La révolution d’Octobre et la question nationale. Le rêve naufragé

En ce monde livré aux « épurations ethniques », aux guerres tribales, et à la rivalité féroce des requins financiers pour le contrôle du marché mondial, il n’est pas sans intérêt de profiter de l’anniversaire de 1917 pour revisiter le rêve des révolutionnaires d’Octobre : une libre fédération socialiste de républiques autonomes. Comment s’est élaborée la réflexion de Lénine et des bolcheviques sur la question nationale et dans quelle mesure leur pratique, lors des premières années de l’Union Soviétique, a-t-elle été à la hauteur des principes exprimés ?

L’héritage marxien, en dehors de quelques lignes stratégiques – l’unité internationale des travailleurs, le refus de l’oppression d’un peuple par un autre – était assez limité sur ce terrain. Même si l’on fait abstraction des inquiétants dérapages d’Engels en 1848-1850 – la théorie des « peuples sans histoire » (Slaves du Sud) –, il manquait aux fondateurs du socialisme moderne une réflexion plus approfondie sur la question nationale et ses implications pour le mouvement ouvrier. Il est vrai qu’ils se sont battus pour l’indépendance de la Pologne, mais il n’est pas du tout évident qu’ils l’aient fait au nom d’un principe général – le droit à l’auto-détermination – ou uniquement parce que les Polonais luttaient contre la Russie tsariste, principal bastion de la réaction en Europe. Plus intéressants sont leurs écrits sur l’Irlande qui semblent – après une hésitation initiale – esquisser une perspective plus globale : seule la libération nationale du peuple opprimé permet de dépasser la division contre leurs ennemis communs, les capitalistes. (1)

Le premier grand ouvrage marxiste sur la question nationale est sans doute La Question des nationalités et la social-démocratie (1907) d’Otto Bauer. En définissant la nation comme le produit jamais achevé d’un processus historique constamment en cours, le penseur austro-marxiste a apporté une contribution importante au combat contre la fétichisation du fait national et contre les mythes réactionnaires de la « nation éternelle », prétendument enracinée dans « le sang et le sol ». Son programme d’autonomie nationale culturelle était une proposition riche et constructive, mais elle faisait l’impasse sur une question politique capitale : le droit démocratique de chaque nation à la séparation et à la constitution d’un État indépendant.

Hormis les militants juifs du Bund (et certains mouvements socialistes caucasiens), les marxistes russes n’ont pas manifesté beaucoup de sympathie pour les thèses d’Otto Bauer et de ses amis austro-marxistes. Leur position commune adoptée lors du congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe de 1903 – avant la scission ! – affirme, dans son point 9, le droit à l’auto-détermination des nations de l’Empire russe. Rosa Luxemburg était assez réservée envers cette conception : hostile au séparatisme national – et concrètement au mot d’ordre d’indépendance de la Pologne, qu’elle considérait, pour des raisons économiques, comme « utopique » – elle prônait, comme programme d’une révolution contre l’Empire tsariste, l’autonomie régionale, conçue comme auto-administration de chaque province, région ou municipalité dans le cadre d’un État démocratique multinational. Elle distinguait sa proposition de l’autonomie nationale des austro-marxistes qui ne ferait, à ses yeux, qu’ériger des barrières entre les nationalités.

Quant à Léon Trotsky – dans sa brochure de 1914 La Guerre et l’Internationale –, il semble hésiter entre une posture de type économiciste, qui déduit de l’internationalisation de l’économie l’imminente disparition des États nationaux, et une démarche plus politique qui reconnaît dans le droit d’autodétermination des nations la condition de la paix entre les peuples. Vers la même époque, dans un article sur « Nation et Économie » (1915), il reconnaît explicitement l’importance historique du facteur national : « La nation constitue un facteur actif et permanent de la culture humaine. Et dans le régime socialiste la nation, libérée de la chaîne de la dépendance politique et économique, sera appelée à jouer un rôle fondamental dans le développement historique… ». [2]

