L’exigence démocratique face aux entreprises

Dans un discours devant l’Assemblée Nationale le 21 novembre 1893, Jean Jaurès soulignait la contradiction entre l’exigence égalitaire et démocratique reconnue dans le suffrage universel (à l’époque, masculin) et la condition salariale : « Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement ; ils révoquent, ils changent leurs mandataires, les législateurs et les ministres ; mais au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. »
La contradiction soulignée par Jaurès demeure aujourd’hui. L’augmentation de la part du salariat dans la société (qui, en France, représentait 9 actifs sur 10 en 2014 selon l’INSEE https://www.insee.fr/fr/statistiques/1560271#titre-bloc-5) ne s’est pas accompagnée d’une prise en compte des salariés dans le gouvernement des entreprises. Parallèlement, se sont développées de très grandes entreprises, dont certaines disposent de moyens financiers largement supérieures à ceux de la plupart des Etats, et auxquelles la libéralisation des échanges commerciaux et financiers permet de s’émanciper du pouvoir des lois et des gouvernements.
Au cours des quatre dernières décennies, on a aussi assisté à une extension de l’emprise des entreprises privées dans des domaines autrefois considérés comme relevant des fonctions « régaliennes » de l’Etat, comme la défense sous l’administration de George W. Bush (avec par exemple la sous-traitance de fonctions support à Halliburton et de fonctions de combat à Blackwater-Academi). En Grèce, il a même été question de privatiser la collecte des impôts (voir Le Figaro, 14 mars 2012, « Grèce: la droite veut privatiser les impôts »). Parallèlement, les droits à la représentation des salariés dans l’entreprise ont été restreints dans de nombreux pays, par exemple aux Etats-Unis avec les lois antisyndicales dites « right to work » qui concernent aujourd’hui 26 Etats.
Il faut donc, comme en 1893, réfléchir à des moyens de résoudre la contradiction soulignée par Jaurès entre l’idéal démocratique et le fonctionnement des activités de production et d’échange. D’autant que la crise des « subprimes » et l’échec des réponses libérales au changement climatique, comme les quotas d’émission de CO2, sont venus rappeler la nécessité d’un gouvernement de l’économie issu d’une délibération démocratique sur l’intérêt général plutôt qu’attendu d’un marché autorégulateur qui n’existe que de la théorie économique classique.
A ce titre, l’idée communiste demeure plus que jamais actuelle, par exemple telle que défendue par Michael Löwy dans son ouvrage Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste (Paris, Mille et une nuits, 2011). Celui-ci entend substituer à la recherche du profit, ainsi qu’au consumérisme et au productivisme qui lui sont liés, « l’appropriation collective des moyens de production et la distribution des biens et services à chacun selon ses besoin » (page 123), à travers une planification démocratique et décentralisée.
Réfléchir sur les modalités de mise en œuvre de cette idée implique de revenir sur quelques ébauches et expériences d’un gouvernement de l’économie qui ont marqué le 20ème siècle.
L’expérience des nationalisations
Dans les années qui ont suivi la mort de Jean Jaurès, en 1914, les exigences de la guerre (voir L'Économie mobilisée, Jacques Sapir, La Découverte, Paris, 1989) et de la reconstruction ont conduit de manière croissante à des prises de contrôle des entreprises par les gouvernements.
L’intrication entre puissances publiques et privées dans la conduit des affaires caractérise toute l’ère industrielle, de l’association entre Napoléon III et les frères Pereire pour le développement des chemins de fer à la privatisation d’internet sous la conduite de la puissance publique américaine qui a financé son développement.
Les nationalisations, telles que celles mises en œuvre dans les pays industrialisés avant et après la Seconde Guerre Mondiale, sont toutefois de nature différente, puisqu’elles conduisent à priver les milieux d’affaires de tout contrôle direct sur les entreprises concernées et sur les gains engendrés par celles-ci. Elles apparaissent aussi comme une remise en cause de l’omnipotence revendiquée par les milieux d’affaires au nom de la « libre entreprise » et du « marché ».
