L’actualité des communs

Sur le livre de Benjamin Coriat (sous la direction de), Le retour des communs - La crise de l'idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.
La discussion sur les communs (qu’on peut d’abord définir ainsi : ressources partagées gérées collectivement) est maintenant largement accessible au lecteur français, grâce à la parution rapprochée dans la langue d’ouvrages de fond, un des tous derniers étant celui qui fait l’objet de ce compte-rendu.[1] Le problème traité par l’ensemble des contributions réunies ici peut être formulé ainsi : faut-il concevoir les communs (traduction ici systématiquement retenue de « commons ») comme une série d’institutions (au sens large) de partage, de coopération et d’association, dont l’étude renouvelle l’exercice et la compréhension du droit de propriété ? La notion de propriété est ainsi au centre de ce complexe de questions.
Il n’était pas possible de rendre justice à la richesse de l’ouvrage. On a dû ainsi passer notamment sur l’importance des contributions d’O. Weinstein (consacrée aux limites des analyses de l’économie politique des communs, chapitre 3) et de P.-A. Mangolte (consacrée au développement des logiciels libres, chapitre 5) et choisir un principe de lecture : mettre en relief la cohérence de l’ensemble de la réponse proposée au problème, pour, sur cette base, amorcer une discussion de celle-ci par une brève confrontation avec une autre approche synthétique des communs et du commun, avec laquelle ce texte prend précisément ses distances.
1/ Une définition des communs
Le texte redonne d’abord le cadre dans lequel situer ce retour des communs : celui d’une offensive large et générale « qui fait du renforcement et de la diffusion des droits de propriété, ainsi que du caractère exclusif de ces droits, le fondement de nos sociétés (…) » (p. 9). La propriété intellectuelle est un cas exemplaire de ce « durcissement » et de la « diversification des droits privés exclusifs » (p. 8). C’est bien sûr dans ce contexte d’opposition à ce que l’on appelle couramment « théorie des droits de propriété » (i.e. « un ensemble de propositions visant à faire de l’existence de droits privés exclusifs pleinement garantis comme tels » (p. 9) la condition de l’efficience économique) qu’il faut replacer l’intérêt que suscite ce retour des communs. Ainsi, on suit tout au long des dix contributions qui forment l’ouvrage les différentes dimensions des communs, de leur définition (B. Coriat, Introduction ; Chapitre 1) à des propositions de transition vers une économie des communs (M. Bauwens, Chapitre 12).
Fondamentalement, si l’on suit Coriat, on doit pouvoir retrouver trois critères dans un commun, sans quoi le concept ne convient plus : une ressource partagée ; la fixation d’un certain nombre de droits d’accès qui donne leur statut aux commoners ; un système d’autogouvernement, qui inclut le règlement des litiges, non produit par l’État. Des biens qui rempliraient les deux conditions mais pas la troisième ne seraient pas des communs ; il propose de les appeler « biens communs » ; les « choses communes » (res communes) comme l’océan sont donc des biens communs mais pas des communs ; ce qui fait qu’à suivre ceci, il ne faut justement pas traduire « commons » par « biens communs ». Les deux catégories partagent bien un trait essentiel : leur caractère non naturel, mais au contraire institutionnel : on décide et on décrète que telle ou telle chose sera commune ou privée. Cependant, les communs supposent la propriété et sont donc, en droit, à la différence des choses communes, appropriables par un ou des groupes d’agents organisés.
L’appropriation se conçoit comme l’exercice d’un « faisceau de droits » : un seul et même titulaire ne détient pas tous les droits sur la chose, et les droits qu’il possède sont toujours limités ; le chapitre 2 (F. Orsi) est pour moitié consacré à l’origine et à la portée de ce concept, qui s’oppose nettement aux attributs de la propriété privée telle qu’on la conçoit traditionnellement (absolue, exclusive, perpétuelle). Ce même concept fournit une des prémisses essentielles de la conclusion du livre : les communs s’appuient sur une propriété réformée, non sur son dépassement. Le travail de définition des communs et l’analyse du « droit sur » comme « faisceau de droits » sont donc les points les plus importants de l’ensemble de l’ouvrage, dont découlent les autres.