Lénine et la question nationale
Avant d’entrer lui-même dans le débat, Lénine envoie à Vienne, en 1913, un jeune bolchevik géorgien, Joseph Vissarionovitch Djugashvili, pour élaborer un texte qui exposerait, de façon systématique, la position de son parti, fidèle à la résolution de 1903 du POSDR. Contrairement à une légende tenace – à laquelle Trotsky lui-même a contribué dans sa biographie de Staline –, la brochure du géorgien en question n’a pas été écrite sous l’inspiration directe de Lénine. Celui-ci semble être quelque peu déçu du résultat puisqu’il ne cite cet écrit, dans ses nombreux textes sur la question nationale, qu’une seule fois, en passant, et entre parenthèses, dans un article du 28 décembre 1913. Sans doute la brochure de Staline défendait la thèse centrale des bolcheviks – c’est-à-dire le droit à la séparation des nations de l’Empire russe –, mais sur un certain nombre de questions importantes elle était en contradiction directe avec les idées de Lénine, telles qu’elles seront développées au cours des années suivantes. [3]

Pour ne citer que deux exemples : 1) Staline ne reconnaissait comme nations que les peuples ayant une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de « formation psychique ». On chercherait en vain une telle vision a-historique, dogmatique, rigide et figée de la nation chez Lénine – qui d’ailleurs rejetait explicitement le concept de « caractère national » ou de « particularité psychologique » des nations, emprunté par Staline à Otto Bauer. 2) Staline ne distinguait pas entre le nationalisme des oppresseurs et celui des opprimés, c’est-à-dire entre le nationalisme grand-russe de l’État tsariste et celui des peuples opprimés – Polonais, Juifs, Tatars, Géorgiens, etc. : les deux sont renvoyés dos-à-dos, comme manifestations d’un « chauvinisme grossier ». Or, cette distinction, comme nous verrons, occupe une place centrale dans la réflexion de Lénine.

Le point de départ de Lénine, comme celui de Marx, Rosa Luxemburg ou Trotsky, était l’internationalisme prolétarien. C’est par rapport à cette prémisse politique fondamentale qu’il aborde la question nationale. Mais contrairement à certains de ces camarades, il perçoit le lien dialectique entre l’objectif internationaliste et les droits nationaux. Tout d’abord, parce que – pour utiliser une métaphore qu’aimait beaucoup le fondateur du parti bolchevik – seul le droit au divorce garantit le libre mariage : seule la liberté de séparation rend possible une libre et volontaire union, association ou fusion entre les nations. D’autre part, parce que – comme l’avaient compris Marx et Engels au sujet de l’Irlande –, seule la reconnaissance, par le mouvement ouvrier de la nation dominante, du droit à l’autodétermination de la nation dominée permet d’éliminer la haine et la méfiance des opprimés, et d’unir les prolétaires des deux nations dans le combat commun contre la bourgeoisie.

L’insistance de Lénine sur le droit à la séparation ne signifie nullement qu’il soit favorable au séparatisme et la division à l’infini des États selon des lignes de fracture nationales. Au contraire, il espère, grâce à la libre disposition des peuples sur leur propre destin faciliter le maintien des États multinationaux : « Plus le régime démocratique d’un État est proche de l’entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands États, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables… ». [3]

La supériorité de Lénine sur la plupart de ses contemporains c’est qu’il met l’accent – à propos de la question nationale comme dans d’autres domaines – sur l’aspect proprement politique de la contradiction : tandis que les autres marxistes voient surtout la dimension économique, culturelle ou « psychique » du problème, Lénine souligne, dans ses articles des années 1913 à 1916, que la question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes « se rapporte entièrement et exclusivement au domaine de la démocratie politique », c’est-à-dire au domaine du droit à la séparation politique, à la constitution d’un État national indépendant. [4]

