Le pape François voit rouge mais il n’est pas communiste

Depuis son élection, le pape François se revendique ouvertement antilibéral au plan économique et, de plus en plus, écologiste. Décryptage de la vision politique qu’il vient d’exprimer devant l’Assemblée générale des Nations Unies.
Lors de son discours du 25 septembre aux Nations-Unies, à l’ouverture à New York de la session consacrée à l’Agenda 2030 pour le développement durable, le pape en a-t-il « chatouillé les consciences », comme l’annonçait Le Monde Diplomatique quelques semaines plus tôt ? A-t-il prolongé son invitation aux jeunes du Paraguay à « mettre le bazar » (juillet 2015), dans la continuité de ses appels de 2013 à « être des révolutionnaires » et à « aller à contre-courant » ? Avec des formules moins radicales, il a effectivement confirmé ses constats : face au libéralisme économique, Jorge Mario Bergoglio voit rouge, et sa critique du système économique dominant est frontale.
Un plaidoyer antilibéral… et ses limites
Il avait déjà dénoncé « un système de relations commerciales et de propriétés structurellement pervers ». Ce 25 septembre, il a particulièrement cité les organismes financiers internationaux et la question de la dette : « Les Organismes Financiers Internationaux doivent veiller au développement durable des pays, et à ce qu’ils ne soient pas soumis, de façon asphyxiante, à des systèmes de crédits qui, loin de promouvoir le progrès, assujettissent les populations à des mécanismes de plus grande pauvreté, d’exclusion et de dépendance ». On pense bien sûr à la situation grecque, qu’il n’a cependant pas citée directement.
Reste que, si les mots ont un sens, sa critique se contrarie elle-même puisqu’il envisage donc que les organismes en question pourraient d’eux-mêmes « veiller » à mener une autre politique que celle pour laquelle ils sont précisément mandatés. En fait, si la critique de leur politique est là, la manière de se projeter dans l’avenir porte l’illusion que le système pourrait s’amender. Ainsi, le plaidoyer, radical dans son constat, achoppe sur les ruptures politiques nécessaires, à la place desquelles le pape substitue « l’idéal (beau mais flou) de la fraternité humaine ». Ou un discours général sur le pouvoir.
Une réflexion sur le pouvoir et sur la démocratie
Le discours du pape n’est pas seulement moral quand il pointe les enjeux de pouvoir et de démocratie (même si, curieusement, le mot est carrément absent du discours des Nations Unies) : « Donner à chacun ce qui lui revient, en suivant la définition classique de la justice, signifie qu’aucun individu ou groupe humain ne peut se considérer tout-puissant, autorisé à passer par-dessus la dignité et les droits des autres personnes physiques ou de leurs regroupements sociaux. La distribution de fait du pouvoir (politique, économique, de défense, technologique, ou autre) entre une pluralité de sujets ainsi que la création d’un système juridique de régulation des prétentions et des intérêts, concrétise la limitation du pouvoir. » Plus tard, il dénonce « la construction d’une élite toute puissante ».
Le pape impose ainsi un thème qui, lui aussi, ne manque pas d’actualité, à l’heure où la prétendue volonté de faire bien des organismes internationaux et des États s’affirme sur le mode "faire le bien pour les autres, sans eux, voire contre eux, lorsque cela est nécessaire" : « Pour que tous ces hommes et femmes concrets puissent échapper à l’extrême pauvreté, il faut leur permettre d’être de dignes acteurs de leur propre destin. Le développement humain intégral et le plein exercice de la dignité humaine ne peuvent être imposés. Ils doivent être édifiés et déployés par chacun, par chaque famille, en communion avec les autres hommes, et dans une juste relation avec tous les cercles où se développe la société humaine ». Au-delà des enjeux de développement des pays du Sud, qu’il aborde souvent, le pape fait aussi penser aux politiques de l’Union européenne, où les gouvernants et les technocrates imposent leurs politiques.
