Islamophobie : Une réalité et un défi pour la gauche

Un text que j'ai écrit en ... 2009.
Le concept d’ « islamophobie » est souvent contesté par des intellectuels qui proclament fièrement leur allergie à l’islam en tant que religion, tandis que d’autres se disent opposés seulement à l’« islamisme ». Ils se posent en champions de la civilisation occidentale, dont les valeurs « éclairées » seraient menacées par celles d’un monde arabo-musulman caractérisé comme fermé et rétrograde. D’autres, plus subtiles, sont favorables à l’émergence d’un islam « moderne » ou européanisé. Ils passent évidemment sous silence l’oppression des femmes et l’homophobie en France ou aux Etats-Unis, et ils traitent les musulmans comme presque génétiquement antisémites, comme si la haine des Juifs n’était pas un phénomène européen et chrétien.
Cet exemple anonyme pris sur le blog Rue89 en est assez typique :
Sur le mot « islamophobie », nous sommes également en profond désaccord : c'est un mot qui a été inventé par les Frères musulmans pour empêcher toute critique de l'islam. Or, la critique de la religion (de TOUTES les religions) est parfaitement légale en occident - en France c'est quasiment un sport national et on adore « bouffer du curé ». Ce qui nous semble inquiétant, à nous occidentaux, c'est que certains musulmans exigent un traitement particulier et considèrent toute mise en cause de l'islam comme du « racisme ». C'est stupide : l'islam n'est pas une « race », il y a des musulmans de toutes les couleurs.
Il est facile de démontrer les failles dans ces arguments. Croire qu’un mot a été introduit dans le vocabulaire dans un but précis fait penser aux théories conspirationnistes chères aux néoconservateurs. En l’occurrence, il s’agit de dénoncer le rôle diabolique des Frères Musulmans, qui, comme les Frans-Maçons pour certains ou Opus Dei pour d’autres, exerceraient un pouvoir occulte, entre leur « manipulation » des lycéennes voilées et leur « infiltration » du mouvement altermondialiste.
BRULOTS ANTIMUSULMANS
Idem, l’idée que tout ce que font ces courageux intellectuels est de « critiquer la religion ». Le total cumulé de brûlots antimusulmans, ‘exposés’ journalistiques, caricatures, mensonges, ignorance délibérée, obsession sécuritaire, généralisations abusives, exploitation malhonnête de faits divers, propagande des partis radicaux de droite, ‘bavures’ verbales ... ne constitue en aucun cas une critique de la religion mais bel et bien une islamophobie généralisée.
Nous y trouvons également d’autres idées extraites des poubelles de l’extrême-droite – en particulier celle que les victimes sont des nantis (« ils ont de la chance d’habiter en occident ») et en plus responsables de ce qui leur arrive (en exigeant « un traitement particulier »). Tout comme les Noirs qui auraient un « complexe de persécution » ou les Juifs qui en provoquant les Nazis auraient été la cause de leur propre malheur.
Enfin, est évoquée comme preuve suprême la révélation que l’islamophobie n’est pas du racisme puisque « l’islam n’est pas une race ». Comme si ceux qui s’attaquent aux musulmans per se ne s’attaquent pas aussi aux Arabes (ainsi qu’aux Noirs, aux homosexuels et aux Roms). Il suffit pour le comprendre de constater un simple fait divers comme celui qui s’est passé à Toul en août 2009 quand trois skinheads ont peint sur le mur d’une mosquée le slogan très explicite « Assez des bougnoules ».
On peut toujours ironiser, ce n’est pas parce qu’un mot est imparfait que la réalité derrière lui n’existe pas. Certes, il n’y a pas de « race musulmane », mais il n’y a pas non plus de « race arabe » ni de « race européenne ». Nous savons que les races n’existent pas, alors que le racisme est bien réel. Mais les racistes se fichent de la différence entre un musulman (ou un sikh, puisque les hommes portent un turban) et un Arabe, un Iranien, un Kurde, un Pakistanais ou un Sénégalais – ils sont de toute façon « pas comme nous ».