D’ailleurs, si, lors de la Première Guerre Mondiale, le gouvernement britannique a réquisitionné les mines car les producteurs de charbon limitaient la production afin d’augmenter les prix, c’est seulement après la victoire des travaillistes, en 1945, qu’elles ont été nationalisées (voir Aneurin Bevan. A Biography. Volume I : 1897-1945, Michael Foot, Londres Faber and Faber, 1962).
En France, malgré la contribution décisive du mouvement ouvrier à la Résistance, la position de faiblesse du patronat français en raison de ses compromissions avec l’occupant, le prestige de l’Union Soviétique, ça n’est que de haute lutte que la nationalisation de l’électricité et du gaz a été obtenue en 1946.
Si ces nationalisations et celle des chemins de fer en 1937 conduisent à leur exploitation sur le mode du service public plus que de l’entreprise vénale, d’autres nationalisations ne s’accompagnent pas d’une réelle remise en cause du gouvernement des entreprises concernées.
Ce fut particulièrement le cas en France après la victoire de 1981. Les services financiers sont alors presque entièrement nationalisés, mais ils ne sont pas sortis de la sphère marchande. Les entreprise d’armement Matra et Dassault n’ont été nationalisées que partiellement et n’ont donc pas été organisées en arsenaux. Le secteur pharmaceutique, a été peu touché par les nationalisations : l’Etat est entré à hauteur de seulement 40% dans le capital de Roussel-Uclaf qui est demeurée dans le secteur marchand. On note que ni la Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui Suez Environnement) ni la Générale des Eaux (aujourd’hui Veolia Environnement), n’ont été nationalisées, bien qu’elles exercent leurs activités par délégation de service public.
Le choix des entreprises dans la loi de nationalisation qui entre en vigueur en 1982 témoigne d’une vision moins cohérente que celle des constituants de 1946, lesquels, on inscrit dans le préambule de la constitution de 1946, partie intégrante de la constitution de 1958 en vigueur aujourd’hui, que « Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité » (article 36).
En 1981, il s’agit essentiellement de relancer l’activité, de tenter de modifier dans le pilotage de ces entreprises l’équilibre entre productivisme et vénalité, avec l’argent public et en plaçant à la tête des entreprises nationalisées des hauts fonctionnaires considérés comme loyaux au nouveau gouvernement (voir Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours. Le vrai visage du capitalisme français (Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec, Paris, La Découverte, 2014).
Les mêmes remarques s’appliquent à la politique du gouvernement travailliste britannique après 1945, lequel nationalise le secteur du charbon mais laisse les mêmes dirigeants aux commandes des mines nationalisées (voir Aneurin Bevan. A Biography. Volume II : 1945-1960, Michael Foot, New-York, Atheneum, 1974).
La représentation des salariés au sein de l’entreprise
Les avancées de la représentation des droits des salariés au sein de l’entreprise, avec par exemple le Wagner Act de 1935 aux Etats-Unis, les accords Matignon en 1936 en France, ont fait de la négociation collective le principal attribut de celle-ci.
En France, les comités d’entreprise, créés en 1946, ont des attributions économiques, renforcées avec les lois Auroux en 1982, mais ces attributions sont essentiellement consultatives.
Pour reprendre la distinction de la philosophe Isabelle Ferreras, dans son ouvrage Gouverner le capitalisme ? (Paris, PUF, 2012), ces éléments dits de « démocratie sociale » relèvent d’une association des travailleurs à la gestion de l’entreprise plutôt qu’à son gouvernement. Participer au gouvernement de l’entreprise, pour Isabelle Ferreras, c’est pouvoir délibérer sur les finalités et la stratégie de celle-ci : « Gouverner touche donc aux finalités en même temps qu’à la poursuite pratique de ces fins ; gérer concerne la mise en œuvre d’une délibération qui s’est tenue au préalable, par ailleurs, par d’autres secteurs habilités. » (p. 181)
Il est intéressant à ce titre de noter comment les principes énoncés par le programme du Conseil National de la Résistance, qui appelait à la « la participation des travailleurs à la direction de l’économie », ont évolué dans le préambule de la constitution de 1946, laquelle prévoit que « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »
C’est aussi de gestion dont il est question dans la « codétermination » allemande (Mitbestimmung, votée en 1951), dans laquelle Isabelle Ferreras distingue une dimension de cooptation de représentants des salariés par les directions. La « codétermination » a servi d’inspiration à la loi de juillet 1983 relative à la démocratisation du secteur public, qui a introduit des représentants des salariés dans les conseils d’administration des entreprises publiques. Elle a aussi servi de modèle à la loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013 et à la loi relative au dialogue social et à l’emploi d’août 2015, lesquelles ont étendu la désignation d’administrateurs salariés aux conseils d’administration de certaines grandes entreprises privées.
