« Le monde me tombe dessus tous les matins et me demande des comptes »

Entretien avec Bernard Rancillac.
Sur la page Facebook dont il dispose depuis peu, Bernard Rancillac se présente ainsi : « Artiste Peintre, Révolutionnaire ». On lui doit notamment la célèbre affiche de mai 1968 sérigraphiée aux Beaux-Arts pour protester contre l’expulsion de Cohn-Bendit, « Nous sommes tous des Juifs et des Allemands », retitrée par d’autres « Nous sommes tous des indésirables », avant que les manifestants ne retrouvent et ne condensent le titre initial. Il a gardé intactes les révoltes et les convictions qui l’animaient alors, tout en leur donnant d’autres modulations et en les actualisant. Même s’il a rompu avec le militantisme politique au début des années 1970, un récent travail universitaire (Dissidences, n° 3, 2012) n’en inscrit pas moins ses écrits ultérieurs parmi ceux des « “prochinois” et “maoïstes” en France et dans les espaces francophones », à l’instar de ceux de Jean-Luc Godard…
Pour l’histoire de l’art, il reste, avec Hervé Télémaque et plus tard le critique Gérald Gassiot-Talabot, l’initiateur de la « Figuration narrative », mieux connue du grand public depuis la rétrospective que lui a consacrée le centre Pompidou en 2007. Après une exposition à Lyon (galerie Anne-Marie et Roland Pallade, du 19 mai au 2 juillet), son œuvre va faire l’objet de plusieurs manifestations importantes, d’abord à la galerie Jean Brolly (16 rue de Montmorency, Paris 3e, novembre-décembre 2016), puis une grande rétrospective présentée par le Musée de la Poste à l’Espace Niemeyer (2, place du Colonel-Fabien, Paris 19e, du 21 février au 7 juin 2017), visible ensuite au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix (les Sables-d’Olonne, du 7 juin au 27 septembre 2017), en même temps qu’une exposition indépendante des précédentes à la maison Elsa Triolet-Louis Aragon du moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines (février-juin 2017). D’autre part, la parution du Journal qu’il tient depuis 1950 devrait coïncider avec celle du présent numéro de ContreTemps, pour lequel il a bien voulu nous accorder cet entretien.
ContreTemps : « Ma peinture est politique, pas moi. Je ne suis pas un artiste politique », déclariez-vous en 2007, ajoutant « Je n’ai pas le choix. Ce n’est pas ma faute ». Mais à vous lire, dans la société actuelle et dans beaucoup d’autres qui l’ont précédée, toute peinture est nécessairement « politique », consciemment ou non. En quoi la vôtre l’est-elle plus que d’autres ? Et pourquoi n’avez-vous « pas le choix » ?
Bernard Rancillac : Pourquoi faire de la peinture politique plutôt que ne pas en faire ? J’ai eu tort de parler de « faute », je ne suis pas « en faute », je n’ai pas le choix. Ce n’est pas moi qui ai choisi le monde où nous vivons, on ne m’a pas demandé mon avis. Je passe mon temps à écouter les informations à la radio, à lire les journaux, je rencontre des gens informés, ou qui s’informent et qui m’informent. Quant à l’orientation politique, elle est venue avec mon service militaire au Maroc, dans un régiment semi-disciplinaire, avec beaucoup de membres des Jeunesses communistes. Ils n’étaient pas des militants de première importance, mais dans les chambrées, on n’entendait parler que de communisme, ils ne juraient que par le communisme. Ensuite, pour faire chier mon père, j’ai voté communiste pendant quelques années, puis j’ai quitté ma famille… Et j’ai eu des amis communistes, comme Pierre Juquin.
ContreTemps : Hervé Télémaque disait dans ces colonnes que « la peinture est un médium inadéquat pour faire la révolution. » Le pinceau n’est pas un levier d’Archimède qui soulèverait le monde. Que peut-on en attendre du point de vue marxiste et révolutionnaire qui reste le vôtre ?
B. R. : Bien sûr, un fusil est plus utile qu’un pinceau pour changer le monde, mais je connais mal le maniement des armes. Je préfère celui du pinceau, où j’ai quelques dons.
