La production de soi dans et par le travail

Avant de préciser quoi entendre par la production de soi, je dirai que je préfère dans ce texte utiliser cette locution que celle, apparemment synonymique, de réalisation de soi, qui est peut-être plus courante. Il me semble que la production de soi exprime davantage un mouvement, une tension, un inachèvement, un devenir. La réalisation de soi dénote quelque chose d’effectif, de réalisé, d’achevé justement. De plus, je le développerai, la production de soi est plus en résonance avec la notion grecque de poïèsis, l’activité de production/création.

Dans ses derniers ouvrages, André Gorz a formulé une conception alternative au travail salarié. Si le salariat apparaît comme l’avatar des révolutions industrielles successives et le stade achevé de l’organisation moderne du travail, la production de soi est la négation du travail productif tel que ce dernier enchaîne les individus aux contraintes de cette même société salariale. Elle nous suggère, d’autre part, que l’essence du travail humain est distincte du rapport contractuel à l’emploi. La production de soi rejoint ainsi le mouvement de libérer le sujet d’une société  salariale qui, en instrumentant le travail humain, en confisque le sens.

André Gorz définit la production de soi d’abord en opposition au travail contraint. Ce travail contraint qu’il qualifie d’hétéronome a une valeur purement instrumentale pour l’individu. Il est le moyen de gagner sa vie, entre autres. Il est aussi une valeur d’échange. Il n’a pas de sens en lui-même, c’est-à-dire qu’il ne mérite pas d’être entrepris pour lui-même, au regard de son contenu et des qualités relatives à l’exercice d’un métier. Il tire essentiellement sa raison d’être du revenu, et du privilège symbolique conféré dans la société aux travaillants de tous acabits, qu’ils soient riches ou pauvres, qualifiés ou non.

André Gorz réfère alors l’utilité du travail au fait qu’il ait d’abord un sens pour l’individu. Mais un sens qui ne soit pas extrinsèque au travail lui-même et dérivé de lui, comme toucher un salaire pour jouir d’un pouvoir d’achat ; aspiration légitime en vertu de la nécessité, mais incapacitante au regard de la liberté et de la créativité.

Le travail comme autoproduction ou production de soi, au contraire, exprime le développement des libres capacités des individus leur permettant de se produire comme sujets singuliers : c’est le travail vivant par lequel je me produis en produisant quelque chose ; le travail pour soi qui bénéficie aux autres et à la société en dehors du cadre de sa monétarisation comme prestation, et en marge de l’utilité sociale définie par le fait de se voir attribuer un statut social du seul fait d’avoir un emploi. 

Pour cette raison, la production de soi ne peut être confinée dans le domaine restreint et discrétionnaire du loisir ou du hobby. Il est certain que pour une part croissante de salariés, l'espace du loisir peut représenter un moment où la production de soi peut être enfin envisagée en tant que travail ou activité choisie. Mais le loisir n'est loisible qu'au regard du travail sérieux dont il divertit. Il est toujours limité et hanté par ses normes et les impératifs qui bornent le fait d'en jouir au sacrifice qu'il représente initialement à sa source. Il y a le travail que l'on a, celui qui vous qualifie, et vous situe dans l'échelle sociale, la situation, la carrière, la réussite, et le travail qui vous fait exister, que l'on aime faire, une passion solitaire peut-être, une confidence hasardée au soleil. L’œuvre est aussi jouissance si on juge de la tristesse qui s'empare de celui qui, à l'inverse, en est réduit à ne pouvoir fabriquer quelque chose de lui-même.

La société doit permettre, au contraire, le déploiement d’activités autonomes soustraites au rapport salarial au travail. Cette autonomie a pour condition le dépassement de la société salariale ou, du moins, de surmonter le rapport exclusivement salarial au travail. La réflexion d’André Gorz consiste, alors, à examiner les conditions objectives d’un tel dépassement dans le cadre de sociétés occidentales d’ores et déjà postindustrielles : l’automation de la production et la contraction du volume de travail tout au long du XXème siècle pour une production de biens et de services égale ou accrue, font que le système productif libère ou libérera de plus en plus de temps pour des activités autonomes arbitrées par les individus eux-mêmes, et pas seulement en vue du loisir réparateur.

