La révolution d’Octobre et le surpouvoir communiste

Le 21 janvier 2017 s'est tenue à Rome « C 17 The Rome Conference on Communism ». Dans le cadre de la session « Pouvoirs communistes », Christian Laval a prononcé l'intervention que nous publions ici.

La conférence de Rome sur le communisme ne saurait éviter d’interroger l’histoire du communisme ou plutôt des communismes, et ce qui aujourd’hui, dans cette histoire même, hypothèque l’avenir du communisme. Si l’avenir est aujourd’hui confisqué par le néolibéralisme, cette confiscation doit beaucoup à la manière dont le passé communiste bloque les possibles futurs. Or, et je reprends ici une formule d’Enzo Traverso dans un récent entretien, « la rébellion ne saurait miser sur l’amnésie »1. Ce propos peut être prolongé : si un communisme est encore possible, il ne saurait parier sur l’amnésie. Et notamment sur l’oubli de ce qu’il en a été réellement de l’imposture pseudo-soviétique du système de pouvoir dans les pays dits du « socialisme réellement existant ».

Que doit-on entendre par « pouvoirs communistes » ? Parle-t-on des formes d’auto-gouvernement du plus grand nombre, c’est-à-dire des institutions démocratiques qui assurent, à tous les niveaux, que le plus grand nombre ne sera pas dominé dans les rapports de pouvoir par une petite oligarchie, par une nouvelle classe de dirigeants, par un appareil bureaucratique ? Ou parle-t-on au contraire des organisations, des partis, des États qui se proclament communistes et exercent le pouvoir absolu sur la société au nom du prolétariat ?

Il faut revenir sur ce qu’on appelle la « révolution d’Octobre », qui a suscité des espérances immenses et des désillusions tout aussi importantes. « Tout le pouvoir aux soviets » ! C’est par ce mot d’ordre que les bolcheviks ont pris le pouvoir. On pourrait voir dans ces « soviets » ou « conseils » la quintessence de l’institution communiste qui assure au plus grand nombre des ouvriers et des paysans le pouvoir effectif, à la fois législatif et exécutif. Pourtant, comme on sait ou comme on devrait savoir, c’est ce qui ne s’est pas passé, puisque c’est le parti social-démocrate bolchévique, devenu parti communiste en 1918, qui exercera effectivement le pouvoir dictatorial, depuis la guerre civile jusqu’à la fin de l’Union soviétique. Le pouvoir dit soviétique qui s’est construit au cours du XXe siècle a été un pouvoir non seulement non-soviétique mais parfaitement anti-soviétique si l’on veut bien rendre au mot « soviet » son sens authentique. L’usage de ce terme est sans doute le cœur même du mensonge qu’a été le communisme bureaucratique d’État depuis la révolution d’Octobre jusqu’à la fin du XXe siècle.

Le communisme historique, celui qui fut réalisé et que les historiens retiennent comme le communisme du XXe siècle, a été un communisme très particulier de parti-État ou d’État-parti. Certains parleraient de façon plus polémique, et en assumant l’oxymore, d’un « communisme de caserne ». Ce communisme bureaucratique d’État n’a pas grand chose à voir avec le communisme encore tout théorique de Marx et d’Engels, mais surtout il s’est radicalement distingué des formes d’auto-organisation qui se sont développées au cours de la révolution russe durant l’année 1917, et dont certaines ont perduré encore quelques années dans un processus lui-même multiple.

Cet abîme entre le communisme bureaucratique d’État et le communisme théorique de Marx et Engels, qui visait à la dissolution progressive de l’État dans de nouvelles formes d’auto-gouvernement des sociétés, entache le nom même de communisme. Il faut en être conscient pour ne pas se bercer de belles histoires rétrospectives. Cela rend d’autant plus problématique une pure et simple reprise du « projet communiste » aujourd’hui, surtout lorsqu’on tient à ce terme, et surtout lorsqu’on tient à utiliser le terme de communisme au singulier et non au pluriel. Et d’ailleurs, plutôt que de parler d’hypothèse communiste comme Badiou, il faudrait parler d’hypothèque communiste. Le terme d’hypothèque communiste est pris ici dans son sens politique : « obstacle qui empêche l’accomplissement de quelque chose »2. Ce qui empêche désormais tout accomplissement, même à retardement, du communisme « à l’ancienne », c’est précisément la forme étatique, ou plus exactement hyper-étatique qu’il a prise au XXe siècle. Cette forme, on pourrait l’appeler le « surpouvoir » de l’État-parti communiste, en empruntant à Foucault le terme de surpouvoir qui désigne la souveraineté absolue et illimitée de l’Ancien régime.

