Kandinsky, l’« Élan tempéré »

« Le point […] prend maintenant son élan pour faire le bond d’un monde à un autre où il se libère de sa soumission et du pratique-utilitaire, […] il évolue vers une nécessité intérieure. C’est là le monde de la peinture. »
Kandinsky, Point et ligne sur plan, 1926.
« L’époque que nous vivons a pris son premier élan dans l’impressionnisme et surtout dans l’œuvre de Cézanne. Tous les obstacles, tous les barrages ne font qu’accroître la force de cet élan. Et rien n’arrêtera cette marche. »
Kandinsky, préface à Cesar Domela,
Six reproductions en couleurs d’après quelques œuvres récentes, 1943.
Pour son sujet, mais aussi pour le soin, la science et le goût très remarquables déployés par sa commissaire Sophie Bernard et son équipe, l’exposition « Kandinsky 1933-1944. Les années parisiennes », actuellement présentée au musée de Grenoble (jusqu’au 29 janvier 2017), mériterait le même succès que la grande rétrospective Kandinsky organisée en 2009 au centre Pompidou, parcourue par plus de 700 000 visiteurs. La période envisagée à Grenoble, de l’arrivée définitive de Kandinsky (1866-1944) à Paris jusqu’à sa mort, a été jusqu’à présent peu montrée en France et en Europe, non par difficulté d’en réunir des témoignages significatifs, mais parce qu’on l’a tenue souvent pour moins décisive et spectaculaire que les précédentes, ou en tout cas pour moins représentative d’un esprit d’« avant-garde » mieux susceptible d’attirer le public1. Seul le musée Guggenheim de New York avait scruté de près cette ultime période, lui consacrant en 1985 une exposition et une publication monographique encore utile aujourd’hui, alors que le très copieux catalogue de la rétrospective de 2009, faute de place ( !), se bornait à effleurer le sujet.
Bourdieu, Kandinsky et le « rendement symbolique »
Trente ans avant que le succès de cette rétrospective ne contraigne ses organisateurs à généraliser les « nocturnes », Pierre Bourdieu, mort dans l’intervalle, brossait un portrait-charge, non de ses visiteurs bien sûr, mais de leurs prédécesseurs ou parents2 : des « producteurs artistiques » et « professeurs de l’enseignement supérieur » à « capital économique -, capital culturel + », ayant « une très forte compétence même dans des domaines moins consacrés comme le cinéma », avec des préférences balançant « entre une certaine audace et un classicisme prudent », refusant « les facilités du goût “rive droite” sans s’aventurer dans l’avant-garde artistique, portant leur recherche plutôt vers les “redécouvertes” que vers les “découvertes”, vers les œuvres du passé les plus rares plutôt que vers l’avant-garde du présent (intérieur chaud et composé, plein de fantaisie, Braque, Picasso et Bruegel et parfois Kandinsky, L’Oiseau de feu, L’Art de la fugue et Le Clavecin bien tempéré). »
Car, expliquait-il aussi, « le musée d’art rassemble n’importe qui (dans les limites du capital culturel disponible), à n’importe quel moment, sans aucune contrainte en matière de tenue vestimentaire. […] Il ne propose jamais que les plaisirs hautement épurés et sublimés que revendique l’esthétique pure et, proche en cela de la bibliothèque, il appelle souvent une disposition austère et quasi scolaire, orientée autant vers l’accumulation d’expériences et de connaissances ou vers le plaisir de la reconnaissance et du déchiffrement que vers la simple délectation. » C’est le lieu où se font jour le plus nettement « les oppositions entre les systèmes de préférences purement esthétiques, que symbolise l’antithèse entre Kandinsky et Renoir », c’est-à-dire entre le goût dit « intellectuel » et le goût dit « bourgeois » ou « rive droite ».