Reste que André Gorz perçoit bien que la dualité entre le travail aliéné et le travail « épanouissant » (mot galvaudé s’il en fut, appliqué notoirement au développement de l’enfant), n’est pas socialement objective. Elle implique un débat de normes. Ne serait-ce parce que la contrainte au travail est intériorisée, de telle manière qu’elle n’apparaît évidemment pas comme telle à une majorité d’individus. Bien plus, l’autre malice de cette contrainte est qu’elle est vécue comme désirable. Avoir un bon travail, c’est avoir un bon salaire, bénéficier en conséquence d’un bon pouvoir d’achat, des facilités et des agréments qui en découlent. Mais il y a cependant des raisons à cela. Tout au long du XXème siècle, la production de soi (son idée ou son exigence du moins) s’est déplacée du champ de la production (même si elle a été rendue impossible notamment par la confiscation des savoirs-faire ouvriers avec le taylorisme) vers le champ de la consommation. Ceci, comme le formule André Gorz dans ses Métamorphoses du travail, par l’octroi aux travailleurs d’avantages hors travail valant comme des compensations aux contraintes endurées et acceptées dans le cadre du travail fonctionnel ; ce dernier ayant une valeur purement économique.

Par ailleurs, dans le cadre de l’économie actuelle, rebaptisée économie de la connaissance ou capitalisme cognitif, la nouvelle révolution capitaliste appelle d’une certaine manière de ses vœux la production de soi, même si cette locution n’a (encore) aucun impact public. Le nouveau management sollicite des individus des ressources, des qualités, des aptitudes, des compétences qui ne sont plus liées seulement à la qualification technico-professionnelle, mais à des aspects sensibles, cognitifs et relationnels que nous associons à l’intimité, à la subjectivité, à la personnalité des individus. André Gorz avait bien conscience, lorsqu’il rédigera quinze années après Les métamorphoses du travail,  L’immatériel, que la production de soi peut être falsifiée, tant qu’on la rapporte principalement au revenu du travail, capté par le capital et subordonné à son usufruit.

On fait appel aujourd’hui à la créativité des agents économiques, à la mobilisation de leurs capacités imaginatives, créatives et d’auto-responsabilisation. On ne parle plus de salariés, mais d’entrepreneurs d’eux-mêmes souscrivant à leur propre flexibilité, et qui se perçoivent désormais comme du capital vivant que chacun doit faire fructifier. Dans le même temps, le travail ne tire plus sa valeur de sa durée, d’autant que la durée est disjointe de la productivité du travail, mais de dimensions immatérielles et de capacités subjectives d’engagement, recensées, homologuées et lyophilisées par les départements des Ressources Humaines. Tout cela, André Gorz le savait et l’a décrit.

D’ailleurs, l’entreprise new tech tend à capter chez l’individu, afin de le capitaliser, tout ce que ce dernier aura pu développer d’une façon extra-professionnelle durant son temps libre : des talents, des qualités et des aptitudes personnelles. Tout ce qui tient lieu de l’intimité ou de la subjectivité discrétionnaire participe d’une refonte des compétences ; compétences variées qu’il faut capitaliser pour les intégrer dorénavant à la sphère du travail monnayable et valorisable. Ce processus d’intégration aboutit comme le formule Yann Moulié-Boutang à « la subsomption du travail vivant » et du sujet sous le capital. L’analyse proposée par André Gorz sur ce sujet manifeste une grande acuité sur la façon dont sa conception du travail comme production de soi peut-être retournée en son contraire sous des dehors affiliés à ce que pourrait être le travail libéré.