Au total, l’étude des divers communs montre la possibilité historique d’une alternative à la propriété, aussi bien privée que publique, qui n’est pas une négation, même déterminée, du droit de propriété. Le texte soutient donc deux propositions. D’un côté, les communs sont des conventions qui sont analogues à des outils de partage et de coopération. Sous cet angle, l’ouvrage tire toutes les conséquences – assez largement admises – des travaux d’Ostrom et de son école : il y a bien une rationalité de la gestion collective ; la mise en commun comme la privatisation sont chaque fois des conventions ; la privatisation n’est donc certainement pas la conséquence nécessaire du constat de l’échec de la propriété commune, quelle que soit sa forme. De l’autre côté, si l’institution des communs est une modification du droit de propriété et de son exercice, une réforme si l’on veut, cela n’autorise à y voir ni sa négation, ni son dépassement, de la même manière que la détention d’un faisceau de droits ne s’oppose pas à la propriété personnelle. C’est cette partie de la thèse qui semble mériter d’abord l’esquisse d’une discussion.
2/ Un débat sur les communs
On peut l’ouvrir par une question qui semblera d’abord particulière et un peu extérieure, celle de la distinction assumée entre un commun et une chose commune (ou « bien commun »). Comme vu, le texte de Coriat pose une distinction initiale que les autres maintiennent. Cependant, cela ne suffit pas à écarter une question : ne peut-on faire du concept juridique de chose commune un concept qui permet de penser la diversité des communs ? Réciproquement, le concept de commun permet-il de renouveler et d’actualiser le concept de chose commune hérité du droit romain ?
Il serait évidemment faux de dire que les textes ignorent ce point, comme le montre le fait que le travail de Marie-Alice Chardeaux sur ce dernier concept, généralement considéré comme une clarification importante, est mentionné (sauf erreur) 9 fois.[2] Cependant, on peut aussi penser que, dans les contributions plus juridiques, le concept n’est pas exploité, du moins pas à la même hauteur que les autres. Ainsi, dans le chapitre dû à J. Rochfeld, l’article 714 du Code civil, qui reprend la notion romaine de « chose commune » est mentionné (« Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ») mais il est très rapidement expliqué, et écourté de sa seconde phrase (« Des lois de police règlent la manière d’en jouir ») (p. 92). Dans la contribution complémentaire de S. Dusollier (chapitre 10), si « les lois de police » sont mentionnées, il en est dit qu’en réalité, « cela ne renvoie pas à grand-chose » (p. 246).
Pourtant, l’analyse de cet article du Code, qui est fournie dans l’ouvrage cité sur les choses communes, montre, au-delà de l’exégèse, son importance pour le sujet.
De nouveau, on peut avoir le sentiment d’entrer dans la discussion d’un point de détail, celui de l’usage d’une référence particulière. Cependant, abstraction faite d’autres raisons, on peut remarquer que « chose commune » met au centre l’inappropriabilité ; comme signalé, cette catégorie selon les auteurs ne convient pas pour penser les communs, même en exploitant jusqu’au bout les recherches sur ceux-ci. Il faut donc nettement séparer, de nouveau, les communs des choses communes.
On peut cependant penser que les choses sont plus complexes, surtout à propos des communs informationnels (Coriat, p. 39). Il n’est pas sûr que le concept de propriété, même redéfini, puisse s’appliquer à l’ensemble des communs. Si l’on prend le cas, considéré comme exemplaire, de Wikipédia, il y a bien une sorte de droit sur une contribution (puisqu’on décide de mutualiser sa connaissance, ce qui suppose qu’on en est bien l’auteur au départ, i.e. qu’on est bien celui qui a un droit sur ce qu’il pense et écrit) mais la question continue de se poser : y a-t-il encore là quelque chose qui peut ensuite être compris sous ce que l’on peut entendre par « propriété », y compris bien sûr si l’on parle de « propriété commune » ? Si oui, que faut-il précisément entendre par « propriété » ?