Inutile d’ajouter que l’aspect politique de la question nationale pour Lénine n’est pas du tout celui dont s’occupent les chancelleries, les diplomates, et, après 1914, les armées en guerre. Il lui est indifférent de savoir si telle ou telle nation aura ou non un État indépendant, ou quelles seront les frontières entre deux États. Son objectif c’est la démocratie et l’unité internationaliste du prolétariat, qui exigent tous les deux la reconnaissance du droit à l’autodétermination des nations. En vue de cet objectif, il prône avec insistance l’unification, dans un même parti, des travailleurs et des marxistes de toutes les nations qui vivaient dans le cadre du même État, l’Empire tsariste – Russes, Ukrainiens, Polonais, Juifs, Géorgiens – pour pouvoir lutter contre leur ennemi commun : l’autocratie, les classes dominantes.

La principale réserve qu’on pourrait formuler à la position de Lénine face à la question nationale c’est le refus total de la problématique austro-marxiste de l’autonomie nationale culturelle – défendue en Russie surtout par le Bund. La proposition léniniste d’autonomie administrative locale pour les nations ne répondait pas aux problèmes des nationalités extraterritoriales tels les Juifs. [5] 
La politique hésitante poursuivie par les différents gouvernements « bourgeois », incapables de rompre avec l’héritage du tsarisme, qui se sont succédé après la Révolution de février 1917, a favorisé la captation des sentiments nationaux par les bolcheviks : comme l’écrira Trotsky dans L’Histoire de la Révolution Russe, « le torrent national, de même que le torrent agraire, se déversait dans le lit de la Révolution d’Octobre ». [6]

De la théorie à l’exercice du pouvoir
Dans quelle mesure la pratique de Lénine et ses camarades au pouvoir a-t-elle été conforme aux principes énoncés dans les textes théoriques et les résolutions de partis ? Il est difficile de répondre à cette question, tant la politique nationale de l’État soviétique pendant les années de formation de l’URSS est complexe, confuse et contradictoire. Ce qui prédomine c’est, inévitablement, une grande dose de pragmatisme, d’empirisme et d’adaptation aux circonstances, avec des multiples entorses par rapport aux doctrines bolcheviques sur la question nationale. Certaines de ses « adaptations » ont été positives, dans le sens d’une plus grande démocratie pluraliste ; d’autres, au contraire, ont constitué des violations brutales du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Entre ces deux extrêmes, une vaste « zone grise »…
À peine une semaine après la prise du pouvoir, les révolutionnaires d’Octobre publient une déclaration qui affirme solennellement l’égalité de tous les peuples de Russie et leur droit à l’autodétermination jusqu’à la séparation. Le pouvoir soviétique va assez rapidement reconnaître – en partie, comme une situation de fait, mais aussi par un authentique désir de rompre avec les pratiques impériales et de reconnaître les droits nationaux – l’indépendance de la Finlande, de la Pologne et des pays baltiques (Lituanie, Lettonie, Estonie). Le destin de l’Ukraine, des nations du Caucase et d’autres régions « périphériques » va se jouer dans le cours de la guerre civile, avec, dans la plupart des cas, une victoire des bolcheviks « locaux », plus ou moins – selon les cas – aidés par l’Armée rouge en formation. [7]

La première « entorse positive » est la « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » (1918), rédigée par Lénine, qui est un appel à la formation d’une fédération de républiques soviétiques, fondée sur l’alliance libre et volontaire des peuples. Cette affirmation explicite du principe fédératif est un vrai tournant par rapport aux positions antérieures de Lénine et de ses camarades, qui – en dignes héritiers de la tradition jacobine – étaient hostiles au fédéralisme et favorables à un État unitaire et centralisé. Ce tournant n’est pas explicitement assumé comme tel ou justifié théoriquement, mais il n’était pas moins un changement hautement positif. [8]