Et Bourdieu d’ajouter : « Il faut suivre, mais pour l’éprouver, l’intuition immédiate lorsqu’elle reconnaît dans le goût des professeurs pour l’austérité des œuvres pures, Bach ou Braque, Brecht ou Mondrian, la même disposition ascétique qui s’exprime dans toutes leurs pratiques et qu’elle pressent dans ces choix en apparence innocents le symptôme d’un rapport seulement mieux caché à la sexualité ou à l’argent ». Chez les « intellectuels, patentés ou apprentis », écrivait-il encore, « c’est de l’œuvre elle-même, de sa rareté et du discours qu’ils tiendront à son sujet (dès la sortie, “devant un pot”, ou dans leurs cours, leurs articles ou leurs livres) et par lequel ils s’efforceront de s’approprier une part de sa valeur distinctive, qu’ils attendent le rendement symbolique de leur pratique. »
Ainsi, n’importe quelle exposition Kandinsky offrirait à dépense égale un « rendement symbolique » très supérieur à celui de toute exposition Renoir, et ce serait l’évidence de ce meilleur « rapport qualité/prix » qui aurait fini de modifier « l’habitus » et le nombre des visiteurs de musées, venant aujourd’hui en files et en foules s’y « distinguer » par un goût plus « intellectuel » que par le passé, les concepteurs de blockbusters adaptant eux aussi leurs « propositions muséales » à ce nouveau mainstream. Ce processus de marchandisation généralisée des « productions culturelles » ne reste cependant pas inaperçu du public, souvent prompt à identifier ses effets anesthésiants, dévitalisants ou abrutissants dans les « créations artistiques contemporaines » qu’on lui présente aujourd’hui ou qu’on lui prépare pour demain, y compris sous couvert d’« avant-garde ». Et c’est probablement moins par « classicisme prudent » et méfiant à l’égard des nouveautés que pour se consoler de l’absence de « découvertes » dans les expressions plastiques actuelles qu’il se consacre à la « redécouverte » d’œuvres d’époques réputées moins soumises à la « dictature de l’argent ».
Bourdieu a brillamment décrit ce qu’il y a de postures de classe et de caste dans les prédilections esthétiques individuelles, prétendument intimes, pures et détachées – détachées de l’ordre capitaliste, pour commencer –, mais sa sociologie ne permet pas de comprendre pourquoi, dans le présent exemple, le public venu voir une exposition Kandinsky au centre Pompidou a doublé en un quart de siècle – 350 000 visiteurs, c’était déjà un « beau chiffre » en 1984, plus que la rétrospective Chagall au même endroit la même année – avec un peu plus de femmes que d’hommes, etc. Ni pourquoi l’exposition Mondrian/De Stijl, succédant à la rétrospective Kandinsky de 2009, a attiré 43 % de visiteurs en moins, sur un sujet encore plus « intellectuel » et susceptible de « rendement symbolique » élevé. Dans l’écheveau de « bonnes » et de « mauvaises » raisons entrant dans la fréquentation des musées aujourd’hui, il n’est pas exclu que le goût public en peine de renouveau ou de « vraie vie » persiste à s’attacher sincèrement – et non par recherche exclusive de « distinction » – aux créations et aux artistes qui ont eu partie liée avec des révolutions ou des évolutions majeures de la sensibilité, et ce n’est pas ce qui sépare le moins un Renoir d’un Kandinsky.
Art « abstrait », art « total »
Le parti-pris chronologique adopté par l’exposition de Grenoble et son catalogue est excellent : résumés historiques et documents d’époque à l’appui, il permet de suivre l’évolution de Kandinsky et de sa peinture durant les dix dernières années de sa vie, particulièrement agitées sur le plan politique, social, puis guerrier, mais aussi dans le domaine des arts où s’affrontaient non pas seulement des tendances ou des écoles, mais des idéologies opposées, au milieu desquelles l’artiste bientôt septuagénaire louvoya plus ou moins prudemment3. D’où lui venait tant de prestige, au point que divers « -ismes » se disputent sa signature ou son appui dès avant son arrivée à Paris, c’est néanmoins ce que les visiteurs auront à se représenter par eux-mêmes, en l’absence de toute présentation ou « chronology » de l’ensemble de son parcours, qui occupait huit pages du catalogue Guggenheim précité, pourtant à la source de la présente entreprise. Cette omission ferait aisément parler – très certainement au rebours des intentions pédagogiques de ses concepteurs grenoblois – d’exposition pour « initiés », « intellectuels, patentés ou apprentis », toujours justiciables de quolibets à la Bourdieu.