Lever l’hypothèque communiste du surpouvoir étatique suppose deux conditions. Premièrement il faut comprendre comment le communisme en est arrivé à ce retournement étatiste, en ne se contentant pas de transformer des explications en justifications comme cela s’est fait très souvent. Deuxièmement, il faut évidemment se demander quelles sont les nouvelles pratiques politiques, les expérimentations, les élaborations théoriques qui cherchent aujourd’hui à lever pratiquement et théoriquement l’hypothèque du surpouvoir communiste.

Le parti en question
La question du parti, soit parti de l’insurrection armée soit parti de la conquête progressive du pouvoir, est décisive lorsqu’on s’intéresse aux « pouvoirs communistes ». Ce qui a été longtemps négligé et ne peut plus l’être aujourd’hui, c’est ce qu’on pourrait appeler le risque du parti, ou mieux encore le danger du parti pour le communisme lui-même, entendant par là la façon dont l’organisation, construite pour être l’instrument de la prise du pouvoir, se retourne contre le projet d’auto-gouvernement de la société, en donnant naissance à un appareil qui contrôle politiquement la société et favorise sa saturation étatique. Cette question du parti, son lien à l’État, constitue la dimension principale de l’hypothèque du surpouvoir communiste.

Les trotskystes ont voulu voir dans la prise du pouvoir par Staline un renversement contre-révolutionnaire qu’ils ont appelé analogiquement un « Thermidor ». Le modèle explicatif était celui d’une progressive bureaucratisation du parti et de l’État sous l’effet d’un recul mondial de la révolution. Au demeurant c'est ainsi que grosso modo Lénine dans son « testament » analysait lui-même la dégénérescence du pouvoir, face à laquelle, malade, il est resté désemparé et impuissant3.

On ne doit pourtant pas oublier que ce fameux « Thermidor » stalinien avait commencé bien avant, par la fétichisation du parti d’avant-garde, héritage de la social-démocratie allemande théorisé par Kautsky. Toutes les mesures qui ont conduit à la monopolisation du pouvoir par le parti, et surtout par sa direction et son appareil, ont été autant de facteurs de dégénérescence, comme l’avaient d’ailleurs perçu un certain nombre de révolutionnaires lucides, au premier rang desquels Rosa Luxemburg. Le parti ne s’est pas seulement bureaucratisé de l’intérieur, il s’est très vite substitué aux formes soviétiques elles-mêmes, et plus largement aux formes très diverses d’auto-gouvernement de la société, qu’il a vidées de toute effectivité en les colonisant et en les bureaucratisant, au point que le mot « soviet » ou « soviétique » en est venu à perdre complètement son sens originel de « conseil », c’est-à-dire d’institution d’un pouvoir populaire4. Cette bureaucratisation du parti et des soviets est allée de pair avec l’essor d’une administration hyper-centralisée, d’un hyper-État, d’une gigantesque machine bureaucratique dont le parti était à la fois le centre et le double.
Si un parti à lui seul ne peut pas tout, même le pire, il peut y contribuer. Car tout n’est pas dû aux circonstances. Ce qu’on appelle la « tragédie du communisme » tient aussi au triomphe de la forme-parti, et aux relations étroites entre cette forme et l’essor de l’État bureaucratique. Ce que n’avait pas pris en compte la conception léniniste du parti, et ce dont Lénine ne devait prendre conscience que trop tard, ce sont la prégnance des modèles administratifs, la force des schémas étatiques, et même la logique absolutiste qui étaient inscrites au moins en germe dans la forme du parti, et ceci dès avant la révolution. Les critiques du parti « jacobin » faites par Trostky en 1904, puis plus tard par Luxemburg, sans parler des attaques de tous les « modérantistes » opposés au bolchévisme, n’ont pas suffisamment souligné que la forme léniniste du parti n’était que l’exacerbation tyrannique d’un centralisme qui se calquait sur la forme de l’État, et qui contenait toutes les dérives bureaucratiques qu’aussi bien Trotsky que Lénine purent constater dès le début des années 1920 sans y pouvoir rien faire.

L’interprétation de la Commune de Paris
La Commune de Paris est la scène originelle de la révolution communiste, plus encore que la révolution de 1848. Deux textes inscrits dans des conjonctures particulières ont fait foi, ou plutôt ont eu force de loi théorique dans la tradition marxiste : la Guerre civile en France, Adresse du Conseil général de l’AIT du 30 mai 1871, rédigée par Marx5, et l’État et la révolution de Lénine, rédigé en août 1917. Ces deux textes ont fourni l’interprétation dominante de la Commune dans le marxisme et ont eu une influence certaine sur le destin du communisme.