Enfin, là où le contrôle étatique s’est étendu à l’ensemble des moyens de production et d’échange, comme en Union Soviétique, la contradiction soulignée par Jaurès n’a pas plus été résolue : l’absence de démocratie dans et hors de l’entreprise, a laissé le gouvernement de l’économie, à tous les niveaux, dans les mains des détenteurs de capital politique.
Les coopératives et le « plan Meidner »
Même si une nationalisation, « temporaire », a été évoquée en 2012 pour l’usine Arcelor Mittal à Florange, les nationalisations font en France l’objet d’un désenchantement. Celui-ci s’explique par les limites des nationalisations de 1982, leur brièveté, beaucoup d’entre elles étant privatisées à partir de 1986, leur coût considérable, comme pour celles de 1946, ainsi, bien sûr, que par l’expérience soviétique et son issue.
Ce désenchantement se traduit, au sein de la gauche radicale, par un regain d’intérêt pour la coopérative comme modèle alternatif ou complémentaire aux nationalisations.
Avec la coopérative, il ne s’agit pas de substituer la propriété publique à la propriété privée mais de substituer les travailleurs aux actionnaires comme propriétaires de l’entreprise.
Parce qu’il respecte le principe de propriété privée des entreprises, le projet coopératif est par définition gradualiste, diverses forme d’aides publiques devant permettre à la coopérative de se substituer progressivement à la firme capitaliste comme norme pour les unités économiques de base.
Mais est-il possible, dans une société organisée selon des logiques de domination et de rapine, de faire fonctionner des entreprises selon des logiques alternatives, que ce soit en interne, dans les relations entre leurs membres, et en externe, dans leurs relations avec leurs clients, sous-traitants et fournisseurs ?
L’expérience française de l’économie dite « sociale et solidaire » permet d’en douter. On peut dire des coopératives ce que Matthieu Hély écrit à propos des associations dans son article « L’économie sociale et solidaire n’existe pas » (http://www.laviedesidees.fr/L-economie-sociale-et-solidaire-n.html) : « Il faut donc en finir avec l’enchantement d’un monde associatif pris pour ce qu’il n’est pas et ne peut être (c'est-à-dire un compromis entre plusieurs logiques antagonistes) pour pouvoir enfin l’aborder comme ce qu’il est devenu : c’est-à-dire un monde du travail » (page 4).
Les expériences des coopératives en Argentine, au Québec, aux Etats-Unis ou en Espagne présentent un bilan tout aussi mitigé (voir « Chasing Utopia », Sam Gindin, Jacobin, https://www.jacobinmag.com/2016/03/workers-control-coops-wright-wolff-al...).
Notons que les rapports de domination sont facilités dans les coopératives comme dans le secteur associatif par l’usage de la singularité du cadre de travail comme argument pour combattre l’organisation collective des salariés, et notamment l’organisation de syndicats, ainsi que le rappelle le rapport « Entreprendre autrement : l’économie sociale et solidaire » produit par le Conseil économique, social et environnemental en 2013.
Une autre difficulté concerne bien entendu la capacité du secteur coopératif à s’étendre progressivement dans un environnement d’affaires hostile (rappelons à ce titre le sort réservé à LIP, qui n’était pas une coopérative mais apparaissait aux milieux d’affaires comme un exemple dangereux) que seules peuvent compenser des politiques gouvernementales (accès préférentiel au crédit, aux marchés publics), lesquelles sont susceptibles d’être remises en cause à chaque alternance.