Les principaux apports ou conquêtes de Kandinsky rendant si précieuse sa présence en France résultaient de sa « période romantique » à Munich, puis de sa « période classique » en URSS et au Bauhaus4. On sait comment cet héritier de grands bourgeois moscovites, initialement orienté vers l’enseignement de l’économie et du droit – jusqu’à aller étudier les coutumes juridiques et religieuses de populations rurales d’origine finnoise en 1889 – renonça à la carrière universitaire pour embrasser celle des beaux-arts, sous l’effet de deux révélations esthétiques survenues la même année 1896, une des Meules de foin de Claude Monet, et le Lohengrin de Wagner représenté au Bolchoï. La musique et le théâtre comme « produit d’art total » (Gesamtkunstwerk) continuèrent à le passionner toute sa vie, mais c’est pour se faire artiste peintre qu’il obtint de sa famille d’aller s’établir à Munich, passant en quelques semestres du statut d’étudiant à celui d’enseignant, auquel il reviendra en URSS et au Bauhaus, et dont beaucoup de ses écrits reprennent les perspectives et les intonations.
Ponctuée de voyages et d’un long séjour en France, la « période munichoise » lui fit connaître tout ce qui se faisait alors de neuf entre Paris, Vienne, Rome, Bruxelles et Dresde, et de fauvisme en expressionnisme, il en arriva à une dilution du sujet (ou du « motif ») et à une libération de la couleur très différentes des recherches de Monet, qualifiant les siennes de représentations « abstraites ». Le mot revient une soixantaine de fois dans Über der Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei, 1912, son long article théorique du Blaue Reiter « Über die Formfrage » paru la même année développe l’opposition polaire entre « grand réalisme » et « grande abstraction », etc. Si d’autres, tels Kupka et Malevitch, ont pu le précéder dans cette révolution picturale, il fut le premier à formuler et à justifier cette qualification d’« art abstrait » qui lui a survécu, avec des orientations contradictoires que W. Benjamin semble avoir assez vite saisies chez lui, entre un spiritualisme vitaliste et essentialiste potentiellement tyrannique et une émancipation « anti-autoritaire » et « matérialiste » de la couleur, jusqu’alors servante des arts, y compris dans les domaines de l’éloquence et du chant5.
Un autre trait de cette période munichoise fut la volonté non de faire groupe ou école, ce à quoi Kandinsky se refusa constamment, par méfiance à l’égard des « -ismes », mais de prendre une part active à un mouvement de promotion des nouvelles tendances artistiques, de réhabilitation d’œuvres méprisées ou oubliées, et de « rapprochement réciproque des divers domaines de la vie spirituelle, auparavant très séparés en apparence » (préface à la seconde édition du Blaue Reiter, 1914). Il avait antérieurement opposé la sensibilité « déchirée » (zerrissen) de l’homme moderne à « l’harmonie » qu’appelait Du spirituel dans l’art, et cette perspective romantique, qu’on dirait venue du jeune Hegel sinon de Marx, continuera d’animer ses vues les plus progressistes (voisinant avec d’autres qui les contredisent). Le 10 septembre 1914, alors que la guerre l’avait rendu « indésirable » en Allemagne et l’avait conduit en Suisse, il écrivait à Paul Klee : « Quel bonheur ce sera quand cette effrayante époque sera passée. Que viendra-t-il après ? Une grande explosion, je crois, des forces les plus pures, qui nous portera aussi à la fraternisation (Verbrüderung). Et de la même façon une égale grande efflorescence des arts, qui doivent maintenant rester cachés dans des recoins obscurs. »
Le même souci d’art « total » et de « fraternisation » entre les artistes ou même tous les hommes paraît l’avoir animé dans sa participation aux instances culturelles du jeune gouvernement soviétique, entre 1918 et 1921, puis à l’enseignement et aux travaux du Bauhaus entre 1922 et 1933. De ces deux expériences passionnantes sur lesquelles existe désormais une assez large documentation électronique en accès libre, on ne peut ici retenir que quelques détails, ses nominations successives à la tête des sections théâtre et cinéma du département des beaux-arts du Commissariat du peuple à l’éducation, à la tête du Musée de culture artistique de Moscou avec un programme de décentralisation par création de vingt-deux musées provinciaux, comme président de la commission générale d’acquisition pour le même département des beaux-arts, etc. Continuant d’enseigner aux « Ateliers nationaux libres » de Moscou comme « prolétaire du pinceau », ainsi qu’il se présentait avec Rodtchenko, il dessina et peignit peu mais trouva à publier des textes à valeur de programme, notamment « De la ‘Grande Utopie’ » dans la revue moscovite La Vie artistique (Khoudojestviennaïa jizn, 1920, n°3), appelant par exemple à la réunion d’un congrès rassemblant les artistes du monde entier, pour mettre fin à la fragmentation ou à la séparation entre les différents arts.
