La question d'organisation. Évitons les faux-débats (2).

La question d’organisation est liée à celle des rapports entre le ‘parti’ et la classe (ou le mouvement social, si on préfère cette terminologie). Elle est à la fois ancienne et contemporaine. On ne peut pas la trancher à coups d’abstractions ou de formules creuses.

Le mouvement ouvrier – aussi bien les syndicats que les partis – a été depuis toujours sujet à des dérives bureaucratiques. Mais sont-elles inhérentes à toute organisation un tant soit que peu structurée ? Le sociologue Michels a déjà répondu à l’affirmatif en 1914 avec sa théorie de la « Loi d’airain de l’oligarchie » (« Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie ») – une théorie basée sur son observation du parti social-démocrate allemand. Mais croire ainsi que les travailleurs n’ont pas la capacité de contrôler leurs propres organisations est un paradoxe pour des socialistes qui pensent qu’ils ont vocation à gérer la société toute entière (« L’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »)

On nous dit que, pour éviter une telle évolution, l’organisation doit être « souple ». Le cas historique qu’on élève souvent en contre-exemple est celui du parti bolchevique en Russie. En réalité, ce qui caractérisait le plus le parti de Lénine n’était pas qu’il se conformait à un « modèle », mais son pragmatisme et sa souplesse. Non seulement il a réussi à se lier à toutes les luttes (des ouvrier-ères dans les usines, des femmes dans les quartiers, des étudiant-e-s, des soldats …), ce qui démontre qu’il était tout sauf « fermé », mais sa centralisation était si peu achevée qu'au début de 1917 la scission entre bolcheviques et mencheviques ne s’était pas encore réalisée dans de nombreuses régions. Et bien sûr, il était traversé par des débats et des conflits, qui mettaient souvent Lénine en minorité. 

De tous les partis réformistes et révolutionnaires de la première moitié du XXe siècle, c’est le parti bolchevique qui a le mieux su réagir aux événements, suivant le principe léniniste de « fermeté dans les principes, souplesse dans la tactique ». Les rapports de l’organisation avec ses propres adhérent-e-s et avec les militant-e-s en général étaient si « souples » et « ouverts » que, à des moments décisifs, Lénine n’hésitait pas à demander que les portes du parti soient ouvertes ou à faire appel aux militant-e-s ouvriers bolcheviques pour contourner le conservatisme et les hésitations d’une fraction conservatrice et hésitante de la direction du parti.

Bien sûr, je ne cite pas cet exemple comme modèle pour notre organisation aujourd’hui (quoiqu’une petite dose de ‘bolchevisme’ ne nous ferait pas de mal !), mais pour démontrer l’importance d’analyser les faits réels, plutôt que de parler de façon abstraite et grandiloquente de « forme-parti », de « verticalité », d’ « horizontalité », de « nouveaux moyens de faire la politique » …

Etre « souple », donc, est une évidence. Mais cela signifie-t-il qu’il faut se méfier de tout formalisme ? Non, et ceci pour au moins deux raisons. La première est une question de « bon sens ». Si pour éviter tout risque il faut une structure tellement « floue » (le mot est de Laurent Lévy) qu’elle empêche toute intervention cohérente, cela nous condamne à rester spectateur-trice-s.  

La deuxième raison est que le manque de formalisme est souvent source, non pas d’une plus grande démocratie, mais de son contraire. Des débats récents dans Ensemble ! en sont une démonstration. Le refus de prendre la question d’organisation au sérieux, avec comme conséquence l’absence de véritables statuts, a favorisé un fonctionnement plutôt opaque. A titre d’exemple, prenons le processus qui, à l’Assemblée Générale du 11-12 juin, a conduit à l’élection d’une nouvelle Equipe d’Animation Nationale. Finalement, celle-ci a eu lieu dans la confusion et il a été décidé de revoir sa composition de nouveau lors d’une prochaine Réunion Nationale. Cette situation aurait pu être évitée par l’adoption de quelques règles claires et simples, comme celle, pourtant élémentaire, de définir le nombre de ses membres (en ajoutant sans doute le principe de parité hommes/femmes). Aucune règle n’est parfaite. Mais l’absence de règles nuit à la clarté et donc à la démocratie (sans même parler de l’efficacité).