L’environnement, le social et la démocratie : ensemble
Le pape François se prononce pour un « vrai droit de l’environnement », considérant que « Toute atteinte à l’environnement, par conséquent, est une atteinte à l’humanité » et que « l’homme ne peut abuser de la création et encore moins n’est autorisé à la détruire ». Surtout, à l’opposé des écologistes de droite, qui entendent seulement repeindre la façade du système social en vert, il souligne le lien entre les enjeux environnementaux et la question sociale : « L’abus et la destruction de l’environnement sont en même temps accompagnés par un processus implacable d’exclusion. En effet, la soif égoïste et illimitée de pouvoir et de bien-être matériel conduit autant à abuser des ressources matérielles disponibles qu’à exclure les faibles et les personnes ayant moins de capacités, soit parce que dotées de capacités différentes (les handicapés), soit parce que privées des connaissances et des instruments techniques adéquats, ou encore parce qu’ayant une capacité insuffisante de décision politique. » Enfin, il « espère que la Conférence de Paris sur le changement climatique aboutira à des accords fondamentaux et efficaces », mais il souligne aussitôt : « Cependant, les engagements assumés solennellement ne suffisent pas, même s’ils constituent un pas nécessaire aux solutions. »
Le pape prend donc au bon niveau l’enjeu écologique : « La crise écologique, avec la destruction d’une bonne partie de la biodiversité, peut mettre en péril l’existence même de l’espèce humaine. » Et il situe les responsabilités, évoquant « les conséquences néfastes d’une mauvaise gestion irresponsable de l’économie mondiale, guidée seulement par l’ambition du profit et du pouvoir, doivent être un appel à une sérieuse réflexion sur l’homme ». Espérons seulement que la réflexion sur l’homme ne dure pas trop longtemps avant que l’on parle explicitement du capitalisme, qui nous mène à la catastrophe. La parole est forte cependant, par exemple lorsqu’elle inclut la mise en cause du « gaspillage des ressources de la Création ». Il raccorde ces enjeux à la « reconnaissance d’une loi morale inscrite dans la nature humaine elle-même, qui comprend la distinction naturelle entre homme et femme » et au « respect absolu de la vie à toutes ses étapes et dans toutes ses dimensions ». On redoute que sa Sainteté fournisse ici, malheureusement, avec ces propos curieusement placés et susceptibles d’interprétations multiples, des armes aux adversaires de l’émancipation de la domination masculine et aux ennemis de l’avortement (mais sans en dire un mot).
L’écart entre les intentions et les actes
Au début de son intervention, le pape François évoquait l’appréciation portée par ses prédécesseurs sur l’ONU, qui est « la réponse juridique et politique appropriée au moment historique caractérisé par le dépassement technologique des distances et des frontières et, apparemment, par le dépassement de toute limite naturelle de l’affirmation du pouvoir. Une réponse indispensable puisque le pouvoir technologique, aux mains d’idéologies nationalistes et faussement universalistes, est capable de provoquer de terribles atrocités ». Cependant, il souligne aussi que « le panorama mondial aujourd’hui nous présente, cependant, beaucoup de faux droits, et - à la fois - de grands secteurs démunis, victimes plutôt d’un mauvais exercice du pouvoir : l’environnement naturel ainsi que le vaste monde de femmes et d’hommes exclus ». « Mauvaise gestion de l’économie », « mauvais exercice du pouvoir »…, ces expressions sont tout de même très en deçà d’une critique claire des mécanismes fondamentaux à l’œuvre aujourd’hui, comme s’il pouvait suffire de mieux gérer, avec de la bonne volonté.
Le pape est cependant au diapason des sentiments très largement partagés, du local ou mondial, d’un fossé, voire d’un abîme, entre les intentions et les projets proclamés d’une part, et les actes et réalités d’autre part. « Le monde réclame de tous les gouvernants une volonté effective, pratique, constante, des pas concrets et des mesures immédiates, pour préserver et améliorer l’environnement naturel et vaincre le plus tôt possible le phénomène de l’exclusion sociale et économique, avec ses tristes conséquences de traites d’êtres humains, de commerce d’organes et de tissus humains, d’exploitation sexuelle d’enfants, de travail esclave - y compris la prostitution -, de trafic de drogues et d’armes, de terrorisme et de crime international organisé. (…) Nous devons veiller à ce que nos institutions soient réellement efficaces dans la lutte contre tous ces fléaux. » La posture morale a l’avantage de mettre le doigt là où ça fait mal, mais quid encore de son efficacité ?
Comment concrétiser les droits humains ?