CT : Il est étonnant d’observer comment vous-même et d’autres avez prolongé la survie de ce « vieux médium » (Télémaque) qu’est la peinture au moyen d’un « réalisme » qu’on pouvait croire totalement discrédité, quelqu’un comme Paalen le déclarant même foncièrement « réactionnaire ». Le réalisme est-il à l’abri d’usages « contre-révolutionnaires » ?
B. R. : Il n’est à l’abri de rien ! Le réalisme est plutôt d’usage bourgeois, fait pour plaire à ceux qui vont voir de la peinture, en général la plus mauvaise peinture possible. Il faut être très vicieux et s’avancer masqué pour faire de la bonne peinture réaliste. D’ailleurs les surréalistes étaient encore plus réalistes que les autres, personne ne les comprenait, et ils en étaient très contents. Le réalisme n’est bien sûr à l’abri de rien. Il n’est même pas sûr que les peintres abstraits soient à l’abri d’usages réactionnaires, si le monde doit être semblable à ce qu’ils peignent, des lignes, des barres, etc.
Quant à expliquer le réalisme que je pratique, j’essaie d’être compris par le plus grand nombre. On dit, on croit souvent que la peinture est faite pour tout le monde, ce n’est pas si sûr. Tout le monde peut aller au Louvre, les étrangers s’y pressent, mais très peu de Français. Ça rappelle un peu ce qu’on disait autrefois, « les Français ne sont pas musiciens »…
CT : Dans l’analyse très informée et profonde que vous avez consacrée au « réalisme socialiste » (Le Regard idéologique, achevé en 1979, publié seulement en 2000), vous parliez de « réalisme dialectique » à propos de votre œuvre. Quel rôle y joue la contradiction, sous toutes ses acceptions ?
B. R. : « Réalisme dialectique », c’est une vieille formule un peu obscure de ce livre que les éditeurs ne voulaient pas publier parce que le mur de Berlin n’était pas encore tombé. Pour dire les choses autrement, il y a cette phrase qu’on lit aujourd’hui en tête de ma page Facebook : « Comment peindre le réel dans la dernière moitié du XXe siècle, sinon dans la confrontation avec l'image médiatique ? »
CT : S’agit-il de faire jouer des images contre d’autres images ? Partagez-vous la distinction que fait Télémaque entre symboles et métaphores ?
B. R. : Voilà des mots trop compliqués, trop savants pour moi, et qui vont faire fuir les lecteurs ! Simplement, la peinture, c’est du collage, et quand je peins, c’est avec deux thèmes qui sont là pour se contrarier. Et pour éviter les répétitions, car je suis contre la répétition…
CT : Vous affirmez que vous n’avez « pas d’imagination ». Un imaginaire, certainement. Quelles en sont, selon vous, les lignes de force, les scènes récurrentes ?
B. R. : Non, je n’ai pas plus d’imaginaire que je n’ai d’imagination. Je passe mon temps à peindre des images que je cherche un peu partout, pour leur faire dire des choses qu’elles ne disent pas. Comme tout le monde j’ai des rêves en dormant, je ne m’en souviens jamais au réveil, et de ce côté il n’y a vraiment rien qui vient. J’ai donc recours à toutes les images nouvelles du monde qui passent à ma portée. Le monde me revient tous les matins, je peux même dire qu’alors le monde me tombe dessus. Et qu’il me demande des comptes. Et puis il y a cet état amoureux, j’ai fait de la poésie, du théâtre, mais c’est toujours l’amour de la peinture qui l’a emporté. Au fond, je n’ai été amoureux que de la peinture, jusqu’à aujourd’hui. Si j’avais été « normal », je serais devenu prof de philo, comme le voulait mon père après un de mes succès scolaires, et certainement pas peintre amoureux de la peinture !
CT : Comment se passe pour vous l’invention, survient-elle dans un état flottant ou par déclic ? Demande-t-elle ensuite beaucoup de travail, ou arrive-t-elle comme un projet qu’il ne reste plus qu’à matérialiser ?