L’autre « adaptation démocratique » fut la pratique du pouvoir soviétique envers la minorité juive : malgré les attaques persistantes de Lénine et des bolcheviks contre les thèses austro-marxistes et leurs partisans juifs en Russie – le Bund – avant 1917, ils n’adoptèrent pas moins, au cours des premières années de la révolution, une politique inspirée dans une large mesure par l’autonomie nationale culturelle. Le yiddish obtint le statut de langue officielle en Ukraine et en Biélorussie, et des revues, bibliothèques, journaux, maisons d’éditions, théâtres, et même des centaines d’écoles en yiddish se sont développés. À Kiev fut créé un Institut universitaire juif qui rivalisait avec le célèbre YIVO de Vilnius. Bref, sous l’égide des soviets, et dans le cadre d’une politique d’autonomie culturelle, on assista à une véritable floraison culturelle yiddish – encadrée, il est vrai, par le « despotisme éclairé » de la Yevsekzia, la section juive du parti bolchevique, composée en large partie d’anciens bundistes et sionistes de gauche gagnés au communisme par la Révolution d’Octobre. [9]

Quant aux violations des droits démocratiques des peuples, si l’on fait abstraction des conditions plus ou moins discutables de la « soviétisation » de l’Ukraine et des nations caucasiennes, deux cas se présentent comme particulièrement significatifs : l’invasion de la Pologne en 1920 et celle de la Géorgie en 1921. Violement hostile aux Soviets, le régime polonais du Maréchal Pilsudski, manipulé et soutenu par l’impérialisme français, envahit l’Ukraine soviétique en avril 1920 et arrive jusqu’à Kiev. La contre-offensive de l’Armée Rouge l’oblige bientôt à battre en retraite, mais les forces soviétiques poursuivent l’envahisseur et violent la frontière polonaise, arrivant en août aux portes de Varsovie – avant d’être obligées, à leur tour, de se replier vers leur point de départ. La décision d’envahir la Pologne fut prise par la direction soviétique, sous l’impulsion de Lénine lui-même – contre l’avis de Trotsky, Radek et Staline, pour une fois d’accord. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’un projet d’annexion de la Pologne, mais d’« aider » les communistes polonais à prendre le pouvoir, en établissant une république soviétique polonaise. Il n’empêche qu’il s’est agi bel et bien d’une violation évidente du principe d’autodétermination des peuples : comme l’avait répété moult fois Lénine lui-même, ce n’était pas à l’Armée Rouge d’imposer le communisme à d’autres peuples. Le caractère éphémère et précaire de cette initiative en limite cependant la portée – même si elle a laissé des traces dans la mémoire collective polonaise.

Le cas géorgien
Plus grave fut le cas géorgien. République indépendante, reconnue comme telle par le pouvoir soviétique – accords de paix de 1920 –, dirigée par un gouvernement menchevik soutenu par la grande majorité de la population (la paysannerie), la Géorgie fut cependant envahie en février 1921 par l’Armée rouge et « soviétisée » de force. Il s’agit là sans doute du cas le plus flagrant et le plus brutal de mise à mal, par le jeune État soviétique, du droit démocratique des peuples à disposer d’eux-mêmes.

L’initiative fut prise par des dirigeants bolcheviks d’origine géorgienne, Staline et Ordjonikizé, qui l’ont justifiée au nom d’une prétendue insurrection générale des ouvriers et paysans géorgiens, sous direction communiste – en fait l’initiative très minoritaire d’un groupe bolchévik, près de la frontière soviétique – contre le gouvernement menchevik. Avalisée par Lénine, Trotsky et la direction soviétique, l’invasion a installé, après un mois de combats, un gouvernement bolchevik à Tiflis, assurant ainsi l’association de la Géorgie à la Fédération soviétique. L’hostilité de la majorité de la population à cette imposition « de l’extérieur » s’est manifestée de forme éclatante en 1924 avec l’insurrection populaire massive dirigée par les mencheviks.
Trotsky était absent de Moscou, en tournée dans l’Oural, et n’a pas participé à cette décision. Il est donc d’autant plus étonnant qu’il ait décidé d’endosser devant l’opinion russe et internationale la responsabilité de cette action, en écrivant un pamphlet qui légitime la soviétisation forcée de la Géorgie : Entre rouges et blancs (1922). Ce texte, l’un des plus discutables du fondateur de l’Armée rouge, appartient, comme Terrorisme et communisme, à la période la plus radicalement « substitutionniste » de sa vie politique. Dans les deux cas, sous couleur de dénoncer le « démocratisme petit bourgeois » de Kautsky et de la social-démocratie, il court le risque d’évacuer la démocratie tout court.