Ceci dit, il est certain que le cadre salarial du travail n’en offre pas moins un champ à la créativité humaine, conciliée ou négociée avec la contrainte au travail, même si ce mot de créativité est à manipuler avec précaution. La notion de production de soi est inséparable de cette inquiétude : comment concilier la nécessité de travailler avec l’expression de soi et la dimension du désir ? Il y a là un enjeu qui relève de la politique et de revendications sociales qui n’ont pas de motif d’ordre exclusivement salarial. Mais cet enjeu a aussi comme limite l’état de dépendance matérielle dans laquelle chacun se sait être immergé. Dans les situations où la contrainte au travail paraît dominer sans partage, subsiste malgré tout pour l’individu, à l’insu même de la finalité du travail contraint, une forme de production de soi qui est le détournement de cette contrainte initiale, à laquelle il semblait pourtant impossible de se dérober, comme l’ont exprimé les travaux de Yves Schwartz notamment.

Cependant, dans le cadre du travail fonctionnel, où les aspirations personnelles sont secondes par rapport aux exigences de la production, la production de soi ne préside ni à la définition, ni au motif initial de la tâche qu’il faut accomplir ; tâche dont on doit s’acquitter et pour laquelle on perçoit une rémunération qui mesure la somme des efforts consentis et le dévouement à l’entreprise ou à l’institution. Le travail hétéronome, de ce point de vue, implique aussi de la créativité et de la production de soi. Mais les dimensions subjectives, dont ces dernières relèvent, sont à vrai dire les auxiliaires de l’efficience socio-économique et du profit. Cela pourrait se résumer ainsi : Faites avant tout votre travail, et si vous en tirez de la satisfaction et du plaisir, tant mieux pour vous !

On peut aujourd’hui maquiller la flexibilité, le travail discontinu en activité ou en multi-activité, quand le gommage de la référence à la société salariale, entend moins émanciper le salarié des rapports de sujétion, qu’à entériner la suspension ou la minoration de droits sociaux inhérents à un salariat chahuté dorénavant par une dérégulation attenante aux effets de la mondialisation. Ces droits, requalifiés aujourd’hui en prérogatives, quand ce n’est pas en privilèges, bien français et atypiques, sont remis en question par un marché du travail de plus en plus compétitif, s’employant à la découverte constante des gisements d’emplois qui sauveraient également la société du chômage de masse, résultat de la déqualification de l’emploi industriel depuis des décennies. Tout cela André Gorz y a pensé également, mais pas forcément certains de ses détracteurs qui l’avaient mal lu ou, du moins, qui omettaient de mentionner les précautions qu’il prenait lui-même eu égard à l’interprétation de certaines de ses thèses par les nouveaux théoriciens du flexi-capitalisme à visage très humain ou trop humain. 

Au-delà du débat sur la « fin » (relative) du travail, le besoin d’alternatives à une situation qui met en question le modèle salarial du travail/emploi, doit porter la réflexion sur des terrains autres que ceux qui opposent aujourd’hui (et souvent à juste titre) les tenants de la flexibilité et de la dérégulation du droit au travail aux défenseurs d’une sécurité salariale héritée de la société industrielle, dressant les partisans du tout-marché contre ceux d’un Etat juge et arbitre de tout. Et c’est cette voie qu’André Gorz s’est proposé d’explorer pour imaginer un mode de travailler autrement, enjeu à la mesure également des défis écologiques du XXIème siècle.

Le temps libéré et la sortie de la société salariale

Si André Gorz a développé une conception de la production de soi (autopoïèse) qui se présente comme une alternative à la domination sans partage du travail salarié, c’est qu’il pensait qu’une crise de la société salariale est aujourd’hui inévitable. Mais cela ne veut pas dire que le travail va disparaître selon le titre générique propagé par l’ouvrage de Jeremy Rifkin dans les années 1990 La fin du travail, à l’intitulé provocateur et apocalyptique pour des raisons évidemment notoires de promotion.

Rifkin parlait essentiellement de la disparition progressive de la forme que le travail a revêtue durant le capitalisme industriel depuis le 19ème siècle. À cette même période, André Gorz et Jacques Robin dressent un constat à travers un certain nombre d’articles publiés dans la revue Transversale Science et Culture : en bref, l’automation et la robotisation de la production dans les pays très industrialisés débouchent sur une contraction du volume général de travail, de sorte que l’on produit de plus en plus de richesses avec de moins en moins d’heures de travail humain.