Un projet systématique et généralisé de transformation du contrôle des entreprises par la modification de leur actionnariat été adopté en 1976 par la principale centrale syndicale suédoise sur proposition de son économiste Rudolph Meidner. Le « plan Meidner » prévoyait que le capital de toutes les entreprises privées de plus de 50 salariés soit progressivement transféré à des fonds contrôlés par les représentants des salariés et des collectivités locales.
Confrontés à la mobilisation des milieux d’affaires, les gouvernements sociaux-démocrates suédois n’ont mis en œuvre qu’une version très restrictive de ce plan. Quand ils furent liquidés en 1992, les fonds inspirés par la plan Meidner détenaient 7% des actions des sociétés cotées en Suède, mais il leur avait été rendu impossible d’exercer une réelle influence sur le gouvernement des entreprises concernées (voir « Why Did the Swedish Model Fail », Rudolph Meidner, Socialist Register, http://socialistregister.com/ index.php/srv/article/view/5630#).
D’abord, revendiquer des principes
Le bilan critique des expériences des nationalisations et de l’économie sociale et solidaire n’invalide pas ces pistes de transformation du gouvernement de l’économie.
Les nationalisations sont nécessaires pour réintégrer dans le service public des activités qui en ont été indument exclues, récemment (énergie, transports collectifs, télécommunications…) ou de longue date (eau, gestion des infrastructures routières…). Elles sont nécessaires pour sortir des activités stratégiques (armement, médicament…) du secteur marchand. Il faut pour cela s’affranchir de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel (voir par exemple la décision du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation) qui oblige à octroyer aux détenteurs d’actions des entreprises concernées un niveau d’indemnisation ruineux pour le trésor public.
L’expérience des coopératives est utile en ce qu’elle implique, notamment par rapport à l’expérience soviétique, une décentralisation d’une partie du gouvernement de l’économie. Une telle décentralisation peut favoriser la participation du plus grand nombre, laquelle est de nature à donner du sens au travail salarié. Elle peut aussi être une source utile de contre-pouvoir et éviter une mainmise sur le gouvernement de l’économie d’une technostructure et/ou des détenteurs de capital politique.
Mais, ne serait-ce que pour des raisons de financement, la généralisation sur une courte période des nationalisations et des coopératives apparait difficile. Et, dès lors que leur environnement demeure capitaliste, elles sont vouées à réfracter celui-ci dans leur fonctionnement.
Leur insuffisance tient aussi à leur ambigüité : alors qu’il s’agit de faire advenir une organisation démocratique de la production et des échanges, soit l’égalitarisme et le collectivisme, l’une et l’autre expériences reposent sur la persistance d’une propriété des moyens de production et d’échanges dont il s’agirait simplement de changer les titulaires. Or, dans le cadre d’une période de transition vers le communisme, qui nécessite une mobilisation de la société pour transformer celle-ci, c’est justement cette notion de propriété, aberrante mais « routinisée », qu’il s’agit de combattre, conjointement avec l’échange marchand.
Plus que telle ou telle dispositif pratique, au point de départ d’une stratégie communiste de transformation sociale doivent se trouver les revendications de sortie des activités humaines de la logique marchande, en commençant par biens et services de première nécessité et en s’appuyant sur la notion, largement enracinée en France, de service public, et de mise en œuvre du principe démocratique au sein de l’entreprise, comme forme déléguée, décentralisée, de la souveraineté populaire.
Ces revendications doivent d’abord bénéficier d’une reconnaissance solennelle, au plus haut niveau de l’ordre juridique, c’est-à-dire dans la constitution, de manière bien moins ambiguë que ne le fait le préambule de la constitution de 1946.
Elles peuvent ensuite se décliner dans des dispositifs pratiques plus ou moins égalitaristes, non marchands et collectiviste, selon les possibilités ouvertes par l’état des rapports de force dans la société c’est-à-dire par la mobilisation sociale.
On se concentrera ici ci-après sur la revendication du principe démocratique dans l’entreprise.
