponse est oui, ce qui n'implique en aucune manière un soutien a critique. Mais pour que cette critique soit entendue il faut un positionnement qui tienne compte des contraintes "objectives".

Comment pouvait-on faire autrement ? Ces pays sont économiquement dépendants (du boom des matières premières et de leurs marchés d'exportations, des institutions financières internationales, du prix du pétrole etc.) L'injonction sur la diversification économique nécessaire n'est pas crédible si elle ne tient pas compte de la mondialisation, des contraintes économiques et sociales. La diversification d'une économie pétrolière rentière, mono productrice ou mono exportatrice est un processus long et complexe qui demande du temps, beaucoup de moyens, qui nécessite non seulement d'affronter des lobbys mais qui ne va pas sans risque social pendant toute la phase de transition où la rente est utilisée pour des investissements alternatifs. Pour mémoire, le Che s'y est cassé les dents dès les premières années de la révolution cubaine lorsqu'il essaya de mettre fin à la monoculture sucrière. Après son départ, F. Castro a voulu s'appuyer sur l'URSS pour sortir de la dépendance mais en entrant dans le COMECON et en dépit d'une aide soviétique massive, l'île est restée le grenier à sucre du Comecon (je simplifie) avec les conséquences dramatiques qui ont suivi la rupture des liens avec Moscou.

A propos de l'Etat et de la démocratie :
Deux siècles après l'indépendance, dans nombre de ces pays (il faudrait bien sûr les différencier), l'Etat est historiquement peu consolidé.
L’instabilité politique et sociale y est chronique (cf le nombre de coups d'Etats en Bolivie, 200 en 2 siècles d'indépendance) ou la valse des présidents (7 en 10 ans en Equateur) et la succession des dictatures..

Le credo de ces gouvernements "nationaux populaires" c’est le retour de l’Etat, sa reconstruction comme principal agent promoteur du développement après son affaiblissement par les politiques néolibérales. Un Etat dont l’ancien président équatorien, Rafael Correa, dit (intervention à la LFI à Marseille) qu’il est « la représentation institutionnalisée de la société », ce qui est pour le moins sommaire et un peu court.. Un Etat fort, centralisateur et hiérarchisé, conçu pour défendre la souveraineté nationale et résister aux agressions impérialistes, consolider sa base sociale grâce à une redistribution partielle des richesses, tout en utilisant si nécessaire la coercition contre les adversaires. C’est une conception de l'Etat et de la démocratie monolithique, sans contre pouvoirs, sans pouvoir populaire auto organisé, pluriel, autonome. La démocratie étant souvent comprise comme réservée aux pays riches, mais peu applicable dans des forteresses assiégées, parfois en guerre.

Nous ne partageons pas ces conceptions mais on ne peut pas balayer d'un revers de main le prix à payer quant il faut par exemple résister au coup d'Etat de 2002 au Venezuela. Sans oublier le financement US des opérations de déstabilisation politiques (auxquelles participent certaines ONG), les campagnes médiatiques, les sanctions économiques très lourdes (celles que Trump vient de décider envers Caracas). La prise de distance des Etats-Unis vis-à-vis des interventions militaires sous la présidence de  Barack Obama (après les déboires d’Irak et d’Afghanistan) renforce aujourd’hui l’importance que Washington attache à l’outil alternatif que sont les sanctions. D’où la nécessité d’« embarquer de force » ses partenaires dans l’application de celles-ci. Ces boycotts, ces sanctions économiques et commerciales accompagnés par les institutions financières internationales sont un instrument de coercition puissant dans une économie mondialisée, un élément majeur de la politique de sécurité de l’administration américaine aujourd’hui.

Le « soft power », les manipulations institutionnelles (les "coups d'Etat" parlementaires au Brésil, au Paraguay, au Honduras) font partie de cette nouvelle tactique , ce « nœud coulant démocratique » passé autour du cou des gouvernements dont le Brésil, l’Argentine, le Venezuela font déjà les frais.