B. R. : Invention, c’est un mot que je n’utilise pas, et qui ne correspond pas à ce que je fais. Le peintre et l’homme sont deux. Le peintre ne discute pas. Je me réveille et fais ce que j’ai à faire. Ainsi, on fait une toile. Puis, au lieu de la corriger, on en fait une deuxième, pour être plus compréhensif, plus précis, et de la sorte on fait des séries de toiles, sur un même thème. C’est aussi pourquoi je peins des femmes nues quand je suis fatigué de la peinture politique. Après avoir achevé une grande toile politique, j’avais recopié la photo d’une amie fière de son corps et qui aimait se montrer nue, je l’ai peinte, ça m’a reposé, j’ai peint ensuite une dizaine de femmes nues, sans que jamais le Rancillac peintre ne saute sur les modèles qui venaient poser nues, même si certaines l’espéraient peut-être… C’est ce qui fait que je ne fais pas de peinture de commande, car c’est l’autre qui commande. C’est lui qui me hante, jusqu’à ce qu’il sorte peut-être un jour. Je travaille presque sous les ordres de l’autre.
CT : Partagez-vous l’ambition d’Erró de documenter votre époque ?
B. R. : J’ai besoin de documents mais je ne documente pas. Erró est un accumulateur, il est capable de rester six mois dans un endroit où il ne devait passer que deux jours parce qu’il a commencé à y dénicher des documents qu’il entassera ensuite dans son atelier dans un ordre qu’il est le seul à connaître… Pour moi, je cherche seulement à aider les gens à vivre cette époque.
CT : Vous vous êtes fixé comme objectif non seulement de « secouer le regard », selon l’expression de Télémaque, mais aussi de l’éduquer, d’où votre livre Voir et comprendre la peinture. Comment cette ambition se traduit-elle dans vos tableaux ?
B. R. : Pour revenir sur ce livre, son titre n’est pas de moi mais de l’éditeur, et s’il semble un peu prétentieux d’abord, à la réflexion il n’est pas si mal. Je l’ai écrit assez vite, et je me suis rendu compte au passage que je ne savais pas bien ce qu’était voir. Je me suis documenté, je me suis attaché à décrire « le regard physiologique ou sensoriel », à comprendre et à expliquer comment l’œil fonctionne principalement à l’horizontale et à la verticale. Ce n’est ni de la philosophie ni de l’esthétique, mais un fonctionnement commun à tous les êtres humains. C’est avec ce fonctionnement que nous réduisons le monde qui en lui-même n’est pas regardable, et c’est l’œil qui organise le regard. Beaucoup de grands peintres le savaient ou en avaient l’intuition avant que la science ne l’établisse, et la bonne peinture s’appuie sur l’utilisation de ces connaissances, pour une petite part sans doute, mais une part à ne pas négliger, et certainement visible dans ce que je peins. Mais il y a bien d’autres façons d’éduquer le regard, par exemple peindre des femmes nues, parce qu’il y a beaucoup d’hommes qui ne savent pas où se trouve le nombril de leur femme… Vous le savez, vous, si vous en avez une ?
CT : Dans ces colonnes, Peter Klasen insistait sur ce que ces tableaux devaient au romantisme. Vous-même avez utilisé ce terme pour qualifier plutôt votre attitude à l’égard de la vie et de la société. Reconnaissez-vous aussi une part de romantisme dans votre peinture ?
B. R. : Du romantisme, je cherche surtout à ne pas en avoir ! J’ai écrit de mauvais poèmes romantiques à quatorze ans, scolarisé dans un petit séminaire près de l’endroit où nous étions réfugiés durant l’Occupation, et où on n’avait droit qu’à du Victor Hugo ou à du Lamartine, dans sa barque, sur son lac… je ne savais pas encore qu’il avait écrit des cochonneries !
CT : Quel type de « vérité » peut viser la peinture ? Celle de l’émotion ? Comment en juger, sur quels critères ?
B. R. : Il n’y a pas plusieurs types de vérité, il y a la vérité et puis l’imaginaire, qui n’a rien à voir avec la vérité. Ça a vaguement à voir puisqu’on est bien obligé d’y utiliser des éléments du monde environnant, mais ça ne va pas plus loin.
CT : Vous avez peint une série sur les Algériennes au moment de la guerre civile. On sait que vous avez passé une partie de votre enfance à Alger, puis votre service militaire au Maroc, et que vous avez un attachement particulier pour les pays du Maghreb : suivez-vous ce qui s’y passe aujourd’hui, et qu’en pensez-vous ?
