Exploitation du travail et représentations politiques

Il semble difficile de parler de l’activité de travail en dehors de la réalité de son exploitation par le capital. Dans cet article, je voudrais surtout mettre en évidence le fonctionnement des nouveaux outils d’exploitation mis en place par le patronat, et leurs conséquences sur les représentations et les comportements politiques des salariés hors de l’entreprise.
Depuis toujours, le travail requiert une implication totale du salarié, qu’elle soit physique ou psychique. Mais il semble qu’aujourd’hui ce dernier fasse davantage appel aux capacités d’autonomie de l’individu et à une plus grande implication personnelle et subjective. Si le patronat cherche à capter ces mutations grâce à de nouveaux outils d’exploitation, les militants syndicaux et politiques sont peu nombreux à reconnaître cette survaleur incorporée dans le travail vivant et ses conséquences pour les salaires, la reconnaissance des qualifications et l’organisation du travail. Ils ne prennent pas non plus assez en compte comment le patronat exploite ces mutations, notamment grâce aux stratégies de management, et leurs conséquences sur les comportements sociaux et politiques des salariés.
Pour de nombreux salariés, le travail est aujourd’hui davantage libérateur que durant la période du taylorisme, et dans les situations les plus difficiles ces derniers parviennent souvent à trouver des échappatoires. Yves Schwartz montre que « l’Histoire est la conséquence de l’impossibilité pour les hommes en tant qu’êtres d’activité singuliers de reproduire des normes antérieures à l’identique. Nous ne sommes jamais de purs exécutants, mais des êtres de pensée et d’arbitrage, même à la période du taylorisme. C’est un problème pour ceux qui veulent avoir du pouvoir sur les autres. Lorsque le management actuel veut imposer des normes de travail identiques pour tous, il provoque mutilations et crise du travail ».
La violence actuelle des rapports sociaux d'exploitation
Cependant, ces nouvelles aspirations et exigences des salariés, qui auraient pu déboucher sur une plus grande émancipation, ont été en partie récupérées par le capital et se sont retournées contre les salariés, provoquant souffrance et dévalorisation du travail. On reconnaît à juste titre cette dévalorisation du travail et cette souffrance. Mais la plupart des acteurs sociaux leur donne une dimension surtout psychologique et individuelle. Or, elles expriment la violence actuelle des rapports sociaux d’exploitation. Ces derniers ne développent pas leurs effets uniquement à l’intérieur des murs de l’entreprise, ils contribuent à structurer les représentations et les comportements sociaux et politiques des individus en dehors de l’entreprise.
Un des objectifs principaux du patronat semble être précisément d’engager totalement la subjectivité du salarié et son désir d’autonomie, pour le faire adhérer de son plein gré à ses objectifs stratégiques et d’organisation du travail. Les gains de productivité passent aujourd’hui autant par le management de la subjectivité que par l’organisation de la production. Ce faisant, le salarié a tendance à se sentir responsable de sa situation, des succès, des difficultés, des échecs. A cause de cette implication personnelle, il développe une expérience davantage intériorisée, qui peut être valorisante mais aussi culpabilisée, marquée par le doute et l'impuissance. Le patronat cherche à mobiliser le salarié pour que ce dernier se transforme lui-même en objet par son implication contrainte dans le flux tendu de la production, dans le diktat des procédures, des certifications de qualité et de l’auto-évaluation. Le temps lui-même est de plus en plus manipulé, comprimé, densifié et marqué par l’urgence qui est celle de la rentabilité à court terme du capital. L’idée force du taylorisme était d’empêcher l’ouvrier d’être maître de son temps d’exécution du travail, et de le lui imposer de l’extérieur (hétérochromie), par l’employeur et par le travail à la chaîne. Aujourd’hui, dans nombre d’entreprises, on a perfectionné le taylorisme. Plus de 30% des salariés subissent un contrôle permanent de leur rythme de travail. Ce dernier n’est pas seulement imposé par la chaîne mais par la politique du flux tendu. Le salarié est même invité à donner lui-même son avis sur la manière d’économiser du temps de production. Mais au lieu d’utiliser les pressions autoritaires ou financières on fait appel à son besoin de reconnaissance et son souci du travail bien fait. Comme le dit C.Bouton[1] dans Le temps de l’urgence : « la politique de la « qualité totale » a augmenté le stress du salarié pris dans la spirale de l’urgence ». L’activité des hommes est ainsi mesurée et calibrée dans les mêmes termes que la gestion des choses et des biens.