Les entreprises et le pouvoir en droit français
Dans une décision du 12 janvier 2002, le Conseil Constitutionnel a censuré les dispositions de la Loi de Modernisation Sociale portant sur les conditions de la possibilité pour les entreprises de licencier, en considérant que « la notion de difficultés sérieuses n’ayant pu être surmontées par tout autre moyen va permettre au juge de s’immiscer dans le contrôle des choix stratégiques de l’entreprise qui relèvent, en vertu de la liberté d’entreprendre, du pouvoir de gestion du seul chef d’entreprise (…) »
Outre la notion de « liberté d’entreprendre », dont il a estimé qu’elle « découle sur l’article 4 de la déclaration de 1789 » (article qui commence par « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »), le juge constitutionnel s’appuyait sur les « principes politiques, économiques et sociaux » du préambule de 1946 et notamment « le droit de chacun d’obtenir un emploi ».
Le « contrôle des choix stratégiques », le pouvoir de gouvernement de l’entreprise par le chef d’entreprise, tire sa légitimité, dans les règles prévues par le Code du Commerce, du conseil d’administration, qui est lui-même désigné par les actionnaires en assemblée générale (on n’abordera pas ici la distinction entre société, réalité juridique, et entreprise, réalité économique et politique, qui excède l’objet de cet article). Bien entendu, dans les grandes entreprises, et notamment les grandes entreprises cotées, le pouvoir exercés par les actionnaires sur les dirigeants relève essentiellement de la fiction.
Dans les faits, les investisseurs actifs, les dirigeants des banques d’affaires et ceux des grandes entreprises constituent un même milieu des affaires qui obéit à ses propres règles non écrites. Ca n’est pas plus dans les conseils d’administrations que dans les assemblées générales d’actionnaires que les décisions importantes se prennent (voir sur ce point Monopoly Capital. An Essay on the American Economic and Social Order, Paul Baran et Paul. Sweezy, New-York, Monthly Review Press, 1966).
Il n’en reste pas moins que le droit français fait de la détention des actions la source de légitimité du pouvoir exercé dans et par l’entreprise. Etant donné notamment les dispositions du préambule de la constitution de 1946, déjà mentionnées, et les attributions économiques du comité d’entreprise dans le Code du Travail, malgré leurs limites, l’interprétation par le Conseil Constitutionnel est très contestable.
Toutefois, il faut noter qu’elle est en parfaite cohérence avec les règles concernant les organisations syndicales d’employeur, et notamment les règles régissant la représentativité de ces dernières. En effet, ce sont les entreprises qui adhérent à des organisations syndicales d’employeurs, pas leurs dirigeants !
Enfin, un autre verrou légal existe du côté du Code Civil, lequel définit la société, dans son article 1832, comme l’affectation à « une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter », et, dans son article 1833, la voue à « être constituée dans l'intérêt commun des associés ».
Les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise
Or plusieurs travaux sont parus ces dernières années qui remettent en cause les présupposés du Conseil Constitutionnel. Notons que, depuis 2009, nombre d’entre eux ont donné lieu à des discussions croisées dans le cadre du département Économie, Homme, Société du collège des Bernardins (voir Entreprises : la grande déformation, Olivier Favereau, Paris, Parole et Silence, 2014).
Dans The Shareholder Value Myth (San Francisco, Berrett-Koehler Publishers, 2012), Lynn Stout, revient sur l’approche de l’entreprise dite de « la valeur actionnariale », soit la primauté de l’actionnaire (« shareholder »), devenue dominante aux Etats-Unis puis en Europe. Selon cette approche, l’entreprise appartient à ses actionnaires et le rôle de la direction et du conseil d’administration est de servir ceux-ci en maximisant les versements de dividendes et en œuvrant à la hausse du cours de l’action. Les dirigeants de l’entreprise sont les « agents » des actionnaires, l’usage des stock-options pour les rémunérer est une manière de lier les intérêts de ces dirigeants mandataires à ceux de leurs actionnaires mandants, et de limiter ainsi autant que possible le risque qu’ils poursuivent des finalités qui leur seraient propres, soit l’« effet d’agence ».