Au lieu de proposer des améliorations concrètes, les camarades agitent le spectre d’un « projet de constituer un nouveau ‘parti’ dont la seule différence avec les organisations traditionnelles du XXe siècle serait d’avoir une meilleure orientation politique » - sans nous dire qui porterait ce projet ni nous éclairer sur son contenu. Ils nous mettent en garde contre des « mesures organisationnelles » qui « tourne[rait] le dos à l’évolution … des modes d’engagement et de militantisme qui caractérisent les mouvements de lutte les plus dynamiques et les plus porteurs de l’avenir » - tout en concédant que ces mesures sont appuyées par des arguments qui pourraient relever du « bon sens ».

Mais de quoi s’agit-il exactement ? Encore une fois, ils ne nous disent pas, si ce n’est une vague « volonté … d’établir des mesures tendant à définir des critères d’appartenance plus précis … et à distinguer parmi les militant-e-s … ceux et celles qui, par l’accomplissement de telle ou telle formalité, seraient vraiment dignes que leur contribution à nos réflexions et à nos choix soit reconnue, et lesquel-le-s ne le seraient pas ». La seule mesure concrète à laquelle une telle charge pourrait faire référence, si je comprends bien, est celle que, pour pouvoir faire valoir du statut d’adhérent-e, chaque militant-e devrait participer financièrement au fonctionnement (s’il y en a d’autres, que les camarades les précisent).

Cela dresse-t-il vraiment une Muraille de Chine entre les adhérent-e-s et les « milliers de militant-e-s qui refusent toute forme d’embrigadement » - d’autant plus qu’on peut facilement imaginer un système souple ( !) et transparent de cotisations minimales, voire de dérogations, sous le contrôle par exemple du trésorier ou des instances locales. Reste que le principe de la participation financière est légitime. Ces « milliers de militant-e-s » sont-ils/elles incapables de comprendre qu’une organisation a besoin d’argent pour fonctionner ? Demander une contribution financière, suivant un barème qui reste indicatif, avec la possibilité à tout moment de la modifier ou la suspendre, constitue-t-il un « embrigadement » ? En sachant que tou-te-s les adhérént-e-s et sympathisant-e-s peuvent participer à tous nos débats et donner leur avis – nos réunions étant, sauf cas particuliers, ouvertes à tous et à toutes.

Franchement, pour y voir une tentative de constituer une organisation « fermée » - et pourquoi pas une mise au pas par une bureaucratie toute puissante pendant qu’on y est ? - il faut vraiment avoir beaucoup d’imagination. Ou avoir été traumatisé par je ne sais quelle expérience – ou erreurs – passée(s).

Les camarades signataires nous font aussi une belle leçon de morale, en exigeant que « soit reconnue comme appartenant à l’organisation, à égale dignité avec les autres, toute personne qui contribue à son existence et à son activité – quelle que soit l’intensité ou la temporalité de cette contribution. »

Passons sur le fait que l’« existence » d’une organisation suppose des moyens financiers et notons également que les camarades admettent ici la notion d’« appartenance » à notre organisation.

Qui propose de ne pas reconnaître la dignité de qui que ce soit ? Toute contribution sincère venant d’une personne proche de nous doit être écoutée et prise en compte si elle peut faire avancer la cause.

Qui suggère que tou-te-s les adhérent-e-s doivent militer avec la même intensité ? De chacun-e selon ses capacités …

Ce débat est d’autant plus surréaliste que les camarades eux/elles-mêmes reconnaissent qu’ « il est nécessaire de nous organiser, et d’améliorer en permanence notre organisation », y compris en mettant en place « des coordinations locales, départementales ou régionales » et en améliorant « les relations entre l’animation nationale du mouvement et ses différents niveaux d’animation locale ».

Encore une fois, si les mots sont souvent importants, ne nous faisons pas peur inutilement. Un « mouvement » ou une « organisation » ayant des « coordinations locales, départementales [et] régionales », ainsi qu’une « animation nationale » et des niveaux différents d’ « animations locales », et bien sûr des Assemblées Générales pour élire et contrôler ses instances, des porte-parole, quelques permanent-e-s pour faire fonctionner tout ça, des locaux, des publications, des candidat-e-s et des élu-e-s, tenant une Université d’été et organisant diverses formations, des réunions publiques … pourrait bien s’appeler un « parti ». Et personne, à ma connaissance, n’a refusé que nous nous dotions d’une telle structure. 

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Auteur: 
Colin de Saint-Denis