Parallèlement, on peut remarquer que le contenu de l’ouvrage récent de Dardot et Laval, Commun, qui roule largement sur le même sujet, semble minoré ou négligé. On peut rappeler, en essayant de simplifier le plus possible sans déformer, que Commun exploite et radicalise deux apports également présents ici : les concepts issus des travaux d’Ostrom ; celui de « choses communes » ; le but des auteurs étant de passer des communs au commun conçu comme concept supérieur. Au centre, il y a la volonté de remplacer le droit de propriété, qu’il soit privé ou public, par des droits d’usage, en s’appuyant sur l’idée d’inappropriabilité. Quelque soit le jugement qu’on porte au final sur la tentative, elle est écartée plus que discutée, ce qui tient à la définition des communs posée au départ.
Si on recoupe ces aspects, la question cesse, je crois, d’être un point de détail. Il s’agit au fond de savoir si l’on peut réclamer autre chose que la propriété ou bien s’il convient de modifier les droits de propriété. Pour les auteurs, il y a bien réelle modification du droit de propriété, mais pas sortie hors de la propriété. Ceci est cependant posé sans que l’autre possibilité fasse l’objet d’un examen. Explicitement, Coriat revient, deux fois en note et une fois en un membre de phrase dans le texte courant, sur les propositions de Commun. Ainsi, il écrit : « (…) le commun n’est pas rapportable au seul inappropriable, comme cela est quelquefois soutenu » (p. 16), ce qu’une note explicite ainsi : « [b]ien que la définition donnée des communs fluctue beaucoup au fil des pages et des chapitres de leur ouvrage, il semble que c’est bien là, dans l’inappropriabilité, que réside (…) la caractéristique propre du commun » (p. 16). De même, plus allusivement, on peut lire : « il y a au cœur des communs non une négation des droits de propriété, ainsi qu’il est quelquefois avancé et soutenu, mais une réaffirmation et un renouvellement de ces droits, comme au demeurant de la notion même de propriété. » (p. 25).
On peut se demander si une telle prise de distance suffit à régler la portée des questions posées par les communs. Certaines d’entre elles qui peuvent sembler importantes, comme : « Comment penser une propriété et une gestion collective qui consacrent avant tout un droit d’usage et qui ne soient pas produites par l’État ? » ; « À partir de quand peut-on parler de propriété ? », ou « La fixation des droits d’accès aux communs relève-t-elle encore dans tous les cas de la ‘propriété’ ? » sont justement, dans l’ouvrage, de celles qui ne font pas l’objet d’un traitement.
Il est difficile d’envisager de remplacer la propriété par « l’usage », comme le propose Commun ; mais il l’est également d’admettre ainsi de restreindre les communs à un faisceau de droits de propriété détenus par des agents auto-organisés. La frustration possible du lecteur vient ici du fait que la question des communs n’est pas l’objet d’une dispute entre tenants de conclusions différentes, alors que, outre le fait évident qu’ils partagent nombre d’éléments, leurs analyses se complètent sur plusieurs points, d’une part, et que, d’autre part, ils se confrontent à un même complexe de problèmes. Au total, la question de la remise en cause plus ou moins forte de ce que l’on entend habituellement par « propriété » demeure.
Le texte de Coriat insiste sur la nécessité d’une définition précise des « communs ». On peut en effet penser qu’on obtiendrait des résultats d’une certaine importance si l’on parvenait à clarifier les réponses à ce genre de questions. Mais on peut en dire autant de « propriété », « droit sur », « appropriation », « possession ». On peut regretter qu’un ouvrage aussi important traite les problèmes suscités par l’étude des communs sans prendre en charge en même temps une plus grande clarification de ces notions.
Paul Sereni. Publié dans le numéro 31 de Contretemps.
[1] Outre la publication en français de l’ouvrage d’Elinor Ostrom (1990) sous le titre Gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck, 2010 ; P. Dardot et C. Laval, Commun, Paris, La Découverte, 2014 ; Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro, Paris, LLL, 2014 ; Boccon-Gibod, T., Crétois P. (dir.), État social, propriété publique, biens communs, Lormont, Le bord de l’eau, 2015.
[2] M.-A. Chardeaux, Les choses communes, Paris, L.G.D.J., 2006.