À quoi mesurer la portée historique de la Commune ? À sa créativité historique répondait Marx, et plus précisément à l’invention d’une forme de pouvoir ouvrier permettant l’émancipation du prolétariat. Marx loue la Commune de Paris pour avoir découvert la forme politique de l’émancipation économique de la classe ouvrière. Pour Marx, le plus grand succès de la Commune fut la forme de pouvoir qu’elle inaugura. À ses yeux, ce fut la première révolution qui entendait non pas « prendre la machine étatique » mais la briser. Les Communards ont inventé un pouvoir qui inscrit dans son principe de fonctionnement la dissolution de l’État comme instrument oppressif et répressif séparé de la société. Cette révolution prolétarienne démontre que la « classe ouvrière ne peut pas prendre tout simplement possession de la machine d’État toute prête et la faire fonctionner pour son propre compte »6. En ce sens, la Commune était la dernière en date des révolutions mais aussi la première des révolutions à rompre avec l’histoire des révolutions.

Mais que veut dire briser la machine étatique tout en se servant de l’État comme instrument de répression ? Cela signifie qu’il faut de l’État, c’est-à-dire de la coercition d’une classe sur une autre, mais il s’agit d’un État tout nouveau, et même paradoxal, d’un État qui dépérit par l’activité politique des masses. Le « vrai secret », explique Marx, c’est que la Commune est le « gouvernement de la classe ouvrière ». Le point clé de la lecture de Marx c’est que la Commune a été une « révolution contre l’État » par l’extension de la démocratie, par l’intensification de la vie politique. Ce qu’il y a de nouveau dans la Commune c’est la manière dont la classe ouvrière s'y prend pour assurer sa domination politique. Elle le fait par une participation la plus large des masses à l’activité politique, elle contrôle les fonctionnaires élus et révocables, elle arme le peuple. Et surtout, la Commune lie toujours étroitement activité démocratique du peuple et émancipation économique du prolétariat. Elles vont de pair, elles se nourrissent l’une l’autre. « Sans cela, écrit Marx, la constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. La domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérennisation de son esclavage social »7.

Le contenu de l’action de la Commune est l’auto-émancipation du prolétariat : il se libère de ses chaînes par les mesures qu’il prend lui-même. Cette émancipation économique n’est pas seulement le but de la politique prolétarienne, elle en est la condition même. La politique ouvrière crée ses propres conditions de possibilité, qui sont celles du déploiement de sa propre activité politique, de l’auto-gouvernement. C’est la pierre de touche de la Commune de Paris. Le communisme est « mise en action » de l’autogouvernement, du « gouvernement du peuple par le peuple »8.

Quelles leçons de la Commune dans la tradition marxiste ?
Que faut-il retenir de la Commune ? Sa créativité ou son échec ? Marx loue la forme démocratique de la Commune mais critique le manque de décision, c’est-à-dire l’absence d’un centre politique et militaire nécessaire dans la guerre civile. Il regrette ainsi que les Communards n’aient pas compris qu’ils devaient exercer une dictature immédiate plutôt que de s’attarder à développer des formes démocratiques. Il regrette, par exemple dans une lettre à Kugelman du 12 avril, que « le comité central (de la garde nationale) ait abandonné trop tôt le pouvoir en cédant la place à la Commune »9. C’est le principal reproche que fera Marx à la Commune : ne pas avoir faire œuvre de coercition et de répression de façon plus décidée. Ce point est essentiel. Car derrière ce reproche, il y a de manière non explicitée la question clé : comment la dictature du prolétariat, surtout en période de guerre civile ouverte, peut-elle instituer les formes démocratiques de l’auto-gouvernement ? À la suite de Marx, la littérature marxiste va voir dans la Commune moins une invention démocratique qu’un manque. Ce manque, les sociaux-démocrates puis les bolcheviks l’identifieront comme le manque du parti en tant qu'organe de « prise de pouvoir ». La leçon politique à retenir de la Commune n’est plus la forme originale du pouvoir ouvrier mais le manque de l’organe de la prise du pouvoir et de la dictature.

