La gauche d’alternative face à l’autodestruction de l’Union européenne

Dans une situation économique mondiale périlleuse et alors que l’Union européenne semble en voie de dislocation, en France, la gauche d’alternative regarde passer les trains. Mieux vaut faire ce constat affligeant, pour essayer qu’il en soit autrement.

La période estivale a révélé que l’économie mondiale, loin d’être en phase de croissance saine et de stabilité retrouvée, est au contraire travaillée par de profondes incertitudes et des possibilités de rechute brutale.

Un contexte mondial périlleux

Le risque d’emballement des bourses à la baisse, à partir de la chute de celles de Shanghai et des autres grandes bourses asiatiques, a été perçu comme le révélateur d’une situation inquiétante. Les économistes sont divisés. Certains annoncent une reprise timide, malgré le ralentissement chinois. Elle s’appuierait sur le développement économique des pays émergents. Mais beaucoup soulignent que les fondamentaux sont au rouge : la financiarisation mondiale de l’économie et la déconnexion complète entre finance et production aboutissent à des phénomènes irrationnels, avec de redoutables effets de dominos. De fait, en dépit des promesses de soirs de crise, les phénomènes qui avaient causé la crise de 2008 sont loin d’être jugulés : le système s’est amendé à la marge… pour ne pas se transformer. Aux États-Unis, par exemple, l’endettement des propriétaires immobiliers, des classes moyennes et des étudiants est reparti de plus belle.

Les libéraux continuent partout de professer la limitation des services et des dépenses publics. Ils entendent poursuivre la dérégulation généralisée, luttent contre l’action des États quant elle est sociale et éducative, mais la considèrent indispensable quand il s’agit de recapitaliser les banques… alors même que chacun sait désormais que les pays qui résistent le mieux à la crise sont les mieux dotés socialement. Du côté des pays émergents, la croissance est encore liée aux exportations de biens et de services à moindres coûts salariaux vers les pays riches, mais le capital tourne et les pays jusqu’à présent dopés par leur commerce extérieur sont délaissés dès lors que des opportunités plus lucratives pour les actionnaires se dessinent pour les investisseurs. D’autre part, les immenses réserves de croissance et de développement humain, qui se trouvent du côté du développement des services publics (éducation, santé, transports notamment) restent fortement sous-investies, de même que les potentialités de croissance liées à des politiques écologiques fortes.

L’UE en déconstruction ?

Face à cette situation mondiale contradictoire et à haut risque, l’Union européenne met la tête dans le sable. Bruxelles poursuit ses politiques molles, perdant son temps dans des négociations-éléphant pour des compromis-souris. Des questions majeures sont mises sous le tapis. Ainsi, tout le monde sait que les dettes de plusieurs États membres - Grèce, Italie, Espagne, France… - ne pourront être honorées, mais le sujet reste un tabou pour la Banque centrale européenne et les technocrates aux commandes. Le Fonds monétaire international est seul quant il plaide pour que la question de la renégociation de la dette soit abordée. On le comprend d’ailleurs car, effectivement, pour les libéraux, ouvrir le débat d’une restructuration des dettes publiques serait ouvrir la boite de Pandore d’une mise en cause des dogmes libéraux. Off, les dirigeants libéraux reconnaissent que la dette n’est pas viable, mais ils se comportent comme s’il leur fallait gagner du temps à tout prix : au prix de dégâts sociaux et environnementaux que la puissance publique, toujours elle, sera appelée à résoudre ou compenser. Aux yeux de nantis de Bruxelles, le sacro saint objectif de 3 % du PIB d’endettement doit rester le pivot de toute stratégie économique.

Au plan politique aussi, l’UE craque de partout. Ici, pour des raisons culturelles, comme on le voit en Espagne avec la montée en puissance de l’exigence d’indépendance de l’Andalousie, tandis que l’éclatement de la Belgique reste une possibilité et que d’autres revendications territoriales montent en puissance, notamment dans les ex-pays de l’Est du continent. Là, dans plusieurs pays, face aux problématiques sociales ; on se réfère bien sûr à la situation grecque, mais bien d’autres ne sont guère enviables, d’où la fébrilité de certains États en situation précaire, qui craignent d’être déstabilisés par toute évolution des politiques économiques de l’Union.