Même si l’on acceptait (ce qui est loin d’être évident ) l’intégralité des virulentes critiques adressées par Trotsky à la « Gironde géorgienne » des mencheviks – régime bourgeois protégé par l’impérialisme anglais, sournoisement allié avec Wrangel et les « blancs », répressif envers les militants bolcheviks massivement emprisonnés –, on ne voit pas pour autant où est la justification de l’invasion : le gouvernement bourgeois finlandais était bien pire ( exécutions massives de militants communistes) et, pourtant, il n’avait jamais été question d’envahir la Finlande indépendante. Quant à l’argumentation du « soulèvement bolchevik », il est de la part de Lominadze peu substantiel : « Notre révolution a commencé en 1921 au moyen des baïonnettes de l’Armée rouge. La soviétisation de la Géorgie s’est présentée sous les espèces d’une occupation par les troupes russes. » (11)

C’est à propos de la Géorgie qu’aura lieu l’affrontement entre Lénine, déjà gravement malade, et Staline, en 1922-1923 : le « dernier combat de Lénine », selon le titre du célèbre livre de Moshe Lewin. Les divergences entre les deux dirigeants bolcheviks n’ont fait que s’accentuer au cours des années, mais dès 1920 on peut percevoir une logique radicalement divergente à l’œuvre dans leurs écrits et propositions. Tandis que Lénine insiste sur la nécessité d’une attitude tolérante envers les nationalismes périphériques, et dénonce le chauvinisme grand-russe, Staline voit dans les mouvements nationaux centrifuges le principal adversaire, et s’efforce de construire un appareil étatique unifié et centralisé. Après l’invasion de la Géorgie en 1921, Lénine propose qu’on essaye d’arriver à un compromis avec Jordana, le leader des mencheviks géorgiens ; Staline, au contraire, lors d’un discours à Tiflis en juillet insiste sur la nécessité d’« écraser l’hydre du nationalisme » et de « détruire au fer incandescent » les survivances de cette idéologie. [10]

Le conflit éclate à propos des divergences entre Staline et Ordjonikidze d’une part, et les communistes géorgiens, Mdviani et ses amis – soutenus par Lénine – de l’autre, au sujet du degré d’autonomie de la République soviétique de Géorgie dans l’Union Soviétique en formation. Au-delà des questions locales, l’enjeu était tout simplement l’avenir de l’URSS. Dans une lutte tardive et désespérée contre le chauvinisme grand-russe de l’appareil bureaucratique, Lénine a consacré ses derniers moments de lucidité à affronter son principal chef et représentant : Joseph Staline. Il ne cesse de dénoncer, dans les notes dictées à sa secrétaire en décembre 1922, l’esprit grand-russe et chauvin « de ce gredin et de cet oppresseur qui est au fond le bureaucrate russe typique », et l’attitude d’un certain Géorgien « qui lance dédaigneusement des accusations de “social-nationalisme” (alors qu’il est lui-même non seulement un vrai, un authentique “social-national”, mais encore un brutal argousin grand-russe) ». Il n’hésite pas d’ailleurs à nommer le Commissaire du Peuple aux Nationalités : « Je pense qu’un rôle fatal a été joué ici par la hâte de Staline et son goût pour l’administration, ainsi que par son irritation contre le fameux “social-nationalisme” ». Revenant sur l’affaire géorgienne, il insiste : « Il va de soi que c’est Staline et Dzejinski qui doivent être rendus politiquement responsables de cette campagne foncièrement nationaliste grand-russe ». La conclusion de ce « testament de Lénine » était, comme l’on sait, la proposition de remplacer Staline à la tête du secrétariat général du Parti. Hélas, il était trop tard… [11]