Portés par la dynamique de soulèvements populaires victorieux, ces gouvernements ‘post néolibéraux’ ne se sont pas engagés dans un processus révolutionnaire anti capitaliste. Ils ont accepté le cadre d’une démocratie libérale démocrate, parlementaire, en l'accompagnant de la cooptation et de l’instrumentalisation des mouvements sociaux (en Bolivie ils avaient pourtant donné naissance au MAS, un parti qui a depuis contribué à l’émergence d'une bourgeoisie indigène bolivienne et à la cristallisation d'un pouvoir de plus en plus personnel etc. ). L’absence de pluralisme (cf aussi le PSUV au Venezuela, Alianza Pais en Equateur), la discrimination envers les critiques de gauche, une conception autoritaire du pouvoir, facilitent les attaques contre le non respect des libertés démocratiques alors même que l’ancien appareil d’Etat est conservé. Peu de tentatives ont été faites pour construire un pouvoir populaire autonome enraciné dans les mouvements sociaux, et ces derniers ont connu un dépérissement rapide. Une politique d’autant plus contestable qu’elle tient peu compte du caractère polyclassiste, multiculturel et multi ethnique de ces sociétés. Chavez avait essayé de contourner l’appareil d’Etat en créant des Conseils Communaux dotés de budgets propres, une sorte d’embryon d’appareil d’Etat parallèle, une expérience intéressante à ses débuts mais ces Conseils ont rapidement été transformés en appendices du PSUV.

Ces remarques illustrent mes désaccords avec la tribune de Mediapart sur l’Equateur (voir ci-dessous). Commentant la conférence de l’ancien président équatorien Rafael Correa à l’université d’été de la LFI  à Marseille, les auteur(e)s l’accusent de « légitimer une escroquerie ». Il est significatif que ce texte ne comporte aucune référence aux ingérences  impérialistes, aux contraintes économiques du pays. L'Equateur, petit Etat périphérique dollarisé (16 millions d'habitants) exporte outre son pétrole, des bananes, des fleurs coupées et des crevettes.. Le plan de la tribune est révélateur. "Démocratie d'abord, corruption systématique, la ‘Révolution citoyenne’ renforce les vices de l’Etat rentier ». Ce texte s’inscrit dans la lignée d’un courant post moderne qui essentialise les composantes de formations sociales complexes au détriment d’une analyse globale des rapports de forces nationaux, régionaux et internationaux. Les problèmes difficiles auxquelles le gouvernement Correa a fait face sont ignorés. Comment concilier la transition vers un modèle socio-économique, écologique,  qui permette de respecter « les droits de la nature » et le « bien vivre » inscrits dans la nouvelle Constitution de 2008, comment mettre en place un autre modèle de développement , l’extension des droits sociaux et la fin de la pauvreté ? Il est impossible pour le moment d’arrêter l’exploitation des ressources naturelles (Mathieu Le Quang, Franklin Ramirez). « Je n’aime pas le pétrole, mais j’aime encore moins la pauvreté » avait déclaré Correa .Tels sont les débats qui divisent la gauche équatorienne et latino américaine.

* Correa avait pris l’initiative de proposer en 2007, un plan consistant à laisser sous terre 20% des réserves pétrolières dans le parc Yasuni en échange d’une contribution financière internationale, afin de préserver la biodiversité , d’éviter les dégradations de l’environnement, de protéger les peuples indigènes. Cette proposition d’aide à un petit pays pauvre du Sud a été saluée de façon unanime à l’époque. Mais le bilan financier fut très loin d’être à la hauteur. Correa avait conditionné l’abandon de l’extraction pétrolière à cette aide. Face à l’échec , l’extraction pétrolière -et ses conséquences pour l’environnement- a repris. On peut critiquer la décision finale de Correa encore faut-il le faire sérieusement au regard du bilan social de sa présidence .

* Les auteur(e)s de la tribune dénoncent « Des effets d’annonce grandiloquents sans véritable suite sur le terrain et le maquillage éhonté des chiffres les plus inconfortables ». Pourtant d’après la Commission Économique pour l’Amérique Latine, des Nations Unies (CEPAL), l’Equateur compte aujourd’hui parmi les trois pays les moins inégalitaires de l´Amérique du Sud, alors que 10 ans auparavant il figurait parmi les pays les plus inégalitaires. Aujourd’hui 1,8 millions d’Équatoriens sont sortis de la pauvreté.

* Le texte évoque « le litige entre la multinationale Chevron – successeur de Texaco – et l’Etat équatorien », « surtout un écran de fumée » qui aurait été « mis en scène à grands renforts de propagande millionnaire par le régime de Correa ». Chevron a été condamné par un tribunal en Equateur à verser 9,5 milliards de dollars pour la pollution de vastes zones de la forêt amazonienne entre 1964 et 1990 par Texaco, une société pétrolière américaine qu'il a rachetée en 2001. Mais Chevron a remporté une victoire dans la saga judiciaire l'opposant aux autorités équatoriennes. Une cour d'appel de New York a confirmé le jugement d'un tribunal américain rejetant l’amende de 9,5 milliards de dollars (9,34 milliards de francs) infligée à la société pétrolière par un tribunal équatorien en 2011. De quel « écran de fumée » s’agit-il ?