La critique du manque d’efficacité des systèmes existants se prolonge par la mise en cause de la tentation de « se limiter au travail bureaucratique consistant à rédiger de longues listes de bonnes intentions - buts, objectifs et indicateurs statistiques - ou bien croire qu’une unique solution théorique et aprioriste donnera une réponse à tous les défis ». Là où le bât blesse, cependant, c’est que la déclinaison par le pape des droits humains reste précisément au seuil du concret. Exemple : le pape évoque le droit à l’éducation, qui selon lui est « assuré en premier lieu par le respect et le renforcement du droit primordial de la famille à éduquer, et le droit des Églises comme des regroupements sociaux à soutenir et à collaborer avec les familles dans la formation de leurs filles et de leurs fils ». Eh bien, il manque ici l’existence et le développement de services publics de l’éducation, sans lesquels l’accès de tous à l’éducation est un vain mot. Le pape, qui reprend à son compte la notion de « biens communs » - il cite : « logement personnel, travail digne et convenablement rémunéré, alimentation adéquate et eau potable » -, ne dit rien sur les services publics. Mais alors, qu’est-ce qui, partout, peut permettre de concrétiser des droits de papiers, d’en faire des droits communs et universels, si ce n’est la création de services publics accessibles à tous, ou de systèmes de protection sociale ?
On partage volontiers l’idée que « la mesure et l’indicateur les plus simples et les plus adéquats de l’exécution du nouvel Agenda pour le développement seront l’accès effectif, pratique et immédiat, de tous, aux biens matériels et spirituels indispensables ». Mais on peut s’interroger sur le flou consistant à dire seulement ensuite que les « gouvernants doivent faire tout leur possible afin que tous puissent avoir les conditions matérielles et spirituelles minimum pour exercer leur dignité, comme pour fonder et entretenir une famille qui est la cellule de base de tout développement social ». Cela ne suppose-t-il pas une lutte explicite et déterminée pour l’égalité - terme absent du discours papal - et une mise en cause de l’appropriation privative des profits et des moyens de production ?
Le pape exprime la volonté d’une « concrétisation immédiate [des] piliers du développement humain intégral », sans laquelle l’objectif de paix et de développement « court le risque de se transformer en un mirage inaccessible ou, pire encore, en paroles vides qui servent d’excuse à tous les abus et à toutes les corruptions, ou pour promouvoir une colonisation idéologique à travers l’imposition de modèles et de styles de vie anormaux, étrangers à l’identité des peuples et, en dernier ressort, irresponsables ». Nouvelle allusion, peut-être utile aux conservateurs et réactionnaires au plan sociétal… mais le pape ne cite pas l’homosexualité, ni le mariage pour tous, ouf !
Adversaire de la guerre, des armes nucléaires et du narcotrafic
Le pape semble plus à l’aise et explicite dans la dénonciation de la guerre, « négation de tous les droits et une agression dramatique contre l’environnement ». Il invite à ce propos au respect et à l’application de la Charte des Nations Unies « dans la transparence et en toute sincérité, sans arrière-pensées, comme point de référence obligatoire de justice et non comme instrument pour masquer des intentions inavouées, on obtient des résultats de paix ». Il met alors en valeur le « contraste », que nous appelons pour notre part une contradiction, entre la « prolifération des armes, spécialement les armes de destruction massive comme les armes nucléaires » et les principes onusiens : « Une éthique et un droit fondés sur la menace de destruction mutuelle – et probablement de toute l’humanité – sont contradictoires et constituent une manipulation de toute la construction des Nations Unies, qui finiraient par être "Nations unies par la peur et la méfiance". » C’est pourquoi il « faut œuvrer pour un monde sans armes nucléaires, en appliquant pleinement l’esprit et la lettre du Traité de non prolifération, en vue d’une prohibition totale de ces instruments ». On souligne ici, tout de même, le niveau d’exigence ainsi formulé, et la volonté de mettre les dirigeants du monde face à leur cynisme. Et de saluer les avancées dans les négociations avec l’Iran. Et de réitérer son appel concernant « la douloureuse situation de tout le Moyen-Orient, du nord de l’Afrique et d’autres pays africains ».
Il aborde aussi le phénomène du narcotrafic, une « guerre "assumée" et faiblement combattue », soulignant les ravages de la corruption « qui a infiltré les divers niveaux de la vie sociale, politique, militaire, artistique et religieuse, en générant, dans beaucoup de cas, une structure parallèle qui met en péril la crédibilité de nos institutions ». Au total, « l’avenir exige de nous des décisions critiques et globales face aux conflits mondiaux qui augmentent le nombre des exclus et de ceux qui sont dans le besoin ». Et d’inviter pour cela les représentants des États à « laisser de côté des intérêts sectoriels et idéologiques, et chercher sincèrement le service du bien commun ». La neutralité idéologique et la sincérité, nouveaux piliers d’une action révolutionnaire ? À moins de s’en remettre au Saint-Esprit, n’est-il pas probable qu’il faille quelques rapports de force pour transformer l’ordre du monde ?
Gilles Alfonsi, le 2 octobre 2015. Publié sur le site de Cerises.