À ce propos, contrairement à ce qu’annonçait le battage médiatique depuis le calamiteux compromis d’Alexis Tsipras, en Grèce, la suite reste incertaine. Le retour de la droite au pouvoir, lors des élections législatives anticipées du 20 septembre, est possible, mais le maintien de Syriza aussi, et une percée du nouveau parti anti-austérité, Unité populaire, aurait également un sens politique fort. Surtout, quel que soit le résultat de ce scrutin, la question de la dette reviendra sur la table, dès lors que seront constatés les effets délétères du nouveau plan d’austérité de la Troïka. L’heure devrait être à envisager comment des rapports de force au niveau européen pourraient voir le jour, plutôt qu’à décerner à Syriza un carton rouge pour trahison et à Unité populaire un brevet de radicalité théorique. N’oublions pas, au passage, qu’un retour de la droite pourrait aussi avoir pour effet, à court ou moyen terme, une réaction massive de la société grecque, qui s’est fortement politisée ces dernières années.

La résistance antilibérale monte… sauf en France

La situation espagnole est elle-aussi en pleine évolution. Certes, certains sondages ont montré un tassement des intentions de vote pour Podemos aux élections générales de novembre, mais la percée sera de toute façon remarquable. Il existe aussi un débat non sur la sincérité, mais sur la détermination des responsables dePodemos, qui ont annoncé a priori, c’est-à-dire en se privant d’un des moyens importants d’instituer un rapport de force, qu’ils entendent obtenir des concessions antilibérales sans sortie de l’euro. Pablo Iglésias met en ce sens de l’eau dans son vin au fur et à mesure que le scrutin s’approche. Reste que, comme en Grèce, le refus de l’austérité aura encore marqué un point… et que ces points accumulés, même s’ils n’aboutissent pas, prennent un sens global.

Et voilà que s’ajoute à ces bougés le tournant anglais ! L’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Parti lors des primaires travaillistes, avec 59,5 % des voix sur un total de 610 000 votants (!), selon un nouveau mode de scrutin ouvert à tous (moyennant une contribution financière de 4,1 euros), enterre le blairisme et ouvre une nouvelle phase. Non seulement cette victoire rompt avec une évolution de plus de 30 ans du Parti travailliste, mais elle est importante dans la mesure où elle intervient dans une configuration politique très différente des autres pays. Cela montre que la mise en cause des politiques d’austérité n’est pas un épiphénomène mais pourrait devenir une dynamique mondiale.

Autre élément de la crise européenne : la crise autour de l’accueil des migrants - des migrants en général et des réfugiés de guerres en particulier. Là encore, l’UE apparait sans valeurs communes et sans boussoles, chaque pays se repliant sur la "défense de ses terres". Le retournement allemand, alors que l’on a pu pendant 48 heures croire à un sursaut éthique et politique (bien qu’il s’agisse d’accueillir surtout des réfugiés syriens formés), est symptomatique du déficit de construction commune. Derrière des décennies de déclarations pro-européennes de tous les dirigeants, libéraux et socio-démocrates, il n’y a… rien ! De fait, l’UE n’est au point sur aucun des grands sujets : ni sur les enjeux écologiques, alors que se tient la COP 21, ni sur la question économique et sociale, ni sur les enjeux agricoles, ni sur les migrations, ni sur la politique étrangère…

De plus, on ne sait plus non plus quel est l’avenir de l’euro. Certains, tel Frédéric Lordon l’enterre un peu vite, considérant même que « l’impossibilité d’un autre euro entre dans les esprits » (vivement le retour aux monnaies nationale, donc). Dans Politis, il donne la leçon de celui qui sait tout, considérant que tous ceux qui ne pensent pas que la sortie de l’euro soit une nécessité ou serait une bonne chose sont des abrutis1. Si on laisse de côté quelques outrances rhétoriques de l’auteur, on n’en mesure pas mieux, après l’avoir lu, la difficulté de la période : d’un côté, il faudrait tout de suite porter des mesures qui incarnent des ruptures fortes avec l’ordre libéral (l’une des forces de Marine Le Pen est de capter le désir de rupture) ; de l’autre, la situation européenne est pré-chaotique et il faut prendre garde à ne pas nourrir (involontairement) l’aggravation des éléments les plus dangereux de la crise, en particulier le nationalisme et la xénophobie. Sauf que le pire est sûr si l’on ne fait rien.