* Correa aurait eu des « velléités anti-impérialistes » dit le texte qui met en cause  « la vacuité de nombre de ses prétentions anti-impérialistes ». C’est pourtant Correa qui a fermé la base américaine de Manta, qui a accordé l’asile à Julian Assange, en affrontant les menaces proférées par les Etats Unis et la Grande Bretagne. Qui a aidé, sous l’impulsion de Chavez, à la construction d’un front latino américain contribuant à faire échouer la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA ou ALCA) en 2005.  Sous sa présidence l‘Equateur a contribué à la construction de différentes coordinations régionales indépendantes de Washington (UNASUR, CELAC, ALBA). Des tentatives encore limitées mais avec un objectif stratégique, l’intégration latino américaine.

 * Qu’en est-il des rapports de Correa avec la CONAIE et les peuples indigènes ? Il est vrai qu’en dépit des progrès réalisés dans la reconnaissance des droits  des peuples originaires, les représentations et les pratiques autoritaires héritées de l’époque coloniale pèsent encore. Et les nombreuses erreurs de Correa sont incontestables. Mais la CONAIE n’est pas homogène. On ne peut oublier ses divisions politiques. Certains secteurs avaient appuyé le soulèvement policier contre Correa (2010). Lors des récentes élections, des dirigeants de la CONAIE ont appuyé le candidat de la droite, l’ultra libéral Guillermo Lasso, ancien banquier membre de l’Opus Dei au motif qu’« un banquier est préférable à un dictateur qui nous a dépossédés de nos territoires ».

*La présidence de Correa aurait été marquée par une « corruption massive et les faux-semblants économiques et sociaux du régime de « démocratie contrôlée ». Corruption, délinquance, narco trafic : les pathologies sociales héritées du néo libéralisme sont nombreuses sur le sous continent. Mais le jugement est pour le moins unilatéral . Un « faux semblant », le référendum sur l’interdiction faite aux fonctionnaires et aux élus de détenir des avoirs dans un paradis fiscal ? (54,97 % de « oui »). En vertu de ce « pacte éthique », ceux qui se trouvant dans cette situation, refuseraient de rapatrier leur argent seront déchus de leur poste. Un référendum justifié par le fait que  selon l’ancien ministre des Affaires étrangères Guillaume Long « D’après les chiffres auxquels nous avons accès, environ 30 % de notre PIB, c’est-à-dire 30 milliards de dollars, seraient cachés dans ces paradis fiscaux. » L’opposition était vent debout en juin 2015 contre deux projets de loi taxant les plus-values immobilières et les successions qu’elle réussit à faire capoter grâce à de violentes manifestations (Maurice Lemoine).

Passons enfin sur les caricatures , je cite :
*« Rafael Correa envoie des tweets rageurs tel un vulgaire Trump ». L’élection du successeur Lenin Moreno lors de la présidentielle ? « une opération de succession transition de type « Poutine-Medvedev » . Sans oublier la comparaison de l’Equateur sous Correa avec la Hongrie de Victor Orban..

Toutes ces remarques ne sauraient faire oublier les erreurs commises. Comme l’a écrit le sociologue très respecté Boaventura de Sousa, être solidaire n’empêche pas d’être solidairement critique. La politique menée depuis 2007 est critiquable à plusieurs titres. Pas  de réforme agraire, la signature en 2016 d’un accord de libre-échange avec l’Union européenne, des politiques extractivistes maintenues en contradiction avec une constitution qui se voulait innovante (droit de la nature, le « buen vivir »). Ajoutons à cela les méthodes politiques autoritaires de Correa leader charismatique, son refus de dépénaliser l’avortement, le compromis sur l’annulation  de la dette..( E.Toussaint).
La gauche latino américaine tire des bilans différents, voire opposés, de l’épuisement des expériences des gouvernements post néo libéraux. La débâcle soviétique a poussé les forces anticapitalistes dans une logique défensive constate Valter Pomar, ancien dirigeant du PT. Mais ces expériences ont ouvert un nouveau chapitre des luttes pour le pouvoir en Amérique latine. Il s’agit désormais de penser la transition vers un autre modèle écologique et socio-économique et de dépasser les impasses stratégiques auxquelles les gouvernements ont été confrontés.

Janette Habel

 
https://blogs.mediapart.fr/sunniva/blog/310817/france-insoumise-correa-u...
 

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