Dans ce processus où tout le monde est sommé d'avoir une vision optimisée des choses, il faut souvent se mentir à soi-même sur les objectifs de travail, la manière de travailler ainsi que sur les résultats. Parfois, ces objectifs relèvent d’une logique marchande qui devient folle et peut produire des catastrophes. C'est ce qui s'est passé dans les banques en 2008, où chacun, et pas seulement les traders, a été embarqué dans une histoire totalement absurde et dangereuse. C’est vrai pour d'autres entreprises. C. Dejours dit à propos de ces dénis de réalité dans lesquels les directions embarquent les salariés : « Quand l'aliénation commence à prendre la forme d'un déni collectif du réel, cela annonce le risque d'un retournement de l'activité humaine contre elle-même. ».
Le salarié qui fait l'expérience de ce décalage entre le travail requis et le travail réel peut difficilement partager et soumettre au jugement de l’autre son expérience contradictoire, parce que n’existent plus le socle de références et d’expériences communes, et aussi la confiance en l’autre,. En effet, le socle de références n’est plus celui d’il y a 20 ans, collectif et solidaire, mais plutôt celui des procédures, des certifications de qualité, de l’évaluation individuelle. Or le socle commun et la confiance sont des conditions indispensables pour oser parler de son expérience du réel. Dans ces conditions, parler de ses doutes sur le travail c’est prendre le risque de passer pour un incompétent, et non comme le détenteur d’une vision critique de l’entreprise et du monde. A partir de là, c’est la véracité du rapport que l’individu entretient avec le réel qui peut être mise en cause. Ce dernier finit par douter de son jugement, devient moins sûr de lui et peut sombrer dans la dépression.
Les pathologies du harcèlement, les suicides dans les entreprises sont avant tout des pathologies de la solitude liées à la déstructuration des défenses collectives et des solidarités tissées par l’histoire et la culture et qui ont façonné les identités individuelles et collectives. Mais elles sont aussi,,de manière indissociable, l'expression d’une souffrance du salarié face à la tentative de destruction de sa liberté de faire et d’arbitrer. Si on peut parler de souffrance au travail, celle-ci revêt à la fois des dimensions sociale, politique et quasi existentielle. Le travail a une dimension anthropologique. L’être humain ne produit pas seulement des richesses, il produit de la société et des rapports sociaux, et ce faisant il produit sa propre individualité., Or, ce qui est mis en cause comme le disait Marx c'est « ce par quoi l'être humain a vocation de s'accomplir par le pouvoir d'inscrire son action et son œuvre dans l'accroissement de soi, par la culture » . Au regard de ces réalités et de ces enjeux, le rôle premier des syndicats me semble être de créer les conditions d’une réflexion collective critique sur ces méthodes patronales pour « déculpabiliser » le salarié en l’aidant à percevoir que sa souffrance dépasse le cadre personnel.
Conséquences hors du lieu de travail
Les changements qui se produisent dans les entreprises ont des répercussions importantes sur les représentations et les comportements sociaux et politiques des individus hors du lieu de travail. Mesure-t-on bien les conséquences des tentatives du patronat pour « déshumaniser » le travail et pour réduire les salariés à des objets, le plus souvent jetables et menacés sans cesse d’inutilité sociale ? Ils ont tendance à perdre confiance en eux et dans les autres, à se replier sur leur sphère privée au détriment de la sphère collective. Menacés par le déclassement, ils nourrissent du ressentiment par rapport aux générations précédentes (Enquête France Télévision sur les moins de 35 ans début 2014). On peut s’interroger sur les conséquences de l’individualisation et de l’isolement organisés sur les représentations du monde des salariés. La tentative de destruction systématique des « collectifs critiques », l’évaluation individuelle tendent à faire émerger des rapports sociaux marqués par la concurrence des gens entre eux, la peur de l'autre et le chacun pour soi. Ces comportements et ces représentations ne prennent pas seulement leur source dans l'idéologie sécuritaire comme on le pense souvent, mais aussi dans la stratégie et les outils d’exploitation du capital dans les entreprises.