L’emploi vient donc à manquer, même si la société ne veut pas entendre parler de crise du salariat. Elle rejette son évidence, en mettant sur le compte de la conjoncture la persistance d’un chômage de masse dans les pays européens, le problème du chômage étant liquidé par les pays anglo-saxons avec la précarisation de l’emploi. Les deux auteurs incitent à prendre la mesure d’une mutation qui libère du temps, autant qu’elle produit de l’exclusion et de la précarité, par un déni, selon eux, du sens possible de cette mutation. La perte de la centralité du travail salarié se traduit négativement par le chômage, la précarité et l’émergence des travailleurs périphériques. Mais elle porte aussi l’espoir d’une émancipation progressive du travail salarié, même si l’évolution du capitalisme à travers son nouveau mode de management et de gouvernance du travail et de la production, le reengenering[1], ne va pas dans ce sens.

Le temps libéré par un mode de production de plus en plus performant doit faire l’objet d’une appropriation sociale. Ce temps libéré n’est surtout pas du temps à consacrer aux activités de consommation ou aux loisirs, mais du temps pour travailler autrement, se réaliser. Toutefois, pour André Gorz le travail comme production de soi se profile à l’horizon des sociétés postindustrielles comme une possibilité réaliste. En même temps, ce dernier se réfère à Keynes, lequel loin d’avoir la fibre libertaire pour le moins, prédisait sans ferveur idéologique dans la première moitié du XXème siècle que la semaine de dix-huit heures serait à l’avenir une réalité découlant naturellement de l’augmentation de la productivité du travail. Cette conception ne va pas de soi justement, et elle en a irrité beaucoup en France. André Gorz précise toutefois que l’immersion souhaitable des individus dans des espaces d’auto-production se combinera avec un travail salarié minimal et variable pour produire les richesses nécessaires à la satisfaction des besoins sociaux vitaux. Ce travail salarié résiduel doit être réparti sur la société de la façon la plus égale, comme c’était d’ailleurs la conception de Marx, quoique formulée autrement. Finalement le travail salarié persisterait pour Gorz sous une forme utilitaire, mais il serait couplé au déploiement d’espaces d’auto-production inassimilables aux loisirs. En aucun cas, une société de la production de soi ne dispense du travail fonctionnel nécessaire à la production des richesses.

Par ailleurs, la transition vers une telle société n’est possible que par l’instauration d’un revenu social garanti, ou d’un revenu d’existence qui n’est pas une assistance, mais un revenu inconditionnel, donné à chacun, cumulable avec d’autres revenus et activités. Cette position a valu à Gorz des critiques virulentes. Notamment parce que, à travers la notion même de revenu d’existence, beaucoup ont le sentiment que l’on entérinerait l’exclusion, que l’on rémunèrerait l’oisiveté, et qu’en disjoignant le travail et le revenu, on enterre alors le modèle de la société salariale et, avec lui, les instruments de la justice sociale redistributive, fondée justement sur la corrélation entre le revenu et le temps de travail.

Temps libre, temps choisi et contrainte au travail

La diminution du temps de travail s'inscrit dans la continuité historique des luttes salariales et fait état du temps de travail légal et autorisé dans un pays donné.  Elle limite, mais n'empêche pas les conditions de surtravail qui pèsent sur une majorité de salariés soumis aux pressions hiérarchiques, aux logiques concurrentielles, ou tout bonnement à des ethos professionnels, traditionnellement plus étrangers que véritablement réticents idéologiquement parlant, à un contrôle de la durée du travail comme dans l’agriculture, la restauration, les métiers du spectacle, les professions intellectuelles. La diminution légale du temps de travail ignore également la situation des précaires, des clandestins ou des travailleurs non protégés par des conventions collectives dans certaines branches et qui cumulent des emplois de survie tout juste suffisants à leur assurer une subsistance décente.