Or, pour Lynn Stout, cette approche n’a pas de fondement en droit américain. Elle rappelle par exemple que, dans la quasi-totalité des statuts des entreprises et dans les lois qui, au niveau des Etats, encadrent ces statuts, soit l’objet de l’entreprise n’est pas limité, et celle-ci peut exercer toute activité légale, soit son objet est d’être au service des intérêts des actionnaires mais aussi de ceux d’autres parties prenantes comme les salariés, les clients, les créditeurs et les communautés locales (p. 28).
Et les juges, notamment ceux du Delaware, qui font référence en matière de droit des affaires, refusent uniformément de juger de la pertinence des choix des directions d’entreprise cotées et notamment de la conformité de celles-ci à l’approche de la « valeur actionnariale » (p. 29).
Plus fondamentalement, la « théorie de l’agence » et l’approche de la « valeur actionnariale » seraient dans l’erreur en ce que les entreprises ne sont pas des objets de propriété mais des personnes morales qui se possèdent elles-mêmes comme les personnes se possèdent elles-mêmes (p. 37).
Des actions ne sont que des contrats avec l’entreprise, lesquels donnent à leurs détenteurs des droits limités dans des circonstances limitées, comme les contrats qui lient à l’entreprise les détenteurs des obligations émises par celle-ci, ses fournisseurs, ses salariés. Aucune de ces parties prenantes, pas plus les actionnaires que les autres, ne possède l’entreprise.
L’entreprise est une institution, pas un objet de propriété
Jean-Philippe Robé, dans son ouvrage L’entreprise et le droit (Paris, PUF, Que sais-je, 1999), rappelle que « Par l’immatriculation (en France, au greffe du tribunal de commerce), véritable acte de naissance de la société, la société se voit accorder la « personnalité morale » et devient un nouveau sujet de droit, autonome par rapport aux associés. » (ouvrage cité, p. 21).
Parce que la personnalité morale lui a été reconnue, la société est un sujet de droit et pas un objet de droit. A l’opposé, un bien de consommation courante est un objet de droit et son détenteur est le sujet de droit ayant une prérogative subjective sur ce bien : ayant les droits du propriétaire sur cet objet, il peut en user comme il veut, sans avoir à rendre de comptes à personne.
Jean-Philippe Robé rappelle aussi que « La personnalité morale des sociétés a été pensée à partir de celle des personnes physiques » (p. 24). Les sociétés peuvent ainsi détenir des droits de propriété, passer des contrats, engager leurs responsabilité et c’est en leurs noms à elles qu’agissent les personnes physiques qui y sont employées.
Les prérogatives conférées aux actionnaires par le Code du Commerce, comme celles conférées par le Code du Travail aux salariés, ne sont que cela : « L’action ne fait que donner le droit de participer aux mécanismes organisés par le droit des sociétés en matière d’exercice du pouvoir dans l’entreprise et de participation au résultat. Elle ne donne pas le droit de copropriété sur les actifs. » (p. 37)
A propos du droit à la propriété dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (dont l’article 17 est : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. »), Jean-Philippe Robé note qu’il s’agit d’un droit protégeant l’individu vis-à-vis de tous les autres membres de la société par rapport à une chose, un droit subjectif car non finalisé, le propriétaire disposant librement de sa chose.
A cet absolu du droit de propriété s’oppose une conception limitative du pouvoir, qui n’est plus une compétence subjective comme dans l’absolutisme (le bon vouloir du prince), mais s’exerce, dans la sphère publique, au nom de l’intérêt général des membres du groupe sur lesquels il s’exerce et qui en contrôlent l’usage. La déclaration de 1789 marque donc à la fois la fin des intrusions féodales dans la jouissance par le citoyen de ses biens, et notamment ses moyens de travail et le produit de son travail, qu’il soit paysan ou artisan, et la fin de la propriété du prince sur l’Etat (que résume la phrase « l’Etat c’est moi », attribuée à Louis XIV).