Tandis que la démarche de Staline était foncièrement étatiste et bureaucratique – renforcement de l’appareil, centralisation de l’État, unification administrative –, Lénine était avant tout préoccupé de la portée internationale de la politique soviétique : « Le préjudice que peut causer à notre État l’absence d’appareils nationaux unifiés avec l’appareil russe est infiniment, incommensurablement moindre que celui qui en résultera pour nous, pour toute l’Internationale, pour les centaines de millions d’hommes des peuples d’Asie, qui apparaîtra après nous sur l’avant-scène historique dans un proche avenir. » Rien ne serait aussi dangereux pour la révolution mondiale que « de nous engager nous-mêmes, fût-ce pour les questions de détail, dans des rapports impérialistes à l’égard des nationalités opprimées, en éveillent ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme ». [12] L’immobilisation de Lénine par une nouvelle attaque cérébrale au début de 1923 va écarter le principal obstacle à la mainmise de Staline sur l’appareil du parti.

Quant à Trotsky, devenu, dès 1923, le principal adversaire de la bureaucratie stalinienne, il reprendra à son compte le combat de Lénine contre le chauvinisme bureaucratique. La plateforme de 1927 de l’opposition de gauche prend la défense des vieux bolcheviks géorgiens « mis en disgrâce par Staline » mais « chaleureusement défendus par Lénine durant la dernière période de sa vie ». Elle exige la publication des derniers textes de Lénine sur la question nationale – mis sous le boisseau par Staline – et insiste, en conclusion, que « le chauvinisme, surtout quand il se manifeste par l’intermédiaire de l’appareil d’État, reste le principal ennemi du rapprochement et de l’union des masses travailleuses des diverses nationalités ». [13]
Si, encore en 1940, Trotsky ne remet pas en cause la « soviétisation » forcée de la Géorgie – dans sa biographie de Staline, il critique surtout la méthode et le choix du moment, mais non le principe de l’intervention –, dans ses articles sur l’Ukraine de 1939 il proclame haut et fort le droit de cette nation à l’autodétermination et sa sympathie pour la perspective d’une Ukraine indépendante de l’URSS. Dans ce texte, il revient aussi sur les débats des années vingt sur la Géorgie et l’Ukraine qu’il présente comme un affrontement entre « la tendance la plus centraliste et la plus bureaucratique » représentée « invariablement » par Staline et les propositions de Lénine qui insistait sur l’urgence « de faire droit dans toute la mesure du possible à ces nationalités autrefois opprimées ». « Depuis cette époque, ajoute-t-il, les aspects centralistes-bureaucratiques se sont développés monstrueusement et ont conduit à l’étranglement complet de tout espèce de développement national indépendant des peules de l’URSS. » (14)

Morale – provisoire – de l’histoire à la lumière de l’expérience de la révolution d’Octobre – mais aussi des récents événements en Europe (déchirement de l’ex-Yougoslavie).
    1. L’utopie – au sens fort du terme – d’une libre fédération socialiste de nations égales en droit, jouissant du droit de séparation et assurant aux minorités nationales une pleine autonomie territoriale et/ou culturelle reste d’actualité face aux affrontements ethniques d’une part et aux unifications et aux unifications du capitalisme financier, de l’autre.
    2. Le droit des nations à la libre disposition d’elles-mêmes ne peut-être subordonné à aucun autre objectif – pour anti-impérialiste, prolétarien ou socialiste qu’il soit – mais uniquement limité par les droits démocratiques des autres nations. En d’autres termes : une nation ne peut faire valoir son autodétermination pour nier les droits des nations voisines, pour opprimer ses propres minorités, ou pratiquer l’« épuration ethnique » dans son territoire.
    3. Du point de vue internationaliste qui est celui du marxisme, les questions de frontières et des « droits historiques » sont sans intérêt. Le critère principal pour prendre position face à des conflits nationaux et des exigences nationales contradictoires c’est la démocratie.
    4. Les révolutionnaires sont, en règle générale – la principale exception étant les situations de type colonial –, plus favorables aux grandes fédérations multinationales – à condition qu’elles soient authentiquement démocratiques – qu’aux petits États prétendument « homogènes ». Il se battront pour convaincre les peuples concernés de leur point de vue, mais ce sont ces derniers, dans l’exercice de leur droit à l’auto-organisation , qui doivent, en dernière analyse, décider pour une forme ou une autre d’organisation politique.

