Marxisme et religion vont au théâtre, Bertolt Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs (1931)

Vers les années 1870, Engels constate avec satisfaction que le nouveau mouvement ouvrier socialiste est non-religieux – concept qui lui semble plus pertinent que celui d’« athéisme ». Selon lui, pour la grande majorité des ouvriers socialistes, notamment en Allemagne et en France, l’athéisme « a fait son temps » : « ce terme purement négatif ne s’applique plus à eux, car ils ne sont plus en opposition théorique, mais seulement pratique avec la croyance en Dieu; il en ont tout simplement fini avec Dieu, ils vivent et pensent dans le monde réel et sont donc matérialistes ». Ce diagnostic est évidemment en rapport avec l’hypothèse fondamentale d’Engels, à savoir qu’à partir du xviiie siècle, avec l’avènement de la philosophie des Lumières (Voltaire !), le christianisme était entré dans son dernier stade et était devenu « incapable de servir à l’avenir de manteau idéologique aux aspirations d’une classe progressive quelconque ». Toutefois, dans certaines analyses concrètes, Engels est plus nuancé et prêt à reconnaître l’existence de mouvements religieux potentiellement subversifs, ou de mouvements révolutionnaires empruntant une « forme » religieuse.Un des exemples qu’il mentionne est assez surprenant : il s’agit de l’Armée du Salut en Angleterre… Dans son effort de maintenir, coûte que coûte, l’esprit religieux dans la classe ouvrière, la bourgeoisie anglaise, écrit Engels, « accepta l’aide dangereuse de l’Armée du Salut, qui fait revivre la propagande du christianisme primitif, déclare que les pauvres sont des élus, combat le capitalisme à sa manière religieuse et entretient ainsi un élément primitif d’antagonisme chrétien de classe, susceptible de devenir un jour dangereux pour les possédants qui sont aujourd’hui ses bailleurs de fonds ».Bertolt Brecht n’a certainement pas lu le texte d’Engels sur les ouvriers allemands (un article peu connu), mais il a probablement lu le passage sur l’Armée du Salut, qui apparaît dans la préface à l’édition anglaise de l’essai Du socialisme utopique au socialisme scientifique (1892) – un écrit qui fait partie avec le Manifeste Communiste des textes « canoniques » du marxisme, lus par tous les intéressés. En tout cas dans sa pièce de théâtre Sainte Jeanne des abattoirs (1931) on retrouve, sous une forme littéraire, les deux hypothèses d’Engels. Le contexte de la pièce est celui de 1929-1931, les terribles premières années de la Grande Crise économique, avec son cortège de désespoir, chômage, misère et révoltes ouvrières, non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis et dans le monde entier.Vers cette époque, Bertolt Brecht (1898-1956) est un jeune dramaturge allemand connu – grâce au succès de son Opéra de quatre sous (1928). Sympathisant du Parti Communiste Allemand – il ne va jamais adhérer –, il commence à ce moment, sous l’impulsion de son ami Walter Benjamin, a étudier plus sérieusement l’œuvre de Marx. La pièce de théâtre Sainte Jeanne des abattoirs a été écrite vers 1929-31, et représentée pour la première fois en Allemagne en 1932. C’est une pièce unique dans l’œuvre de Brecht par son audace politique et artistique, par son ironie cinglante et par la nouveauté de ses montages et fusions d’éléments contradictoires, allant du Manifeste Communiste à l’Hypérion du poète romantique Hölderlin. Brecht a choisi de situer son histoire aux États-Unis, dans la région des abattoirs de Chicago. Le thème général de la pièce est en rapport étroit avec la conjoncture économique, sociale et politique de ces années : crise économique, fermeture des abattoirs, chômage des travailleurs, misère, faim, tentatives de grèves. Une des sources probables de Brecht est la pièce de Georges Bernard Shaw, Major