B. R. : Mon amour de la peinture vient peut-être de mon enfance à Alger, où ma mère, fille du doyen de la faculté de pharmacie de Paris et pharmacienne elle-même mais n’exerçant pas pour se conformer aux normes bourgeoises, dessinait beaucoup, ce qui m’incitait à en faire autant. Mis à part ces dix-huit mois d’armée au Maroc que vous citez, ou la présence ancienne d’un grand-père paternel qui était président du tribunal de Fès, je m’y intéresse aussi du fait des origines kabyles de mon épouse Djohar, admiratrice de la reine berbère Dihya, dite la Kahina, grande guerrière, grande politique, une des femmes les plus libres de son temps, et qui a tout fait pour repousser les Omeyades et leur religion de guerre. La Kahina est morte décapitée, les Berbères ont dû accepter l’islam, mais accepter une religion n’est pas l’adopter, et l’islam berbère est vraiment loin de tout rigorisme et de tout fanatisme. Qui sont ces gens, c’est ce qu’il faut comprendre et faire comprendre pour commencer.
CT : Pour l’un de vos récents cycles, La Peau du monde, vous avez rassemblé des étoffes venues des quatre coins de la planète, un peu comme en Albanie vous aviez vu des étudiants en art travailler à rassembler des motifs d’art populaire. Le sujet en serait-il la femme et non plus le peuple comme précédemment, ou plutôt le peuple des femmes ?
B. R. : Cela vaut toujours mieux que produire de la mauvaise peinture, comme en faisaient faire les enseignants à leurs étudiants en Albanie. Dans ces cas-là, ça ne sert à rien de faire de la peinture, la photographie a été inventée pour cela, et une fois que les premiers photographes eurent fini d’imiter les peintres, on a vu les peintres chercher à imiter les photographes. Pour La Peau du monde, il s’agit bien de tissus destinés en principe à confectionner des robes de femmes, mais le projet est moins de parler des femmes que de parler du monde, idée que j’avais depuis longtemps. À côté de cela, heureusement qu’il reste les femmes pour avoir envie de s’habiller, alors qu’autrefois les hommes se peignaient aussi sur le corps des motifs très précis, pouvant correspondre à de véritables cartes d’identité !
CT : Vous vous êtes maintes fois exprimé sur le marché, la censure et leurs arrière-fonds idéologiques. Voici venu le temps de la financiarisation généralisée, et pour une des officines qui se chargent de calculer l’évolution du cours des artistes, comme Artfacts.net, vous êtes classé 5001e sur 538 766 peintres et plasticiens répertoriés. Parmi ceux qui viennent avant vous, Warhol 1er, Picasso 2e, Baselitz 16e, Hirst 39e, Klee 42e, Paul McCarthy 50e, Miró 60e, Ernst 71e, Kandinsky 81e, Cattelan 145e, Anish Kapoor 156e, Magritte 299e, Mondrian 329e, Erró 425e, Barcelo 563e, Soulages 714e, Arroyo 957e, Monory 2866e, Klasen 3575e, Télémaque 3793e… Comment réagissez-vous à ce genre de classement ?
B. R. : Tout cela est ridicule et inutile, à mettre à la poubelle. Je ne crois pas à ces chiffres. Comme Soulages ne vend pas, comment peut-on prétendre calculer son rang, et mettre sur le même plan les morts et les vivants, les artistes actifs et les disparus ? J’évite de penser à cela, ce principe qui décrète que l’art, c’est ce que ça vaut. Le vrai peintre ne pense pas d’abord à l’argent, mais on ne regarde plus aujourd’hui que le prix, et les galeristes n’exposent que ce qui est vendable, rentable pour eux. C’est ce qui fait que les jeunes pensent d’abord à ce que cela leur rapportera, avant même de prendre le pinceau, qu’on ne voit pas émerger de grands peintres, et qu’on voit circuler de plus en plus de faux de bons artistes actuels ou passés.
CT : Qu’en est-il de la liberté de l’artiste aujourd’hui ?