Venu enseigner au Bauhaus avec l’aval des autorités soviétiques6, il y poursuivit ses efforts en vue de la « Grande Synthèse » des arts, et il est significatif que ses premiers cours aient été consacrés à la fresque et à la décoration murale. Il s’agissait de traiter la peinture « comme une force qui concourt à l’organisation, c’est-à-dire que l’on conduit l’étudiant au-delà des frontières de la peinture – mais en respectant ses lois – vers l’œuvre synthétique » et « l’art total », perspective constituant « le fondement de l’enseignement pictural au Bauhaus ». À ses yeux, on n’avait « pas encore appliqué aux problèmes artistiques une pensée analytique méthodique » comme celle qui traverse ses Cours du Bauhaus à Weimar puis à Dessau et les peintures de sa « période froide » ou « classique », intégrant tardivement les apports géométrisants des suprématistes qu’il avait côtoyés en Russie.
Art « total », art « concret »
Quand les nazis fermèrent le Bauhaus, contraignant la plupart de ses membres à l’exil, Kandinsky était parfaitement informé des grandes tendances artistiques qui s’opposaient alors en Europe, entre abstraction et figuration. Il marqua aux principales d’entre elles une sympathie précautionneuse, acceptant l’offre de Michel Seuphor, porte-étendard de Mondrian, de participer à l’exposition parisienne « Cercle et Carré » en avril 1930, mais aussi de figurer comme invité d’honneur du groupe surréaliste au sixième salon des Surindépendants à l’automne 1933, tandis que ses articles et ses interventions dans la « grande presse » (tel le document qu’on trouvera plus loin) adoptaient une position de surplomb à l’égard de ces mouvements. Il en vint même à se dégager des controverses entre figuration et abstraction en qualifiant sa propre peinture d’art « concret », dans un fameux article de 1938 très utilement reproduit dans le catalogue de Grenoble.
Cette nouvelle qualification devait beaucoup à l’extraordinaire agilité intellectuelle de son neveu Alexandre Kojève, enseignant alors avec brio la philosophie hégélienne aux Hautes Études, et qui lui avait soumis dès 1936 un texte sur ses « peintures objectives »7. Mais en corrigeant sa terminologie et son argumentation, Kandinsky tirait parti de récentes prises de distance d’Hans Arp et de Theo van Doesburg à l’égard du constructivisme et des thèses de Mondrian sur la « réalité abstraite » publiées en 1919-1920 dans De Stijl, le premier intitulant « concrétions » ses sculptures réalisées à partir de 1929, le second publiant deux manifestes en défense de « la peinture concrète » dans l’unique numéro de la revue Art concret qu’il édita en 1930. Et il manifestait une fois de plus ses propres goûts philosophiques pour les oppositions et les synthèses, munissant de titres paradoxaux un nombre croissant de ses œuvres parisiennes, Tension tranquille (1935), Stabilité animée (1937), Montée-descente (1938), Complexité simple-Ambiguïté (1939), Division-Unité (1943), etc.8
De la même façon, le « biomorphisme » qui caractérise les créations de sa dernière période, peuplées d’êtres étranges qu’on dirait observés au microscope, résulte d’intentions et d’influences disparates. À la volonté de s’éloigner du géométrisme constructiviste (« Malheur à qui s’en remet uniquement à la mathématique – à la raison », écrivait-il dans les Cahiers d’Art en 1931), s’ajoutaient son intérêt ancien pour les sciences explorant ce qui échappe à l’œil humain, et la mesure qu’il avait récemment prise des œuvres de Brancusi, Arp, Miró, Tanguy, Ernst et même Dalí, loin du courant mythologique et méditerranéen dominant encore la peinture à travers l’autorité d’un Matisse ou d’un Picasso. Mais ces derniers tableaux de Kandinsky portent également le souvenir des travaux que Moholy-Nagy, Ernst Kállai et d’autres membres du Bauhaus avaient menés dans le sens d’un « biocentrisme » ou d’un « bioromantisme » alimentant un « constructivisme biomorphique » auquel faisaient déjà allusion quelques pages de Point et ligne sur plan, illustrées de vues microscopiques de « mouvements vibratoires végétaux » ou de « squelettes de cristaux »9.