Barbara (1907), où l’on voit une femme, officier de l’Armée du Salut, qui refuse l’aide généreuse d’un fabricant d’armements, considérant cette activité comme immorale et contraire à ses principes chrétiens. Malgré tout, dans le dernier acte, elle décide d’accepter ce soutien, mais choisit de porter le message du Salut aux ouvriers de l’usine d’armement… Tel n’est pas, comme nous verrons, l’itinéraire de la « Sainte Jeanne » de Brecht, même si l’on peut constater quelques analogies. L’argument central de Brecht, directement inspiré par Marx, c’est que la crise n’est pas le résultat des « lois naturelles de l’économie » mais de la forme capitaliste de production. Il l’énonce, à son habitude, sous une forme indirecte, tournant en ridicule le discours des fabricants de conserves : « Juste au-dessus de nous, destins inéluctables, Planent ces inconnues, les lois économiques. Les crises sont des catastrophes naturelles Dont un cycle effroyable ordonne le retour » Cependant, à lire la pièce on se rend rapidement compte que la connaissance du marxisme du jeune Brecht est limitée. Son explication de la crise semble plus influencée par la lecture de romans américains que par celle du Capital de Karl Marx… Plutôt qu’analyser les contradictions du système, Brecht attribue la crise aux manœuvres de spéculateurs sans scrupules… Ce qui nous intéresse ce n’est pas cet aspect, mais le personnage de Jeanne Dark, chrétienne, « soldat » des Chapeaux Noirs (une sorte d’Armée du Salut), qui va se « convertir » à la cause des ouvriers. Brecht est un des premiers à s’intéresser à un phénomène politico-religieux qui aura des multiples manifestations au cours du 20e siècle, des prêtres ouvriers au christianisme de la libération en Amérique Latine. Il faut dire qu’à cette époque (début des années 1930) il y a très peu de cas de membres du clergé chrétiens qui adhèrent au communisme ; certes, le pasteur protestant suisse Jules Humbert Droz était devenu, au cours des années 1920, un des principaux dirigeants de l’Internationale Communiste, mais il s’agit d’un cas assez exceptionnel, et il est peu probable qu’il ait pu inspirer l’écrivain. De toute évidence, c’est l’Armée du Salut qui a servi de modèle à Brecht pour inventer la secte – au sens sociologique du terme – des « Chapeaux noirs », avec ses « soldats » dévoués à la cause de l’Évangile chrétien. Quelques mots sur cette institution fondée en 1878 par un pasteur protestant, William Booth. Préoccupé par la misère des populations pauvres de Londres, il se propose de leur apporter « de la soupe, du savon et du salut ». Ces pratiques charitables (et hygiéniques !) s’accompagnent d’une certaine sensibilité sociale, dont témoigne cette déclaration de Booth le 9 mai 1912 : « Tant que des femmes pleureront, je me battrai. Tant que des enfants auront faim et froid, je me battrai. Tant qu’il y aura un alcoolique, je me battrai. Tant qu’il y aura dans la rue une fille qui se vend, je me battrai. Tant qu’il y aura des hommes en prison, et qui n’en sortent que pour y retourner, je me battrai. Tant qu’il y aura un être humain privé de la lumière de Dieu, je me battrai. Je me battrai, je me battrai, je me battrai. »Mais en dernière analyse, pour Booth le progrès social, politique et économique devrait découler d’une profonde transformation intérieure de l’homme, réconcilié avec lui-même par la puissance de l’Évangile. En fait, on trouve peu de manifestations de l’anticapitalisme dont parlait Engels, l’essentiel de l’activité de l’Armée du Salut étant le prêche de l’Évangile, la musique, les chants, et la distribution gratuite de soupe, notamment lors des fêtes de Noël. Comme l’ami de Marx, Brecht semble fasciné par l’Armée du Salut. Il ne croit pas, contrairement à Engels, que l’institution elle-même pourrait se radicaliser, mais