Le reproche de Marx, qui encore une fois ne porte que sur un aspect des leçons à tirer de l’insurrection parisienne, va ainsi fonder une interprétation massivement déficitaire de la Commune de 1871. La doctrine ultérieure fixera comme un dogme ce seul aspect du commentaire marxien : il lui a manqué un parti capable de se saisir du moment opportun, de prendre les décisions économiques urgentes, de centraliser et de coordonner les actions militaires dans la guerre civile, de prendre les mesures répressives qui s’imposent pour accélérer et sauver la révolution. Par extension, on en déduira que dans la lutte révolutionnaire, même en dehors des périodes d’insurrection et de guerre civile, les masses ont toujours besoin d’être encadrées, dirigées, éduquées par un parti. Kautsky puis Lénine, chacun à leur manière, en tireront une théorie du parti dirigeant apportant à la classe de l’extérieur la conscience de sa mission et le savoir politique qui lui font défaut. Kautsky et Lénine se mettaient ainsi dans les pas d’Engels, qui en avait déjà tiré en 1895, dans sa fameuse préface à la réédition des Luttes de classes en France, une conclusion stratégique particulière qui tournait le dos à la forme insurrectionniste de la révolution. Il y insistait sur la nécessaire maîtrise du parti sur le processus politique. Pour lui, l’avenir est confié à la « seule grande armée internationale des socialistes, progressant sans cesse, croissant chaque jour en nombre, en organisation, en discipline, en clairvoyance et en certitude de victoire. »

Mais le texte le plus influent dans la tradition marxiste fut le fameux Que faire ? (1902). On se souvient de sa dénonciation de l’économisme et du spontanéisme ouvrier, assimilé au trade-unionisme. Mais moins de la critique du « démocratisme », c’est-à-dire du contrôle de la base sur les dirigeants du parti, jugée incompatible avec une organisation de révolutionnaires professionnels. Cette critique du « démocratisme » trouve un écho trois ans plus tard dans une autre brochure de Lénine où il met directement en question la Commune. Dans Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1905), il souligne à l’envi les carences de sa direction et conclut : la Commune « fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre » (souligné par Lénine). Les choses étaient dites clairement. Lénine, conséquent avec lui-même, voua presque entièrement sa vie militante dans l’émigration à la construction d’une avant-garde de professionnels dirigée par une petite élite de révolutionnaires.

La question des leçons à tirer de la Commune va se reposer au moment de la révolution russe, et même directement par Lénine dans le parti bolchevique à un moment crucial. On a retenu le Lénine des Thèses d’avril et surtout de l’État et la révolution10. Douze ans plus tard, le jugement sur la Commune semble s’être alors complètement inversé, de négatif il est devenu positif. Le paragraphe 9 des Thèses d’avril présente ce que Lénine appelle « notre revendication d’un État-Commune », défini en note comme « État dont la Commune de Paris a été la préfiguration ». C’est à ce propos, ce qui n’est pas anodin, qu’il propose de changer le nom du parti, qui de social-démocrate doit devenir parti communiste11. Parti communiste veut donc dire sous sa plume et à ce moment-là « parti qui veut la création de l’État-commune », c’est-à-dire comme il le précisera au chapitre III de l’État et la révolution, parti de la « démolition de la machine d’État » et de la création de nouvelles institutions étatiques.
Le programme des Thèses d’avril est donc remarquable en ce qu’il semble assimiler le développement de la forme soviétique de la révolution russe à la Commune. « Tout le pouvoir aux soviets » veut alors dire, et Lénine le précise : suppression de la police, de l’armée et de l’ensemble de la bureaucratie d’État. Est-ce un virage seulement tactique ? Tout l’ouvrage de Lénine entend prouver le contraire. Lénine veut rétablir la vraie doctrine de Marx sur l’État comme instrument de domination et d’exploitation de la bourgeoisie, et ceci dans un moment (entre juillet et août 17) où il combat les « conciliateurs petits-bourgeois », les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui veulent voir dans la forme parlementaire de l’État un moyen de concilier les classes sociales, mais aussi à l’intérieur du comité central tous ceux qui seraient prêts à faire durer une situation de double pouvoir. Incontestablement, l’ouvrage qui veut être une mise au point théorique revêt aussi une portée conjoncturelle, et ce d’autant plus que dans son propre parti les tendances conciliatrices et attentistes étaient puissantes12.
Mais que représente pour lui la Commune à ce moment-là ? Son interprétation ne valorise pas les organes d’auto-gouvernement ou l’intensité de l’activité des masses, elle met en relief le caractère supposément saint-simonien de la Commune. C’est rabattre cette expérience politique sur la doctrine d’Engels développée par exemple dans l’Anti-Dürhing, laquelle identifie l’extinction de l’État au fameux remplacement du « gouvernement des hommes par l’administration des choses ». L’État n’est pas « aboli », il s’éteint, explique Engels, parce que l’on n’aura plus besoin de gouverner, il suffira d’administrer la société rendue semblable à une grande entreprise. Le problème se ramène donc à celui de la direction des opérations de production. De même Lénine identifie un triple rôle de contrôle, de comptabilité et de surveillance de la production et de la répartition des ressources. Plus besoin de relations de commandement : les fonctions de gestion seront accomplies par les prolétaires dans le cadre d’une économie dont les moyens sont propriété d’État. Lénine souligne qu’heureusement les fonctions indispensables de surveillance et de comptabilité ont été simplifiées et mécanisées au point que les gens du peuple (la fameuse « cuisinière ») pourront très vite s’en occuper. La gestion par tous de l’économie et de l’État, telle est donc la définition du pouvoir prolétarien. Lénine ne masque pas que les soviets auront un rôle dans la disciplinarisation de la main-d’œuvre « dans une société tout entière qui ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ». Et il ajoute : « Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul “cartel” du peuple entier, de l’État. Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal ». Dans une seconde phase du communisme, il n’y aura même plus besoin de contrôle, chacun aura intégré la nécessité de s’auto-discipliner. L’activité des soviets, on le voit, est ainsi ramenée à une pure tâche technique d’administration de la vie économique et de surveillance du travail. Pour résumer, la définition de Lénine fait des soviets, ces institutions de l’auto-gouvernement communiste, des organes de l’administration de l’État assimilé à une grande entreprise.