B. R. : L’artiste n’a jamais été libre, il a toujours travaillé sur commande, et encore lui fallait-il trouver la meilleure commande. Il a aujourd’hui un tout petit peu plus de liberté, mais elle n’appartient qu’à celui qui l’exerce, elle peut lui coûter cher tout en lui rapportant la satisfaction de ne pas l’avoir sacrifiée. Par exemple on n’arrête pas de me redemander de nouveaux tableaux de jazz, des portraits de musiciens ou de chanteuses, séries que j’ai peintes à un moment où il y avait un lien étroit entre musique et politique. C’était clair même dans ce détail : pourquoi gardaient-ils leur chapeau sur scène ? C’est qu’on refusait de les leur prendre au vestiaire, ces chapeaux de musiciens noirs. Ils ne pouvaient pas échapper à la politique ! Ma liberté, je l’exerce ici en refusant ces commandes, sur ces sujets qui n’ont plus le même sens aujourd’hui.
CT : Quel vous semble l’avenir de la « peinture politique » aujourd’hui, quels sont vos projets, et quels conseils adresseriez-vous aux jeunes artistes partageant votre sensibilité ?
B. R. : Des artistes partageant ma sensibilité, et faisant de la peinture politique, hormis Aurélie de la Cadière je n’en connais quasiment pas, la plupart ne pensent qu’à vendre et demandent même des avances. S’ils ont compris certaines choses, c’est d’abord sur le plan commercial. Il y a de moins en moins de peintres, d’enseignement de la peinture ou d’institutions comme la villa Médicis, les écoles d’art apprennent aux futurs artistes à parler anglais, à réaliser des illuminations sur commande, à chiffrer et à présenter leurs devis d’installation, leurs projets de résidence, etc. Pour moi, le projet qui m’occupe actuellement est de réussir la rétrospective qu’organise le Musée de la Poste, non dans ses locaux du boulevard de Vaugirard toujours en travaux pour mise aux normes, mais à l’Espace Oscar Niemeyer, à l’intérieur du siège historique du PCF. L’adresse me plaît bien, à cause de son concepteur Niemeyer, qui a dû quitter le Brésil du fait de son engagement communiste, et parce qu’il m’est arrivé d’exposer à la Fête de L’Humanité, mais l’endroit n’est vraiment pas conçu pour cela : trop bas de plafond pour mes tableaux, fenêtres qu’on ne peut pas occulter parce que le bâtiment a été classé monument historique en 2007, et par ailleurs un vrai bunker où tout était enregistré et surveillé depuis une salle spéciale, qui semble fonctionner encore… Au moins mes tableaux seront bien gardés !
Propos recueillis par Gilles Bounoure. Publié dans le numéro 31 de Contretemps.
Quelle « liberté de l’artiste » ?
Interrogés par ContreTemps à propos de la « liberté de l’artiste », Djohar et Bernard Rancillac ont souhaité revenir sur l’incident qui les a opposés aux dirigeants de la Patinoire royale de Bruxelles en juin 2015, nombre de titres de la presse française et étrangère lui ayant donné une publicité singulière, sinon à sens unique. Cette expérience ponctuelle livre-t-elle des enseignements plus généraux sur les relations actuelles entre les artistes, les marchands d’art et les grandes fortunes qui se mêlent désormais de ce commerce, sans parler des médias qui prétendent en rendre compte ?
Construite en 1877 pour accueillir les patineurs (à roulettes, futurs rollers) de la ville de Bruxelles, la Patinoire royale avait abrité pour finir une collection de voitures anciennes. Classée en 1995 pour son gros œuvre, cette vaste halle d’architecture néo-byzantine fut rachetée en 2007 par le puissant homme d’affaires Philippe Austruy (276e fortune française en 2014), un an après que son épouse Valérie Bach, française elle aussi, eut ouvert sa première galerie dans le quartier bruxellois « gentryfié » du Sablon. Interrogé sur ses intentions par La Libre Belgique (19 janvier 2012), ce « privé » ayant « décidé d’investir massivement à Bruxelles » annonçait « un centre d’art contemporain d’envergure internationale », « avec des manifestations internationales originales conçues pour le lieu, au nombre de deux à trois par an », fonctionnant « en veillant à ne pas perdre trop ».