il pense que des individus, des simples « soldats » de cet ordre religieux sui generis, pourront développer un « antagonisme chrétien de classe » (Engels). C’est l’hypothèse politico-religieuse de la pièce, qui constitue ainsi un complément et un approfondissement littéraire de la sociologie marxiste de la religion, formulé avec passion et ironie distanciée. Avec aussi, comme nous verrons, certaines limites et incompréhensions… Bien entendu, Brecht ne propose pas des analyses sociologiques ou théoriques, mais fait vivre des personnages, avec leur singularité et leurs contradictions. Sa méthode de « théâtre épique » se traduit par des éléments de distanciation, des interruptions, des chansons, etc. Un de ses outils formels est l’interruption de discours – notamment religieux – pompeux, kitsch, illusoires, « idéalistes », par des parenthèses ironiques, qui rappellent au spectateur la dure réalité matérielle. Il aime aussi « les mélanges dissonants entre énoncés bruts et acuité intellectuelle, ou entre le matérialisme lourd et la délicatesse dans la marche des événements et des raisonnements, à la limite de l’arabesque ou de l’improvisation abstraite ». L’écriture de Brecht ne vise pas au « réalisme », mais choisit plutôt, au niveau de la forme, le grossissement caricatural des traits essentiels des personnages : le cynisme (Slift), l’hypocrisie (Mauler), l’opportunisme veule (Snyder), la naïveté sincère (Jeanne). On n’est pas loin des féroces caricatures de Georges Grosz, au début des années 1920, avec ses capitalistes à la nuque épaisse, au museau de porc, au frac impeccable et au cynisme blindé. Concernant la religion, la première piste « sociologique » intéressante suggérée par Brecht c’est – comme Engels l’avait déjà formulé à sa manière – la sécularisation de la classe ouvrière, son manqué d’intérêt pour la religion. Il s’agit, comme nous le savons, d’une réalité constatée, bien avant les sociologues, par les Églises elles-mêmes, comme l’Église catholique française, qui décide d’organiser, après 1945, une « Mission » pour apporter l’Évangile au classes populaires incroyantes. Brecht met en scène le phénomène d’une façon distanciée. Ce n’est pas le « prolétariat » qui parle, mais Jeanne Dark, la Salutiste, qui se désespère du déclin de la foi « là où vivent les hommes ». Tout au début de la pièce, en s’adressant à ses amis des Chapeaux noirs, elle se lamente de l’absence de Dieu dans un monde livré au Mal : « Dans cette nuit de sang et de confusion,En ce temps de discorde organisée,D’arbitraire concerté,Et d’humanité déshumanisée (…)Nous voulons réintégrer Dieu.Car aux lieux réels où vivent les hommesIl n’a plus accès. Sa gloire est bien faible,Son nom déjà presque suspect (…)Ce que nous tentons là est un dernier essai,Une dernière fois nous nous efforceronsD’élever Dieu au cœur d’un monde qui s’écroule (…) ». Il est évident que Brecht connaît, et s’en inspire, du célèbre passage de Marx où il est question de la religion comme « opium du peuple ». Marx parle de la religion comme « cœur d’un monde sans cœur » et Brecht du « cœur d’un monde qui s’écroule ». Notons cependant que dans cette première intervention de Jeanne on entend déjà un discours critique envers la réalité sociale du monde, même si sa préoccupation principale c’est « la gloire de Dieu ». Dans la scène suivante, Jeanne adresse aux ouvriers affamés un discours religieux ascétique typiquement « idéaliste », passablement caricaturé par le matérialiste Brecht : « il faut lutter là haut, au lieu de lutter ici-bas » ; il faut aspirer aux « valeurs les plus hautes » et non aux « basses jouissances » et aux « biens terrestres ». Quand la soupe est finie, elle explique que « la grande soupe du ciel, elle, ne s’épuise jamais ». Or, une fois la soupe terrestre terminée, les ouvriers