Il a été reproché à la loi française sur les 35 heures son application drastique et indifférenciée, laquelle ne semblait pas tenir compte du rapport qualitatif au travail et des secteurs d’activité obéissant à des règles de temporalité propres, et où la durée légale du travail est nécessairement transgressée compte tenu des contextes. Mais la généralisation d'une telle mesure était sans doute nécessaire pour faire reculer en partie ce que André Gorz appelle « le travail hétéronome » exprimant la sujétion salariale ressentie par une majorité de salariés dans le cadre des grandes entreprises notamment.

S’il faut définir un seuil légal de durée du travail de façon à ce que, au delà de ce seuil, personne ne soit obligé de travailler, chacun doit être également libre de travailler selon l’arbitrage de ses besoins. Chacun devrait être libre de travailler plus comme de travailler moins. Mais cette liberté égale dans un sens ou dans l’autre passe par le maintien des 35 heures. Une nouvelle libéralisation de la durée du travail ne conduirait qu’au renforcement du rapport salarial au travail et à avantager une conception serve et utilitariste de la vie, en réduisant l’individu à n’être qu’un agent dont l’efficience est liée à tout ce qui en lui peut être optimisé en termes essentiellement économiques.

Par ailleurs, si dans le cadre de la société salariale actuelle, le temps libre apparaît comme une prérogative sociale, il constitue néanmoins une sous-dépendance du système général de production et de consommation de masse, traversant l'ensemble des temps de vie. En effet, le temps libre symbolise l’extension de la sphère marchande à des occupations dont la valorisation exige du pouvoir d’achat. L’exploitation du temps libre est en cela la grande affaire de l'industrie culturelle, des loisirs et du tourisme. La captation par le marché des activités soustraites au temps de travail les consacre au divertissement généralisé pour la plupart. L’industrie du divertissement propose, par exemple, dans le cadre des voyages organisés une solution précipitée des connaissances et des cultures qui allie la découverte à l'agrément. Le divertissement reflète la schizophrénie du désir oscillant entre la réticence au travail et la jouissance attendue de plaisirs rendus aussitôt moribonds par la fin des vacances ou du week-end.    

Nous parlons ici du divertissement institué, contrôlé, socialement et économiquement planifié compte tenu de la segmentation des temps sociaux ; non pas de la distraction ou du divertissement envisagé comme les modalités subjectives d'un rapport à soi, aux autres, au savoir, à la jouissance, délimitant un espace/temps de construction du sujet. Le divertissement dont je parle ici n’a de sens qu’à être aussitôt remplacé par un autre divertissement. Il aiguille en nous le sentiment d’une satisfaction sans réel plaisir, parce que finalement, éphémère, sans conséquence et sans avenir. Ce divertissement est réparateur, il n’est pas créateur. Le loisir a le sens d’une halte dans un temps de vie discontinu.

L'époque est révolue où le temps libre exprimait le temps conquis sur le temps ouvré, alloué à la réparation de la force de travail dans le cadre des cadences infernales des chaînes de montage. Aujourd’hui, le divertissement a pour but de faire diversion des enjeux fondamentaux de la vie sociale et politique, conduisant tout à chacun à une situation de liberté créditée par des marchés porteurs. Le divertissement est la conséquence de l'organisation des temps sociaux et de leur homogénéisation sur le mode justement de leur disjonction tout au long du 20ème siècle. Plus exactement, le 20ème siècle a vu s’instaurer une segmentation entre le temps de travail vécu négativement et un temps libre consacré largement à des activités de consommation qui rachètent et compensent, sinon la pénibilité du travail, du moins son inanité, et couronnent en retour le sacrifice méritoire à la contrainte au travail.