Le même souci paraît animer Ph. Austruy dans son autre passion, le vin : après avoir repris un très vaste domaine viticole en « appellation d’origine contrôlée » au nord de Saint-Tropez, il a racheté à Alcatel-Lucent un vignoble du Haut-Médoc, avant de s’étendre au Portugal, en Toscane, et de s’intéresser à quelques grands crus d’Espagne. Considéré comme l’un des trois ou quatre principaux « roitelets de l’or gris » – autre désignation des profits tirés du « quatrième âge », associant soins aux « personnes dépendantes », maisons de retraite, mais aussi cliniques, restauration, immobilier et même crèches d’entreprise –, il devait également ouvrir en 2016, dans son domaine provençal dont on pouvait déjà visiter librement les grandes sculptures disposées dans les vignes et les jardins, un « centre d’art » prolongeant les activités de la « Galerie Valérie Bach, Commanderie de Peyrassol ».
Comme l’expliquait Le Soir (3 juin 2015), « la Patinoire royale revendique clairement des “expositions à caractère muséal ainsi que commercial”. Venues de galeries, de collections privées ou d’ateliers d’artistes, la quasi-totalité des œuvres présentées ici est à vendre ». Son directeur, Constantin Chariot (ancien « conservateur » lui-même et sachant en principe ce que signifie « conserver »), est allé jusqu’à la présenter dans Connaissance des arts (6 octobre 2015) comme « un musée où tout est à vendre, le seul équipement culturel de ce type à ma connaissance »… Confiée pour « le commissariat et la programmation » à Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture de Jacques Chirac, ancien directeur des affaires culturelles de la Mairie de Paris, ancien président du Centre Pompidou et conseiller depuis 2004 de François Pinault « dans ses activités artistiques et culturelles », l’exposition inaugurale, présentée du 25 avril au 31 juillet 2015, avait pour titre « La Résistance des Images » et entendait présenter près de cent cinquante œuvres représentatives de la Figuration narrative.
Parmi elles se trouvaient deux toiles attribuées à Bernard Rancillac, dont aucune, ni pour le titre ni pour les autres éléments de description, ne figure sur les « livres de raison » (cahiers d’écolier remplis depuis les années 1950, auxquels a succédé plus récemment un registre cartonné) que le peintre s’astreint à remplir dès qu’il a terminé un tableau, les tenant à jour au fil des ventes et des changements de propriétaire dont il doit être informé au nom du « droit de suite » (1). Il n’apprit l’existence de ces toiles qu’après l’ouverture de l’exposition et la consultation incidente de son catalogue qu’on ne lui avait pas adressé, et un jour qu’il se trouvait à Bruxelles il voulut les voir. Le directeur du « musée où tout est à vendre » et son administratrice V. Bach l’accueillirent non comme un artiste renommé et à honorer, mais comme quelqu’un qui ne se serait « pas trouvé dans son état normal », surtout quand il eut écrit au feutre sur l’un de ces tableaux « Ceci est un faux ». Cette inscription à la Magritte, accompagnée de ses initiales, lui valut d’être arrêté par la police, menacé des menottes s’il ne se taisait pas (« drôle de façon de m’empêcher de parler », remarquait-il), avant d’être conduit au commissariat et d’y passer quelques heures avec photos judiciaires, prise d’empreintes, fouille au corps, avant que des coups de téléphone venus de haut n’ordonnent sa libération, avec les plus plates excuses de la police bruxelloise.
Puis il lui a fallu recourir aux avocats, d’abord pour faire paraître des « droits de réponse » corrigeant les évocations très orientées que divers journalistes firent de cet incident, le qualifiant notamment de « délinquant » pour avoir « vandalisé » une de « ses » œuvres, ensuite pour faire face aux poursuites judiciaires intentées par la Patinoire royale, sans bénéfice pour elle, mais non sans frais pour l’artiste obligé de s’endetter pour payer les honoraires de ses conseils. Telle est la leçon que tire Bernard Rancillac de cet épisode : même quand ils sont dans leur bon droit et depuis longtemps reconnus, les artistes sont de plus en plus démunis en face de marchands d’art de plus en plus riches et enclins à les traîner en justice. En préparant sa rétrospective, il a constaté que près d’un demi-millier de ses œuvres se trouvaient « en dépôt » chez des galeristes dont certains renâclent à les lui rendre ou à les prêter au Musée de la Poste. Il se demande s’il ne devra pas faire comme l’un de ses amis, peintre tout aussi reconnu que lui, qui dut menacer de le déclarer comme perdu ou volé pour se voir restituer un ensemble de plus de soixante-dix toiles.