« Élans » et « repos »
On peut voir au musée de Grenoble Élan tempéré (petite huile sur carton, 42 x 48 cm, absente de la rétrospective de 2009), la dernière peinture que Kandinsky ait achevée et pourvue d’un titre, en 1944, très représentative du lyrisme « baroque » et « oriental » de cette période. Parmi les nombreuses interprétations dont elle a fait l’objet, la plus ancienne est celle de W. Grohmann : face au sentiment de « se rapprocher de la mort », il aurait souhaité réaliser une « dernière synthèse, celle de la vie présente et de la vie future ». Selon S. Bernard, « les harmonies sombres » de l’œuvre annonceraient « aussi certainement la mort imminente de l’artiste. » D’autres commentateurs ont cru y déceler la présence soit d’un « ange », soit de l’omniprésent « Cavalier bleu » de la période munichoise, soit d’animalcules observés au microscope, soit de figurations chamaniques venues de sa lointaine ascendance mongole et de ses études ethnographiques de 1889, soit encore de marionnettes aux fils habilement dissimulés, rappelant la passion du peintre pour le théâtre comme Gesamtkunstwerk10.
Aucune de ces lectures n’est exclusive des autres, les visiteurs gardant eux-mêmes toute liberté d’en formuler de nouvelles ou de considérer qu’il n’y a pas lieu de gloser devant ces assemblages de formes, sauf à remarquer qu’il s’agit là de très réelles inventions, à la fois « concrètes » et « spirituelles », mettant au jour de mystérieuses « nécessités intérieures ». « L’art de Kandinsky m’apparaît comme le plus philosophiquement fondé depuis Seurat », écrivait André Breton en 1938, et il est vrai que peu d’artistes modernes auront poussé plus loin que lui cette culture de la contradiction et de la synthèse qui s’exprime jusque dans son enseignement, mais cela ne fait pas nécessairement de ce « maître », à la fois peintre et professeur, l’emblème du goût « intellectuel » caractérisant les populations à « capital économique -, capital culturel + » selon Bourdieu. Cette culture avait aussi (et garde encore) des racines « populaires », qui correspondent dans le cas de cet artiste à l’expérience « inoubliable » de son contact, à environ 500 km au nord de Moscou, avec les paysans finnois dont il s’était chargé de décrire le dvoeverie (double engagement religieux faisant coexister plus souvent contradictoirement qu’ensemble animisme chamanique et christianisme) et dont la découverte des « maisons enchantées », entièrement sculptées et colorées, lui avait fait vivre un moment unique : « J’y appris à me déplacer dans le tableau, à vivre à l’intérieur même du tableau. »11
Cet ultime œuvre achevée de Kandinsky ne présente en tout cas aucun mystère dans son titre, qui rappelle l’attachement constant de son créateur pour « les élans » (Anlaüfen) collectifs ou individuels. En 1913, il décrivait son parcours comme ponctué moins de « temps morts » que de « moments de repos et d’élans rendant possible d’avancer davantage », et liait ce cheminement à la conquête de la « liberté », terme revenant alors dans ses textes presque aussi souvent que l’« abstraction ». Les surréalistes ne s’y trompèrent pas qui, au moment de concevoir avec Trotsky le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant proclamant « toute licence en art », désignèrent en Kandinsky l’« un des plus grands révolutionnaires de la vision », resté fidèle à la conclusion de son texte majeur du Cavalier bleu, « Sur la question de la forme », célébrant « l’anarchie » en art : « C’est seulement par la voie de la liberté que l’avenir pourra être capté. »
Gilles Bounoure. Publié dans le numéro 32 de Contretemps.