La politique, quant à elle, est affaire du parti, et plus particulièrement, de sa direction. Selon Lénine, le parti organise la classe en classe dominante dans l’État. Ce qui veut dire que le parti ouvrier, éclairé par la science du marxisme, a une fonction d’éducation et de direction.

« En éduquant le parti ouvrier, le marxisme éduque une avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et de mener le peuple tout entier au socialisme, de diriger et d’organiser un régime nouveau, d’être l’éducateur, le guide et le chef de tous les travailleurs et exploités pour l’organisation de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie ». C’est selon cette logique que le parti « éducateur » se donne le monopole de l’activité politique. C’est lui qui est seul capable de tirer de l’expérience politique des enseignements qu’il doit transmettre à la classe ouvrière pour son éducation. La question est de savoir si cette vision du nouvel État saint-simonien est semblable à la leçon que tirait Marx de la Commune. Sans doute Marx avait-il lui aussi subi l’empreinte du saint-simonisme. Il en existe des traces manifestes dans son texte sur La Guerre civile. Pourtant, ce qui frappe dans son commentaire tient à la valeur qu’il accorde à l’activité politique de masse de la population. Le prolétariat n’est pas confiné aux tâches techniques de gestion, il fait de la politique dans les conseils d’arrondissement sans avoir besoin d’un parti dirigeant. Lénine, dans le feu de l’action, n’a pas eu le temps d’écrire le chapitre annoncé de l’État et la révolution qu’il devait consacrer à l’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917. C’est bien le chapitre manquant du léninisme, celui des conclusions théoriques à tirer de la révolution. À moins que le « testament » de Lénine et ses derniers avertissements au Comité central en 1923 n’en aient constitué la substance. Si les léninistes ont tiré des enseignements de la Commune, quelles leçons peut-on tirer d’Octobre ?