Le « modèle économique » du « musée où tout est à vendre » est malaisé à cerner, et il n’est pas exclu qu’il varie pour chacune des expositions-ventes de la Patinoire royale, voire pour chaque œuvre ou artiste qu’il expose. Dans le cas de Bernard Rancillac, les toiles présentées sous son nom ne provenaient ni de son atelier, les prix y ayant été jugés trop élevés, ni de ses galeristes habituels, qui ne voyaient pas pourquoi ils auraient à partager leur marge avec un nouveau venu sur le marché de l’art, si puissant qu’il soit. Comme l’absence de ce peintre aurait beaucoup affaibli cette présentation à prétention exhaustive et « muséale » de la Figuration narrative, le « musée où tout est à vendre » recourut à une sorte de « second marché », avec les douteux résultats évoqués ci-dessus.
L’accueil réservé au peintre venu protester le 9 juin 2015 à la Patinoire royale montre en tout cas l’inexpérience de ses responsables en matière d’art moderne ou contemporain et de son histoire. Ne pas saisir ce que valait, économiquement comme esthétiquement, la signature toute fraîche d’un artiste aussi en vue, fondateur avec trois ou quatre autres du mouvement pictural mis en vedette dans cette exposition-vente « veillant à ne pas perdre trop », c’était comme ne rien savoir de la « valeur » des nappes de restaurant signées Picasso (2e du classement Artfacts.net), des détournements de Marcel Duchamp (25e sur la même échelle), ou des « modifications » apportées par Enrico Baj (1 577e du même palmarès 2016, juste avant Ai Weiwei) à des cartes postales consternantes ou à des croûtes abominables « cueillies » (ou sauvées de la destruction) dans les plus humbles des Marchés aux Puces. Des galeristes avertis auraient plutôt encouragé Bernard Rancillac à continuer de commenter et d’annoter au feutre toutes les toiles le concernant à un titre ou à un autre, pour ce que ces gestes de « vandalisme » comportaient de plus-value.
Un peintre placé en garde à vue, puis poursuivi en justice pour avoir exercé sa liberté et son droit de reconnaître ou non des œuvres présentées sous son nom ? On pourra voir là un indice de plus de l’état présent, moins satisfaisant que jamais, de l’art dit moderne ou contemporain et de son « marché ».
G. B.
(1) Les professionnels du marché de l’art sont soumis à diverses obligations, telles que tenir un « livre de police » (dit aussi « registre de brocante ») décrivant ce qu’ils achètent, vendent, ou même prennent en dépôt, avec indication de provenance et de destination, sans pouvoir clore (ni détruire, ce qui n’est autorisé que cinq ans après sa clôture) ce livre avant que le dépôt ait été soit restitué soit vendu, mais surtout prendre en compte le « droit de suite » assurant aux « auteurs d’œuvres originales graphiques et plastiques » une « participation au produit de toute vente d'une œuvre après la première cession opérée par l'auteur ou par ses ayants droit, lorsque intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l'art ». Comme l’explique la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (Adagp) qui se charge du recouvrement des sommes dues en France, « le prix des œuvres » tendant généralement à s’accroître « au fil du temps, au gré des reventes successives, le droit de suite permet aux auteurs de profiter de la valorisation de leurs créations sur le marché de l’art. » Entré en 1920 dans la législation française, pionnière en ce domaine, le « droit de suite » a été adopté l’année suivante en Belgique. Sa gestion y est assurée par la SABAM (Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs), créée en 1922, qui précise que pour les « œuvres graphiques, plastiques et photographiques » concernées, « depuis le 1er juillet 2015, les professionnels du marché de l’art intervenant dans la vente, à titre de vendeurs, d’acheteurs, ou d’intermédiaires et le vendeur sont solidairement tenus de notifier toutes les ventes à la plate-forme unique chargée de la gestion du droit de suite. » Pour les ventes ayant lieu en France ou qui s’y trouvent assujetties à la TVA, ces professionnels ont une obligation similaire de déclaration auprès de l’Adagp et des artistes. Bernard Rancillac a bénéficié du soutien de l’Adagp dès qu’elle a eu connaissance de l’incident ici évoqué.