Dans ce nouveau cadre juridique, la propriété et le pouvoir relèvent de régimes radicalement différents, et c’est pourquoi, dans les années qui suivent, le législateur se montre réticent à reconnaitre les sociétés anonymes. Loin de la société imaginée par les rédacteurs de la Déclaration de 1789, composée de petits propriétaires et de travailleurs indépendants, contractant de manière épisodique au gré de leurs besoins, la société anonyme et plus généralement la grande société réintroduisent dans l’ordre juridique un pouvoir concurrent du peuple souverain ainsi que la sujétion, sous la forme du salariat.
Jean-Philippe Robé cite ainsi les mots de Lamartine, lors du débat à la chambre en 1838 à propos des concessions faites aux chemins de fer : « La liberté est incompatible avec l’existence des grandes compagnies dans l’Etat… vous les laisserez, vous, partisans de la liberté et de l’affranchissement des masses, vous qui avez renversé la féodalité et ses privilèges, vous les laisserez entraver le peuple et ruiner le territoire par la féodalité de l’argent. » Il faudra d’ailleurs attendre 1856 pour que l’Angleterre autorise la constitution de sociétés par actions et entraine le reste de l’Europe après elle, dans un mouvement que Robé appelle « dumping juridique » (p. 59).
La nouvelle entreprise privée qui émerge au 19ème siècle bénéficie de droits pensés pour l’individu, comme le droit de propriété et la liberté contractuelle et qui sont ainsi pour une grande partie retournés contre lui : « Les dirigeants d’entreprise ont utilisé les compétences conférées par les droits de propriété qu’ils contrôlent (sans être eux-mêmes propriétaires) pour mettre en place des structures de commandement « privées » hiérarchiques, productrices de normes obligatoires pour les individus travaillant dans ou pour l’entreprise sans que ceux-ci aient contribué à son élaboration. Cette bureaucratie hétéronome aux individus a bien sûr un impact au premier chef sur les « ressortissants » de l’entreprise (les salariés notamment) ; mais elle a un impact également à l’extérieur de l’entreprise, sur son « environnement » » (p. 65)
C’est en réponse à cette situation nouvelle caractérisée par la concentration et la montée des pouvoirs privés que s’est développé un « droit régulatoire » (p. 74), comme le droit du travail, de la consommation, de l’environnement, qui encadre l’activité économique. Les principes généraux de gestion des sociétés n’ont pas pour autant été remis en cause, bien qu’ils s’appuient sur la fiction d’une économie préindustrielle.
Par conséquent « La démocratisation des choix collectifs est très partielle dans la mesure où les décisions prises par les dirigeants des grandes entreprises, qui ne disposent d’aucun mandat politique, figurent parmi celles qui ont le plus d’incidence sur le présent et le futur de la vie des gens » (p. 77). Plus encore, la poursuite de la « mise en concurrence des environnements juridiques par les entreprises » (p. 78) vient remettre en cause le rôle du droit régulatoire comme contrepoids à l’arbitraire.
Rien ne justifie que les actionnaires soient la source de légitimation du gouvernement de l’entreprise
A la critique juridique de la doctrine de la valeur actionnariale par Lynn Stout ou Jean-Philippe Robé, fait écho la critique des justifications économiques de celle-ci par Michel Aglietta et Antoine Rebérioux dans leur ouvrage Dérives du capitalisme financier (Paris, Albin Michel, 2004).
Les deux auteurs partent de la notion de risque qui, dans la théorie économique dominante, sert à légitimer la primauté accordé à l‘actionnaire. Ils concluent que « (…) aucun raisonnement économique ne permet de justifier que l’entreprise doive être dirigée dans le seul intérêt de ses porteurs de fonds propres. Les tentatives de justification se heurtent au caractère distribué du risque dans l’entreprise. » (p. 70)
Certes, la rémunération des fonds propre n’est pas spécifiée ex ante et les actionnaires sont les créanciers résiduels en cas de faillite. Toutefois, « Premièrement, ils jouissent d’une responsabilité limitée : les pertes qu’ils encourent en cas de faillite sont limitées à leurs apports. Deuxièmement, la négociabilité de leur actif et la liquidité croissante des marchés boursiers leur confèrent une capacité d’exit et de diversification sans égale, et tout cas très supérieure à celle des salariés. » (p. 56), apporteurs en « capital humain ».