L’expérience de la révolution
Le processus révolutionnaire ne s’est pas réduit à la préparation de l’insurrection de l’automne 1917. Contrairement à la légende, la révolution sociale précède la révolution politique et non l’inverse. Après les journées des 26 et 27 février, s’ouvre une situation de « double pouvoir » entre le comité provisoire de la Douma, dominée par les libéraux, et le soviet de Petrograd, dominé par les socialistes « conciliateurs ». La révolution dite de Février n’est pas seulement une révolution bourgeoise conduite par les libéraux, elle ne se limite pas au conflit entre Douma bourgeoise et soviet à dominante menchévique. Ces organes se sont plus ou moins mis d’accord pour prendre les mesures libérales contre l’autocratie, mais ils ont été dépassés et submergés par la spontanéité des masses. Le printemps 1917 voit l’éclosion de nouvelles institutions et le réveil d’anciennes, toutes indépendantes des partis et même des soviets de députés contrôlés par les partis : comités d’usine composés de délégués d’ateliers, comités de quartier, d’immeubles, milices, gardes rouges, syndicats, coopératives. Le processus révolutionnaire prend spontanément les formes d’un auto-gouvernement généralisé à tous les niveaux de la société, comme cela avait été le cas de façon plus embryonnaire en 1905. C’est une immense prise de parole qui surgit soudainement, une insurrection nourrie des revendications les plus diverses, d’exigences démocratiques dans le cadre du travail, d’occupations d’usine et de pratiques d’autogestion dans les usines, de remise en cause généralisée de la hiérarchie, en particulier dans les armées, de partage des terres dans les campagnes révélant toute la force des revendications de la démocratie agraire, de revendications des nationalités opprimées par le centralisme tsariste. Sans mot d’ordre des partis ou des syndicats, souvent hostiles, indifférents ou débordés, un véritable pouvoir populaire autonome se développe qui se donne ses propres institutions, en dehors du gouvernement provisoire et du soviet des députés contrôlés par les partis. La Conférence des comités d’usine de Petrograd, ou la Conférence inter-quartiers, ou encore la Garde rouge en sont des exemples13. Notons, et ce point est remarquable même s’il a été peu souligné, la référence prégnante à la kommouna. À partir de Février et bien au-delà d’Octobre, le terme de commune désigne des villes, des régions (on parlera de la commune laborieuse de Petrograd par exemple), il désigne même parfois des services municipaux. Le monde est appelé à devenir « la commune mondiale »14. Quant aux campagnes, la kommouna attire comme elle repousse.
Lénine, rejoignant les analyses de Trotsky sur la révolution permanente, comprend que l’émergence spontanée des comités et des soviets ouvriers, militaires et paysans, témoignait du fait que la phase dite bourgeoise de la révolution était dépassée, qu’il fallait rompre avec le gouvernement provisoire qui voulait continuer la guerre. Les événements de mai lui donnent raison avec le ralliement des socialistes et des socialistes-révolutionnaires à la continuation de la guerre. Cette dernière tourne au désastre, les soldats désertant par centaines de milliers face à l’offensive allemande de juillet. Après les contradictions et les hésitations des bolcheviks début juillet, les forces de la contre-révolution s’organisent. Kornilov est défait en août, les bolcheviks apparaisent comme les sauveurs de la révolution. Le problème très pratique qui se pose à Lénine et aux bolcheviks est le suivant : les soviets sont dirigés par des « démocrates petits-bourgeois » qui ne veulent pas s’emparer du pouvoir puisqu’ils attendent l’élection de la Constituante. Il faut donc forcer la main du destin, imposer comme fait accompli la prise du pouvoir en renversant le gouvernement provisoire. « Tout le pouvoir aux soviets » semble indiquer un certain effacement du parti derrière les organes supposés autonomes de la révolution, mais l’insurrection telle que la conçoit Lénine, comme le révèlent ses lettres de septembre 1917, n’est pas la prise du pouvoir par le soviet de Petrograd. Le pouvoir doit revenir à un gouvernement révolutionnaire conduit par le parti. La lettre du 12 septembre l’affirme clairement : « les bolcheviks doivent prendre le pouvoir ». Il ne faut surtout pas attendre le congrès des soviets où pourtant les bolcheviks ont acquis la majorité, il faut agir sous le couvert des soviets. « Prendre le pouvoir » ce n’est pas exactement « tout le pouvoir aux soviets », comme en témoigne la mise en place dès le 26 octobre d’un gouvernement du conseil des commissaires du peuple dirigé par Lénine, lequel gouvernement n’émane en rien du deuxième congrès panrusse des soviets15.
Lénine et Trotsky, contre Kamenev et Zinoviev, opposés à la prise de pouvoir par un coup de main, ont tiré les conclusions à leur manière de la théorie déficitaire de la Commune de Paris. Un centre de décision est nécessaire pour déclencher l’insurrection contre le légalisme qui permet à la contre-révolution de se développer. Ce centre, c’est le parti, ou plutôt l’organe dirigeant du parti, le comité central, et même le dirigeant du parti, assez seul en l’occurrence.