DISCRIMINATION ETHNIQUE ET RELIGIEUSE
Avec la nouvelle islamophobie, le racisme a changé de visage, sans pour autant disparaître dans sa forme plus ancienne. Au contraire, la montée d’une islamophobie ‘de salon’ a légitimé le ‘bon vieil racisme’.
Il est objecté que les musulmans en ‘Occident’ ne se plaignent pas de la discrimination religieuse, mais de la discrimination ethnique. Ainsi, la Fundamental Rights Agency a trouvé que, parmi les musulmans déclarant avoir été victimes de discrimination, ‘seulement’ 10% l’attribuent au seul facteur de la religion. Beaucoup plus, évidemment, considèrent que la religion est au moins un facteur de discrimination. 51% des musulmans, contre 20% des autres minorités, affirment que la discrimination sur la base de la religion est largement répandue.
Le rapporteur se pose la question de savoir si le concept d’islamophobie est utile. Il est évident que ce qui est important est la discrimination elle-même. Si un musulman est discriminé parce qu’il est arabe ou un arabe est discriminé parce qu’il est musulman, le résultat est le même. L’explosion d’articles et de discours au sujet de la « menace islamiste » a deux effets complémentaires : elle crée une ambiance anti-musulmane spécifique, que nous voyons à travers l’opposition au port du voile et à la construction de mosquées, ainsi que les profanations de tombes et de mosquées – et elle renforce le racisme anti-arabe ‘ordinaire’.
Le racisme n’existe pas « en général » ; il a besoin d’une cible et d’une justification. Le racisme biologique est aujourd’hui presque totalement discrédité. Il a été remplacé par un racisme ‘culturel’ qui s’oppose à la société multiculturelle en voulant imposer un modèle social unique (le « modèle social français », par exemple) et propre à chaque société ou ‘civilisation’.
« ENNEMI DE L’INTERIEUR »
L’islamophobie est un outil aux mains de la classe dirigeante qui permet de recréer un « ennemi de l’intérieur » allié à une « menace étrangère » - et qui légitime les bons vieux préjugés sur les ‘bougnoles’ ou les ‘barbares’. Elle permet d’être raciste ... sans être raciste au sens communément accepté du terme.
Même des anti-racistes sincères peuvent être « un peu » islamophobes, comme ces militants qui s’opposent courageusement à l’exclusion des enfants des sans-papiers de l’école mais ne trouvent rien à dire quand on exclut des filles de l’école pour cause de port du voile. Ils pensent qu’imposer le ‘modèle républicain français’ hérité du combat de la bourgeoisie contre l’Eglise catholique sert à lutter contre le ‘communautarisme’, alors que son principal effet est de renforcer le racisme. Que dire aussi de ses enseignants qui voient une menace intégriste aux portes de l’école mais qui ne voient pas la discrimination et le racisme à l’intérieur ?
S’opposer à l’islamophobie ne signifie pas que d’autres formes de racisme sont moins importantes. Il est cependant urgent pour la gauche d’admettre qu’il y a un problème. Or, la cécité de la gauche française est assez stupéfiante, y compris pour une partie de la gauche radicale. (N).
L’islamophobie est un faisceau d’idées fausses, de préjugés et de fantasmes, mais aussi de discriminations et de violences, envers les musulmans. Elle s’appuie, comme tout préjugé, sur des faits parfois réels, le plus souvent imaginés, en faisant des amalgames et des généralisations abusives.
La résistance au terme vient du fait que certains ne veulent pas admettre ou refusent de combattre cette réalité. Elle vient de la conviction parfois non-avouée qu’il existe une hiérarchie de cultures, et que celle du monde ‘occidental’ (ou de la France !) se trouve en haut de la pyramide.
NOTE
(N) Caroline Fourest hallucine quand elle affirme que « tout le monde est tombé dans le panneau de l’ ‘islamophobie’ ». La réalité y compris dans le mouvement social progressiste est que le terme est quasi tabou, tellement le consensus contre lui est large. Quand elle prétend que « de plus en plus de militants de gauche, y compris antiracistes, participent à cet amalgame en faisant de la question du foulard islamique une question de "racisme" et non plus une question d'"intégrisme" » ce n’est malheureusement pas vrai (mais si on voit des intégristes partout ...).