Le marasme en France

S’il fallait un mot, dans ce contexte international et européen, pour caractériser la situation française, cela serait peut être le mot immobilisme. Le gouvernement et le PS sont droits dans leurs bottes pour poursuivre leur politique de droite. La volonté de continuer les réformes de pilonnage de l’action publique est confirmée, même si le pouvoir et le PS voudront éviter d'afficher des réformes trop ouvertement libérales avant les élections régionales de décembre. Question qui se reposera très vite en 2016, lors de la pré-campagne présidentielle.

Le pouvoir et le PS se singularisent aussi par leur démission sur la question des migrants. Le ridicule retournement de veste de François Hollande – il y a quelques semaines encore, il fallait empêcher l’afflux de migrants, désormais il faut en accueillir "un peu mais pas trop" – ne masque pas une politique hyper sécuritaire, à laquelle s’ajoute le projet d’intervention militaire en Syrie (sans mandat de l’ONU et sans objectifs clairs). La droite et surtout l’extrême-droite peuvent se frotter les mains : d’une part elles ont tout ce qu’il faut pour nourrir la peur de l’envahisseur étranger, d’autre part le pouvoir est démissionnaire lorsqu’il s’agit d’assumer la solidarité européenne à l’égard de populations en danger. Quant à la gauche d’alternative, elle semble attendre le déluge.

La gauche d’alternative ?

La Fête de l'Humanité a été à l’image des tergiversations de toute la gauche de gauche : beaucoup de déclarations unitaires et chacun fait pour soi. Tout le monde est venu exister à La Courneuve, où on a, comme chaque année, beaucoup débattu et où l’on s’est beaucoup croisé sur les tribunes ; mais globalement chacun prépare les prochaines échéances électorales pour son propre compte.

La préparation des élections régionales est malheureusement dominée par cet état d’esprit, loin du volontarisme et des choix que la situation dangereuse appelle. Ça et là, et espérons le dans un maximum de régions, il y aura des configurations unitaires, tantôt entre EELV et le Front de gauche tout entier, tantôt avec EELV, le Parti gauche et Ensemble !… À quelques semaines du scrutin des 6 et 13 décembre, l’heure est encore à des négociations entre dirigeants, loin des citoyens, donc loin de permettre une appropriation de ses enjeux. Et si les responsables du PCF, du PG et d’EELV n’osent pas enfin franchir un pas dans leurs positionnements et leurs pratiques, le risque sera d’aller vers une nouvelle course en sac pour l’élection présidentielle, qui partira des egos présidentiels des uns et des autres au lieu de partir d’objectifs politiques de fond. Après, on se lamentera sur l’électoralisme et sur la prédominance des logiques de boutiques.

Trois prises de position viennent cependant de montrer qu’une accélération positive est possible : celle de Pierre Laurent, au conseil national du PCF puis à la Fête del’Humanité, pour des listes communes du Front de gauche, d’EELV et d’autres ; la proposition de création d’un nouveau groupe parlementaire, formulée par quatre députés - Sergio Coronado (EELV), Philippe Noguès (ex-PS), Isabelle Attard (ex-Nouvelle Donne) et Jacqueline Fraysse (Ensemble !) ; la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, estimant qu’il faut « dépasser les blocages », « arrêter de tergiverser » et « mettre en œuvre des missions de conciliation » et un pilotage national pour réaliser partout l’union la plus large possible en dehors du PS.

Cependant, au-delà des questions de listes et de candidatures, il reste à aborder les questions de fond. Pour que la gauche d’alternative sorte du marasme, elle doit se coltiner la question du pouvoir des citoyens dans une dynamique politique. Elle doit réinventer les rapports entre social et politique. Elle doit considérer comme une priorité de fédérer les idées et les mouvements au lieu de soutenir seulement des luttes partielles. On pourrait ainsi tout à fait imaginer des campagnes communes aussi bien sur la transition écologique que sur les 32 heures, la promotion des services publics, la gratuité… Il s’agirait là d’enclencher un cycle de (re)conquête sociale et émancipatrice, et qui pourrait aussi ouvrir le long débat nécessaire pour construire un projet politique et une alternative. Au total, entre la poursuite d’une traversée du désert dont l’horizon semble toujours s’éloigner, et un sursaut qui ouvrirait de nouvelles possibilités, il n’est pas encore trop tard pour choisir. Du moins peut-on non seulement l’espérer, mais le souhaiter.

Gilles Alfonsi, le 18 septembre 2015. Publié sur le site de Cerises.

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