Parti et soviet ? Qui va commander ? Formellement le soviet. C’est la raison pour laquelle la Constituante, élue en novembre 1917, est dissoute en janvier 1918. Il n’est nul besoin d’une assemblée élue au suffrage universel puisque les soviets sont l’organe supposé de la démocratie réelle16. Mais la réalité du pouvoir sera assurée par le parti ou plus exactement par le duo du parti et du gouvernement des commissaires du peuple, deux pouvoirs extrêmement centralisés et même très personnalisés. Lénine préside le conseil des commissaires du peuple et Sverdlov le parti17. Les soviets sont subordonnés au parti, comme, très vite, les syndicats réduits à des chambres d’enregistrement. Le gouvernement composé de l’étroite élite du parti décide de tout. Le mouvement est lancé : le parti ne va cesser de se centraliser avec la création du bureau politique restreint en 1919. La masse du parti qui a intégré une grande partie des membres les plus actifs des soviets ne fait au mieux que déléguer les fonctions effectives de contrôle, de surveillance, d’enregistrement aux soviets de base, eux-mêmes vite bureaucratisés et administrés par les nouveaux fonctionnaires subordonnés au parti (apparatchiki). Les institutions populaires autonomes (comités d’usines ou de quartiers) sont elles aussi colonisées par le parti bolchévique et perdent leur autonomie en quelques mois. Le parti devient le seul lieu où peut théoriquement avoir lieu un débat politique. Mais l’interdiction des tendances au Xe congrès en 1921 et le recrutement de gens peu formés, qui dépendent pour leur nomination et leur avancement dans le nouvel appareil d’État de leur fidélité à la hiérarchie du parti, vont pratiquement empêcher qu’il joue ce rôle. L’Opposition ouvrière qui défendait les principes démocratiques est liquidée, les marins de Cronstadt écrasés en mars 1921. La Tchéka, la police politique qui exerce son pouvoir en dehors de tout cadre judiciaire et même sans contrôle du parti, est chargée, avec la bénédiction de Lénine et des autres dirigeants, de liquider les « ennemis du peuple ». En somme, bien avant le stalinisme, le parti s’est privé de l’activité politique des masses, des mouvements de l’opinion, des débats de la société, du contrôle judiciaire en même temps que se constituait une couche de permanents séparés de leurs classes d’origine. Au bout du compte, la dictature du parti s’impose, et le parti lui-même est entièrement sous la coupe d’un petit noyau qui contrôle entièrement l’appareil et exerce sa dictature sur la masse des membres du parti. Quant à l’Internationale communiste, elle sera bientôt soumise à une « bolchévisation » conduite à partir du centre, c’est-à-dire de la tête de l’appareil du parti russe communiste.

Dès le début du processus de cette dictature du parti sur la société, en mars 1918, Rosa Luxemburg critiquait la politique des bolcheviks. Pour elle, les bolcheviks « obstruent la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales : la vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires »18. En asséchant la vie politique par l’interdiction de la liberté de la presse, de la liberté d’association, par la pratique de la terreur, le gouvernement arrête la progression de la révolution qui suppose l’expérience politique directe des masses19. C’est seulement par la liberté politique – « la liberté c’est au moins la liberté de celui qui pense autrement » – que le socialisme peut avancer20. À l’inverse, ajoute-t-elle, la théorie de la dictature selon Lénine et Trotsky suppose que le parti sait tout à l’avance et peut tout imposer. Or, il n’y a pas de socialisme sans inventivité démocratique. Conclusion : la participation active des masses populaires, bien au-delà des tâches de contrôle et de recensement de la production selon le modèle saint-simonien de Lénine, est une condition pour que la révolution se développe : « La seule voie qui mène à une renaissance c’est l’école même de la vie publique, une démocratie très large, sans la moindre limitation, l’opinion publique »21. Sans ces libertés le « pouvoir des soviets » est une coquille vide, et même un leurre. En un mot, la révolution ne sera sauvée que par la liberté politique la plus large, c’est-à-dire une démocratie la plus radicale, la plus large, la plus complète. La démocratie socialiste ne commence pas longtemps après la révolution comme la Terre promise. Elle commence tout de suite dès le début de la révolution. La critique luxemburgienne a le grand mérite de mettre en rapport les formes institutionnelles, l’activité politique réelle, et la marche de la révolution conçue comme expérience collective et processus d’auto-éducation des masses, très fidèle en cela à l’esprit de Marx. Elle a le mérite aussi de dire que la révolution communiste n’est pas une annulation pure et simple des formes de la démocratie bourgeoise, mais le développement de la vie politique en dehors et aussi à l’intérieur de ces formes. La démocratie socialiste ajoute, elle ne soustrait rien. Et surtout, la révolution ne consiste pas au remplacement d’une institution politique comme la Constituante par des organes technico-économiques. Le socialisme, c’est la politique exercée par tous.

La faillite d’Octobre
La révolution d’Octobre n’ouvre pas un nouveau chapitre de la politique. Elle le ferme. Après une phase d’improvisation totale, en quelques mois les soviets comme organes politiques vivants qu’ils étaient durant la révolution deviennent des organes administratifs plus que politiques. Ce n’est pas l’État bureaucratique qui s’éteint, c’est l’auto-gouvernement qui se dessèche, ses organes devenant des rouages aux mains de nouveaux permanents, peu à peu arraisonnés au parti. Les bolcheviks ont rétabli l’ordre en reconstruisant l’État, imposant à une société fracturée le « principe d’État » par la coercition et la terreur22. Et cet État s’impose en faisant croire à l’identité entre le parti, la classe et les institutions de cette classe. Tout est dit lorsqu’en 1920 Lénine pose l’équation « classe prolétarienne = parti communiste russe = pouvoir des soviets », ou mieux encore lorsqu’il affirme : « l’État c’est nous ».