Plus encore, dans la période récente, le risque a été largement transféré des directions d’entreprise et des actionnaires vers « les agents les moins capables de les diversifier, c’est-à-dire les salariés en tant que producteurs et en tant qu’épargnants » (pp. 348-349).
La démocratie économique et l’insupportable égalité
Ces ouvrages invitent à penser que la piste choisie en 1946 pour démocratiser l’économie à un niveau décentralisé, soit la modification des règles de gouvernement de l’entreprise, conserve sa pertinence. Mais, l’état du droit en France tel qu’il ressort d’un bref examen de la Constitution, du Code du Travail, du Code du Commerce et du Code Civil, rappelle que le législateur n’est pas même allé jusqu’au milieu du gué.
Notons que, bien entendu, les personnes intéressées par le gouvernement de l’entreprise ne comprennent pas que les salariés. Les contours des « parties prenantes » des entreprises semblent difficiles à délimiter au niveau d’une population, d’un territoire, d’un Etat. Mais un parallèle pourrait être fait avec les collectivités territoriales. Ces dernières n’appartiennent pas à ceux qui les habitent ; toutefois, il a été estimé qu’il était de bonne politique de déléguer à leurs habitants une partie de la souveraineté populaire, à travers des attributions dont la liste ne relève pas d’un quelconque droit naturel mais d’un choix collectif de répartition des pouvoirs.
Quelle que soit la répartition et l’articulation des pouvoirs qui est préférée pour le gouvernement de l’économie, entre les institutions politiques nationales, locales, et les différentes parties prenantes des entreprises, il semble pertinent de reconnaitre dans le droit de manière explicite que l’entreprise est une institution soumise à la règle démocratique.
On fait l’hypothèse que, en dépit des compromis et des probables remises en cause et retours en arrière dans sa mise en œuvre, l’extension du principe démocratique à l’entreprise, une fois solennellement reconnue au plus haut niveau de l’ordre légal, pourra aussi difficilement être chassé des consciences que le suffrage universel après 1793.
Bien entendu, l’idéologie propriétaire n’épuise pas, même dans la seule sphère des représentations, la liste des obstacles à la reconnaissance du principe démocratique dans l’entreprise. A bien égards, celle-ci bouleverserait l’ordre social bien plus que la désignation de hauts fonctionnaires « de gauche » à la tête d’entreprises nationalisées (sur ces désignations, voir Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours. Le vrai visage du capitalisme français, Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec, Paris, La Découverte, 2014).
Les experts qui, en France, assistent les comités d’entreprise dans l’exercice de leurs attributions économiques le constatent chaque jour : il est difficilement supportable pour les directions des entreprises que leur monopole revendiqué sur l’intelligence de l’entreprise soit contesté et, pire encore, que la parole des représentants des salariés soit légitimée.
Cet enjeu hiérarchique contribue aussi à expliquer qu’il existe si peu d’exemples d’association de l’ensemble des fonctionnaires et des représentants des usagers à la mise en œuvre des politiques publiques. Pourtant, la haute fonction publique dispose, elle, d’une influence significative, laquelle peut largement parasiter les choix gouvernementaux (voir par exemple « The Coup in Chile », Ralph Miliband, Jacobin, https://www.jacobinmag.com/2016/09/chile-coup-santiago-allende-social-de...), et à laquelle une implication de la masse des acteurs de l’administration pourrait faire contrepoids.
Mais le jeu des chaises musicales au sein de ce que Pierre Bourdieu appelait la « noblesse d’Etat » est une chose, le déploiement de la souveraineté populaire en est une autre. En dépit des discours sur la démocratie participative, l’exigence égalitaire est confrontée non seulement à la propriété du capital mais à celle des titres universitaires : « Tout racisme est un essentialisme et le racisme de l’intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d’une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d’intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour l’accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse. » (Pierre Bourdieu, cité par Le Monde Diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/2004/04/BOURDIEU/11113)
Christopher Swaim