n’écoutent plus et s’en vont… « L’air sombre », Jeanne constate, à sa façon, le manque de foi de cette classe bassement matérialiste :« Comme ils ont filé la soupe finie !Leurs regards désormais ne savent s’éleverPlus haut que le bord de l’assiette.Ils ne croient à plus rien qu’à ce qu’ils tiennentEntre leurs mains. (…) »Ce « sombre » constat est fait, quelques scènes plus tard, par une autre Salutiste, Marthe, qui entrecoupe son pieux discours aux ouvriers d’apartés (entre parenthèses dans le texte) désespérés à ses compagnons Chapeaux noirs : « Je n’avais d’autre désir que de manger et boire ; mais ensuite j’ai trouvé Notre Seigneur Jésus, il s’est fait en mon cœur une grande lumière (…) (ils ne m’écoutent absolument pas !) ». La parenthèse ironique est le moyen formel qu’utilise Brecht pour mettre en évidence la vanité de ce type de discours religieux. Comme Engels, Brecht suggère que ce n’est pas l’« athéisme » qui prédomine dans les classes subalternes, mais tout simplement le manque d’intérêt pour la religion et ses promesses de « soupe au ciel ». Le seul à parler d’athéisme dans la pièce est Paulus Snyders, le Commandant des Chapeaux Noirs, dans un discours très idéologique, où il explique qu’il faut d’urgence quémander de l’argent aux gens riches de Chicago : « Qu’ils nous aident à porter samedi prochain un grand coup à l’athéisme et au matérialisme qui règnent dans cette ville, surtout dans les couches inférieures de la population ». Quelques pages plus loin, dans une prière adressée aux fabricants – pour leur demander la modeste somme de huit cents dollars par mois pour pouvoir payer le loyer du local des Chapeaux noirs – il agite même l’épouvantail du communisme : « Vous verrez que les ouvriers vous enlèveront les usines et diront : nous voulons faire comme les bolcheviks, prendre en main les usines pour que tout le monde puisse travailler et manger ». Il revient à la charge un peu plus loin, en expliquant : « Un bon orchestre sous la main et de la soupe bien épaisse : finis pour Dieu tous les tracas. Du coup le bolchévisme aussi est enterré ». Il faut dire que la présence des communistes est à la fois importante et discrète : ils apparaissent comme un groupe anonyme de dirigeants ouvriers, qui n’est pas directement désigné comme communiste. Certes, un ouvrier déclare à Jeanne que les communistes sont les seuls qui « essaient de faire quelque chose », et un autre fait l’éloge des révolutionnaires professionnels qui sacrifient leur vie à la cause des ouvriers. Mais on ne voit apparaître aucun personnage (avec un nom) représentant la cause communiste : on n’est pas dans le « réalisme socialiste » cher aux Soviétiques, il n’y a pas de « héros positif ». Les discours de Snyder, mais aussi de Pierpont Mauler, le plus puissant des fabricants de conserves de Chicago – et le principal responsable, par ses spéculations effrénées, de la crise et du chômage – mettent en évidence la soumission des Églises (dans ce cas, les Chapeaux noirs ) aux intérêts du Capital. Mauler, convaincu de « l’absolue nécessité du capitalisme et de la religion », explique à Jeanne que dans un monde changé de fond en comble on n’aura plus besoin « ni de nous, ni de Dieu, qui serait supprimé parce que sans emploi ». Voilà pourquoi « vous devez nous aider dans notre œuvre ». Il vous faut, ajoute-t-il, « Rétablir Dieu dans sa gloireEn faire l’unique salut ;Pour lui battre tambour,Qu’il prenne pied dans les quartiers de la misèreEt que sa voix éclate au fond des abattoirs ».Ce discours pieux est suivi du généreux don de quelques milliers de dollars qui représentent le loyer de quatre ans du local des Chapeaux noirs… La scène se reproduit un peu avant la fin, quand Mauler compte sur les Chapeaux noirs pour empêcher la grève générale des ouvriers de Chicago et ramener « le