DOCUMENT :
Réponse de Kandinsky à l’enquête de L’Intransigeant, publiée dans le numéro du 2 décembre 1929
Enquête 1830-1930
Questions
1° Depuis plus d’un siècle, la peinture s’est développée à travers des fluctuations aussi heureuses que diverses qui l’amenèrent à la surprenante activité de ces trente dernières années. Voyez-vous là le bénéfice de certaine constance révolutionnaire fatalement féconde ?
2° Ne pensez-vous pas que les mouvements esthétiques qui ont marqué le XIXe siècle avec l’éclosion du classicisme de David et d’Ingres, la réaction romantique de Géricault, Delacroix, puis celle de Corot et de l’école de 1830, retrouvent des analogies au XXe siècle depuis Cézanne, Seurat, Renoir, avec le fauvisme, le cubisme, les artistes de l’après-guerre et nos jeunes ?
À votre avis, quelles sont les plus évidentes de ces analogies ?
« Dans l’évolution tourmentée de la peinture, depuis 1830 jusqu’en 1930, je vois une logique rigoureuse, une tension presque surhumaine.
Le but final tel qu’il est visible aujourd’hui reste la synthèse du classicisme et du romantisme, dans ce sens que ces deux notions, malgré qu’on ait voulu les comprendre comme s’excluant mutuellement, se complètent parallèlement dans une même œuvre.
C’est la ligne essentielle de la “révolution” picturale. Elle obéit à des lois “pendulaires” comme il arrive à chaque période d’évolution.
Selon mon avis, le formalisme pur cède le pas à une substance neuve, d’une “ligne nouvelle et essentielle”.
Dans cette ligne même, on peut encore apercevoir certains mouvements pendulaires plus petits : chaque ligne essentielle se compose, dans l’évolution humaine, de lignes plus petites, dirigées soit à gauche, soit à droite. En tout, elles forment une ligne droite nette.
Ces petits mouvements pendulaires expliquent la réaction allant du classicisme de David et d’Ingres au romantisme de Delacroix, de Géricault, et plus loin à Corot et Barbizon (Millet).
L’impressionnisme est plutôt classique. La contre-réaction devait être romantique. Ceci se produisit chez les Fauves, les expressionnistes, etc.
Dans le cubisme et dans la peinture “absolue” et “abstraite”, je vois une première expérience de synthétiser dans un unique contenu les deux ennemies, la forme classique et la forme romantique.
L’expressionnisme est bouillant, plein de tempérament (le principe hérité de voir la nature à travers un tempérament).
Le cubisme et la peinture abstraite quittent le bouillonnement plein de tempéraments et s’acheminent vers une expression plus froide (autre mouvement pendulaire).
Les deux espèces érigent des principes de construction et, fait plus important, d’une composition nouvelle.
La peinture abstraite évolue encore davantage et s’achemine vers un mode plus froid. Ici, c’est clair, le froid devient chaud, si l’on peut dire.
Un important phénomène d’après-guerre est le surréalisme qui tente de créer une nouvelle relation avec la nature : la forme abstraite peut paraître froide au surréaliste.
Il me semble que les surréalistes font prévaloir le “romantique”, les peintres abstraits, au contraire, font prévaloir le “classique”. Ils sont pourtant archi-apparentés, puisque l’on voit dans l’un et dans l’autre les deux formes d’expression : classicisme et romantisme.
Ces deux espèces sont les enfants du dix-neuvième siècle. Ils ont simultanément épousé ces deux tendances, celle d’Ingres et celle de Delacroix. Mais le grand progrès est dans le fait que la transmission se fit sur une base synthétique et que le contenu romantique s’est vu bien approfondi.
Enfin la différence entre les deux espèces est celle-ci que le surréaliste emploie la nature (bien que surnaturellement) comme étant un “plus” dans son œuvre. Le peintre abstrait omet la nature comme étant un “moins”.
L’un pose à côté de la nature réelle une nature surréelle. L’autre pense que la nature et l’art sont deux mondes coexistant parallèlement. Tous les deux, la nature et l’art, sont les enfants de la nature et forment un double son surréel.
Kandinsky (Dessau.) »