Michael Löwy. Article initialement paru dans Critique Communiste n° 150, automne 1997. Publié dans le numéro 34 de Contretemps.

1. On trouve Les principaux textes du débat marxiste sur la question nationale dans l’anthologie organisée par Georges Haupt, Michaël Löwy et Claudie Weill, Les Marxistes et la question nationale 1848-1914, Paris, l’Harmattan (deuxième édition)
2. L. Trotsky, « Nation et Économie” » (publié par Claudie Weill), in Pluriel-Débat, n° 4, avril 1975, p. 48.
3. Il est vrai que Lénine n’a jamais critiqué la brochure de Staline, probablement parce qu’il la considérait conforme, sur le point principal, à la doctrine bolchevique.
4. Lénine, « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (thèses) », 1916, in Questions de la politique nationale et de l’internationalisme prolétarien, Moscou, Éd. Du Progrès, 1968, p. 160.
5. Lénine, ibid., p.158.
6.  Selon Lénine, « l’autonomie nationale culturelle (...) c’est la corruption des ouvriers avec le mot d’ordre de culture nationale et la propagande de la division de l’enseignement par nationalités, profondément nuisible et même antidémocratique ». (« Le programme national du P.O.S.D.R. », 1913, in Questions de politique nationale, p. 6). Dans un autre texte, Lénine compare l’idée bundiste d’écoles juives distinctes avec celle des écoles séparées pour nègres au sud des Etats-Unis… (« Notes critiques sur la question nationale », 1913, ibid., p. 38-39). Voir sur cette problématique la critique d’Enzo Traverso, Les marxistes et la question juive, Paris, Kimé, 1990, p. 151.
7. L. Trotsky, Histoire de la révolution russe, Paris, Seuil, 1950, p. 805.
8. Parmi les erreurs commises à cette époque, on peut mentionner l’intégration forcée à la République soviétique d’Azerbaïdjan de la région du Haut-Karabakh, peuplée en majorité d’Arméniens – un contentieux qui allait exploser à la fin des années 1980.
9. Voir à ce sujet l’intéressant ouvrage de Javier Villanueva, Lenine y las naciones, Madrid, Editorial Revolucion, 1987, pp. 352-354.
10. Voir l’excellente analyse de cette problématique par Enzo Traverso, dans Les marxistes et la question juive, Paris, o. c. Comme l’observe Traverso, la principale ombre au tableau fut l’interdiction des publications et de l’enseignement de l’hébreu, dans un but de « modernisation » et de combat contre la religion. Ce fut une tentative injustifiable de couper la nation juive de ses racines historiques, de sa tradition et de son passé culturel.
11. Cité par Nathan Weinstock dans sa préface à Trotsky, Entre impérialisme et révolution, Bruxelles, Éd. La Taupe, 1970, p. 25.
12. Trotsky Entre impérialisme et révolution, o. c., p. 154-155
13. J. Villanueva, Lenin y las naciones o. c., pp. 455-459.
14. Lénine, « La question des nationalités ou de l’autonomie », Questions de la politique nationale, pp. 238-244. Cf. Moshe Lewin, Le dernier combat de Lénine, Paris, Minuit, 1967.
15. Lénine, ibid. pp. 244- 245.
16. Les bolcheviks contre Staline 1923-1928, Paris, Publications de la « Quatrième Internationale », 1957, pp. 116-117.
17. Trotsky, « La question ukrainienne », annexe à Entre l’impérialisme et la révolution, o. c., pp 184-188.

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