Ces techniques d’exploitation contribuent fortement à la perte des repères et des identités collectives forgés par l’histoire et les luttes. Comme le disent les chercheurs V. de Gauléjac et A.Mercier : « Le sens du travail se perd quand le collectif se perd… On est dans la lutte des places au lieu de la lutte des classes ». Elles font apparaitre comme « naturel » et donc insurmontable le sentiment diffus d’abandon, de perte de sens et d’impuissance qui s’est emparé du corps social. Cette situation est lourde de conséquences politiques. Contrairement aux années cinquante et soixante du siècle dernier, le patronat et les forces de la réaction n’apparaissent pas comme conservatrices, mais ce sont les luttes elles- mêmes qui apparaissent être contre le changement. Ce glissement idéologique est redoutable : qui vit avec son temps et qui retarde ?
Christophe Dejours dans ses travaux sur la clinique du travail pense que dans les entreprises il n'y a pas seulement un progrès de la domination, mais corrélativement une déstructuration du vivre ensemble et une dégradation en profondeur du monde, au sens où Hannah Arendt en parlait. C'est-à-dire « une destruction de l'espace d'intelligibilité commune dans lequel se déploie la pluralité des êtres humains ». J’enchaîne avec ce qu'elle disait dans son ouvrage sur le totalitarisme : « c'est précisément cette atomisation des groupes sociaux, et la progression de la désolation du monde (le désespoir de l’être humain qui ne peut plus se projeter) qui contribuent, selon elle, à préparer les hommes à la domination totalitaire. Cela les y prépare d'autant plus, dit-elle, que « cette désolation, qui auparavant constituait une expérience limite subie par quelques groupes isolés, est devenue l'expérience quotidienne des masses ». Je précise qu’en citant ainsi H.. Arendt, je ne veux pas dire qu’on va mécaniquement vers le totalitarisme, mais que les logiques à l’œuvre peuvent contribuer à favoriser des comportements sociaux et politiques régressifs.
Ces enjeux appellent un changement de la "nature" des luttes. Les syndicats se cantonnent trop exclusivement à la défense de l’emploi et des acquis sociaux des périodes antérieures. Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire. Mais en se limitant de fait à un certain corporatisme, ils cèdent à chaque fois un peu plus de terrain et perdent en crédibilité. Manifestations ou grèves deviennent davantage des rites que de réelles menaces pour le capital. Quant aux politiques, ils se contentent de soutenir les actions syndicales et n’offrent guère de propos novateurs. Ils se préoccupent davantage de critiquer le gouvernement, ou la droite, ou de préparer les prochaines élections, plutôt que de mettre en lumière les mécanismes du système. Les luttes ont besoin de s’attaquer aux réalités qui constituent le cœur du système d’exploitation, c’est-à-dire à la logique financière et les nouvelles formes d’organisation du travail dont j’ai parlé plus haut.
Les possibilités d'ouvrir des brèches dans la légitimité du système sont importantes. Ce dernier présente en effet une réelle fragilité, précisément dans la mesure où son ancrage revendiqué est dans une certaine reconnaissance d’un rôle autonome de l’individu. Mais l’absence des syndicalistes pour lui disputer ce terrain lui donne un avantage incontestable. D’autre part, une partie importante des salariés, du fait même des nouvelles exigences au travail et dans la vie, n'adhère pas vraiment aux logiques patronales, mais se sent obligée de jouer le jeu. On ne peut pas dire que « la culture d’entreprise » prônée à la fin du siècle dernier soit partagée avec enthousiasme. Les salariés jouent le jeu, contraints et forcés, désabusés parce qu’ils ont peur d'être virés, mais surtout parce qu’ils ne voient pas comment le travail et la société pourraient fonctionner autrement. Cette absence de perspectives accroît à son tour une certaine amertume, un sentiment de fatalité et de vulnérabilité et une rancœur sourde exploitable par la démagogie.
On voit donc que la manière dont les individus se comportent et se voient au travail déterminent en partie comment dont ils se voient dans la société et comment ils conçoivent cette dernière. Viser à une socialisation de l’économie ne se limite donc pas à un changement de propriétaire des moyens de production. Nous devons prendre en compte que le travail qui concentre tous les aspects de la société constitue un terrain d’affrontement avec le capital que les militants pourraient occuper davantage et mieux.
Josiane Zarka, militante associative. Publié dans Contretemps n°22.
[1] C. Bouton, Le temps de l’urgence, le Bord de l’eau 2013