Lénine finira par reconnaître que l’ancien appareil étatique s’est reconstitué, et en pire. Car la prolifération bureaucratique d’une ampleur encore inégalée en Russie se montre inefficace. En 1917, Lénine, on l’a rappelé, conçoit les soviets comme des organes de recensement, de contrôle et de répartition, c’est-à-dire d’administration. Même sur ce terrain « technico-économique », il déchante vite. Dès 1918, il répétera à plusieurs reprises : « nous ne savons pas administrer, il faut se mettre à l’école de la bourgeoisie afin d’acquérir la science de l’administration ». En 1920, lorsque le conflit est ouvert avec les syndicalistes qui refusent la militarisation du travail, il constatera franchement : « chaque ouvrier saurait-il administrer l’État ? Les gens pratiques savent que c’est une fable ». La révolution a été un échec sur ce point fondamental, et Lénine a été assez lucide pour le constater, sans pourtant en tirer les conséquences théoriques et pratiques. Lénine, en 1905, avait manqué de voir dans les soviets les institutions du pouvoir révolutionnaire. C’est Trotsky qui avait mieux perçu ce qu’ils pouvaient être dans le processus révolutionnaire. Au début des années 1920, la seule issue qu’envisage Lénine est la mise en place résignée d’un capitalisme d’État autoritaire et dictatorial. L’interdiction du pluralisme politique à l’intérieur et à l’extérieur du parti, comme dans l’Internationale communiste, a préparé non un « progrès de la civilisation » comme il le croit encore en 1923, mais une régression formidable dans l’histoire du mouvement ouvrier. Comme l’écrit Eric Hobsbawm, « lorsque la nouvelle République soviétique sortit de ses épreuves, ce fut pour s’apercevoir qu’elle s’était engagée dans une direction très éloignée de celle à laquelle pensait Lénine à la gare de Finlande » en avril 191723.

La tragédie du communisme historique au XXe siècle tient en grande partie à ce que l’instrument de la prise de pouvoir, le parti, s’est installé durablement comme le centre politique de la société, comme le foyer de l’orthodoxie, comme un bloc idéalement monolithique, comme une armée disciplinée dirigée par un centre fétichisé. Monolithisme qui a conduit à l’élimination des vieux bolcheviks eux-mêmes lors des purges de Staline.

Dans les pays capitalistes, cette figure du parti dirigeant tel qu’il a été édifié à la fin du XIXe siècle n’a pas survécu aux années 1970. Nous vivons même le déclin de la forme du parti. Ce qui est en train d’émerger, c’est une redéfinition complète de l’activité politique, c’est une réinvention des formes démocratiques. Cette effervescence multiforme tourne aujourd’hui autour du concept du commun. C’est une aspiration à un nouveau communisme, à condition de préciser que si nouveau communisme il y a, il tire un trait sur le communisme bureaucratique d’État dont la faillite en ce début du XXIe siècle est aujourd’hui quasi totale. Le léninisme a terminé sa course. Une nouvelle époque s’est ouverte, celle du « principe du commun ».

La question de l’organisation politique reste cependant posée. Il convient de ne pas s’abandonner à des mythes spontanéistes, aux incantations à l’émeute, à la supposée violence spontanée des masses enragées. Il faut plutôt toujours poser la question de l’organisation en regard de l’exigence démocratique de l’auto-gouvernement. Ce qui est en jeu, à l’échelle européenne et mondiale, c’est la cohérence des moyens et du but, l’unicité de principe des formes de la lutte et des formes du pouvoir que l’on désire. En un mot, ce qui est à l’ordre du jour, c’est la mise en œuvre de l’auto-gouvernement dans les mouvements sociaux, dans les organisations de lutte comme dans les institutions politiques auxquelles les forces politiques alternatives accéderont. Notre époque n’est plus celle des « conseils ouvriers, paysans et militaires » du XXe siècle. L’institution qui depuis les années 1990 se présente comme horizon alternatif s’appelle un commun, institution qui ne peut être entièrement définie a priori en dehors des expérimentations à travers lesquelles elle se précise et s’enrichit. Toute notre attention doit donc être tournée vers ce qui s’invente ou se réinvente aujourd’hui à travers le monde, vers une forme institutionnelle fondée sur le principe démocratique selon lequel la seule obligation qui tienne est celle de la délibération et de la décision collective.

Christian Laval. Publié dans le numéro 34 de Contretemps.

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