calme et l’ordre » :« C’est pourquoi, Chapeaux noirs, on va subventionnerTrès largement votre mission qui contribueAu maintien de l’ordre ». Il s’agit, bien entendu, d’un thème classique de l’approche marxiste de la religion : les Églises sont subventionnées par le Capital, parce qu’elles servent à l’ordre établi. Brecht reprend cet argument, avec son habituelle ironie, en forçant le trait. Reste que, comme le rappelait Engels au sujet de l’Armée du Salut, les bailleurs de fonds des sectes ou Églises peuvent avoir des mauvaises surprises : celles-ci pourraient un jour devenir dangereuses pour leurs intérêts… Plus intéressant et plus novateur est l’intérêt que porte Brecht pour le cheminement spirituel et politique de Jeanne, qui est, en fait, le thème central de la pièce. Le premier trait frappant du personnage, partagé avec les autres « soldats » Salutistes, c’est l’ascétisme. Comme souvent dans la pièce, c’est paradoxalement le capitaliste Mauler qui dit la vérité. Il manifeste à ce sujet son admiration, avec une certaine perplexité :« A-t-on jamais vu ça :Qu’on travaille pour rien et sans le regretter ?Je ne lis dans leurs yeux ni peur de la misèreNi crainte de coucher sous les ponts quelque soir. »Quelques pages plus loin, il se demande, au sujet du discours Salutiste : pourquoi « ces sottises me touchent », puisque ce n’est que « bavardage oiseux et facile » ? Voici son explication :« Sûrement parce que ces gens font leur métier pour rien,Et dix-huit heures par jour,Sous la pluie et le ventre vide ».L’admiration, la fascination même de Mauler pour Jeanne est un des aspects les plus curieux et étonnants de la pièce. Brecht n’explique pas s’il s’agit d’une simple tentative d’instrumentalisation ou d’une émotion sincère – à moins que ce ne soit un mélange des deux… En tout cas, cette reconnaissance du dévouement ascétique des Chapeaux noirs corrige la représentation de la secte comme opération subventionnée par la bourgeoisie, qui semble alors s’appliquer surtout à Paulus Snyder, le Commandant, et pas à ses « soldats ».Au début de la pièce, comme nous avons vu, Jeanne est surtout préoccupée de la « gloire de Dieu », mais elle esquisse une image très critique de la société existante. Et surtout, plutôt que de condamner les pauvres pour leur « immoralité », elle explique leurs défauts par la misère : c’est à cause d’elle que « le sens des valeurs supérieures » est « étouffé dans leur cœur », c’est elle qui les écarte « du besoin même d’idéal », en les réduisant à la « voracité ». Or, comment remédier à cette misère, comme soulager la pauvreté ?La première réponse de Jeanne est celle, fort traditionnelle, des Salutistes : la charité. Elle va s’adresser, à de multiples reprises, à la conscience charitable des riches, et surtout à Pierpont Mauler. Dans un discours aux fabricants, Jeanne leur prêche « l’amour du prochain », et les interpelle au nom du Nouveau Testament : « tout puissants Messieurs », regardez ces misérables, « ces gens, dont vous avez fait ce qu’ils sont et que vous ne voulez pas reconnaître pour vos frères ». Mais elle porte ses espoirs surtout sur Mauler, qui semble l’écouter : « Sa conscience déjà s’éveille.Si vous êtes en grand besoinVenez avec moi le trouverPour qu’il vous sorte de la gène (…)Car il peut, lui, venir en aide, Aussi faut-il le harceler ». Cependant, au fur et à mesure qu’elle prend conscience de la condition des chômeurs et des misérables, son indignation s’accroît, et dans une scène mémorable elle « chasse les marchands du temple » (titre de la scène par Brecht) et dénonce l’instrumentalisation bourgeoise de la religion. Voici son apostrophe furieuse adressée aux fabricants de conserves, responsables du chômage, venus visiter le local de la secte : « La religion vous paraît à nouveau une fort bonne chose, bien