Pour des producteurs associés et autonomes animés par les passions du métier, la notion de temps libre n'a guère de pertinence. Le travail peut-être envisagé comme un loisir, un dépassement de soi, une dépense exigeante et contraignante, mais créatrice. De même le loisir offre-t-il le champ libre à des capacités productives librement coordonnées dans le cadre d’espaces de vie. En tous cas, le travail ne tire plus sa valeur d’une relation contractuelle avec un employeur qui en détermine la finalité et en arbitre et la teneur et les modalités d’exercice. La vacance, si précieuse, délasse pour autant qu'elle contribue à préparer le travail futur. Travail et loisir sont ainsi des notions réversibles, dès lors qu'on se déporte en dehors des normes attachées à la société salariale qui structurent l’imperméabilité des temps et des espaces sociaux entre eux :
public / privé, travail / loisir, jouissance / savoir, famille / amis, éducation / divertissement, activités corporelles et / ou intellectuelles, saveur / savoir.

Les sujets-producteurs ne trouveront pas à s'émanciper du travail contraint ou aliénant par le temps libre. Comme le souligne René Révol, « la revendication  du temps de travail n’a pas pour objet de libérer du temps pour la vraie vie que serait le non-travail, car le temps libre ne sera épanouissant que lorsque le temps de travail lui-même sera libéré. C’est pour cela que la revendication de la réduction du temps de travail n’a de sens qu’inscrite dans une émancipation sociale. » Le temps libre n'est pas libéré pour autant qu'on dispose d’un temps dérobé aux jours ouvrés. Ce n'est que dans le cadre du travail choisi ou de libre nécessité que, la créativité humaine s'exerçant, le travail est libéré pour un temps secondaire mais productif, primant sur le temps de loisir qui, lui, destine à la vacuité improductive, dont le bénéfice revient principalement au marché des loisirs. Ce n'est plus alors du temps libre, mais de la durée génératrice qui diffère du loisir dispersif. Le temps libre n'est plus alors un temps brûlé en activités de consommation. Il est l’espace de l’activité pour soi, où épargner du temps pour le développement de projets extra-professionnels, dont le sens est monnayable ou non, et dont la productivité n'est pas quantifiable au regard de la durée du travail.

On objectera que ce sont là des considérations qui valent pour les artistes, des nantis ou des privilégiés. Je ne le crois pas. Car si l'on met de côté les considérations absconses à propos de la vocation et du génie immaculé, les motivations qui président aux métiers artistiques, peu importe qu'elles se teintent d'arguties métaphysiques, mettent en jeu le choix d'une activité qu’on s’est choisie et par laquelle exprimer sa puissance. L’art, c’est l’invention de soi à travers la voie qu'on fraye et non la route qu’on emprunte. C’est aussi l’étrangeté ressentie à la discontinuité des temps sociaux distribués, comme je le disais, entre espace privé et espace public, famille et vie sociale, espace loisible et espace de travail, apprentissage et divertissement, jouissance et savoir. C’est également la formation et l'auto-formation continuées tout au long de la vie. C’est un certain rapport à l'argent perçu comme une ressource utile à la dépense productrice. Ce sont des relations de co-opération engagées avec des producteurs associés de façon autonome et selon des modalités affinitaires, plus que dictées par l'intérêt pécuniaire immédiat. 

Mais, quoiqu’il en soit, c'est le loisir ou le temps libre qui représentent aujourd'hui les principaux vecteurs de la production de soi. Et il faut constater que la production de soi est une idée de plus en plus intangible dans le cadre de la société salariale actuelle. A partir du moment où le travail est le moyen d’obtenir un salaire et où, le salaire égale le pouvoir d’achat et ce qu’il permet d’obtenir, la consommation ou le temps libre deviennent par confiscation les principales sources de la production de soi.  Et c’est un fait que les individus recherchent des divertissements et des réparations censées récompenser leur abnégation au travail.

Yves Yohan, responsable et concepteur de projets. Publié dans Contretemps n°22.

[1][1] L’objectif du reengineering est d’identifier et de supprimer les tâches inutiles pour les remplacer par de nouveaux processus plus efficaces. Il s’agit de reconfigurer transversalement l’organisation afin de réduire drastiquement les coûts tout en améliorant qualité et délais. Alors que le credo de Taylor sur la spécialisation et la division des tâches a profondément marqué la structure des organisations, le reengineering apparaît comme une évolution nécessaire qui permettrait de refondre de manière radicale les processus opérationnel

 

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