propre à jeter de l’eau sur le feu. Mais le bon Dieu a trop haute opinion de lui pour être chaque fois votre bonne à tout faire et venir nettoyer vos écuries. (…) En venant vers Dieu, vous vous êtes trompés d’adresse : vous, ce qu’il faut, c’est tout bonnement vous chasser, vous chasser à coups de bâton. (…) Sortez ! Vous n’avez rien à faire ici. Des têtes comme les vôtres, nous ne voulons plus les voir. Vous êtes indignes et je vous expulse ! Malgré votre argent ! ». Nous sommes ici en plein dans ce qu’Engels appelait, à propos de l’Armée du Salut, le combat contre le capitalisme à la manière religieuse. Cependant, Brecht, contrairement à Engels, ne croit pas l’organisation religieuse en tant que telle capable d’une telle option. Dans la pièce, Snyders, le Commandant des Chapeaux noirs implore les fabricants de revenir, désavoue formellement Jeanne, et finit par l’exclure de son « Armée » :« Pars sous la pluie, au cœur de la tourmente,Va sous la neige et reste intransigeante ».L’utilisation de ce terme est curieuse, même s’il est peu probable que Brecht se réfère aux querelles catholiques de l’intransigeantisme. Malgré sa radicalisation Jeanne continue à placer ses espoirs dans la conversion charitable des riches, et en particulier de Pierpont Mauler :« Je vais aller voir le riche MaulerHomme de bonne foi et qui connaît la crainte.Je lui demanderai son aide. Je ne veux Remettre le chapeau et l’uniforme noirs (…)Tant que je n’aurai pas fait de Mauler un des nôtres,Pour vous le ramener tout à fait converti. » Ces illusions de Jeanne sur la conversion du capitaliste ne sont pas du tout partagées par les ouvriers, selon Brecht ; il le montre, comme souvent, par des parenthèses sarcastiques, qui décrivent leurs réactions face à la naïveté désarmante de la Salutiste. Parlant aux ouvriers, Jeanne observe : « Tout se passe comme si la misère des pauvres était utile aux riches. Et il se pourrait même que cette pauvreté soit leur œuvre. (Les ouvriers s’esclaffent bruyamment). Mais c’est inhumain ! Et en disant cela, je pense aussi à des gens comme ce Mauler (Nouvel éclat de rire). Je trouve que vous avez tort de vous moquer et de croire sans preuves qu’on homme comme Mauler n’est pas un être humain ». Dans un autre passage, où Jeanne se réjouit – à tort – de la fin du chômage grâce à la charitable initiative de Mauler, c’est la brutale réalité qui vient la démentir, sous forme de coups de mitrailleuses :« Écoutez tous ! Il y a du travailLeur cœur n’est plus de glace.Il y avait chez eux au moins un homme honnêteEt celui-là n’a pas failli à son devoir.Quand on lui a parlé comme à un être humain,Il a donné une réponse humaineDonc la bonté existe.Dans le lointain crépitent des mitrailleusesQuel est ce bruit ?UN JOURNALISTE : Ce sont les mitrailleuses. La troupe a été chargée de faire évacuer les abattoirs. (…) » L’approche de Brecht est bien entendu partisane, mais il met en évidence un fait sociopolitique significatif : la tension entre charité et lutte de classes, qui a joué un rôle important, tout au long du 20e siècle, dans les rapports entre les institutions ou les individus chrétiens et le mouvement ouvrier, dans ses différentes formes (syndicalisme, socialisme, communisme, anarchisme). La prise de distance envers la tradition charitable des Églises a été un des moments importants dans le passage d’individus ou groupes croyants dans les rangs de la contestation sociale. Et inversement, l’adhésion à cette tradition a été un motif permanent de conflit et de discorde entre les chrétiens et la gauche (dans la plupart de ses nuances).Un des moments décisifs dans le parcours de Jeanne est sa décision d’aller vivre parmi les pauvres. La motivation n’est plus, ou n’est pas seulement, la volonté de leur apporter la Bonne Nouvelle évangélique, mais le désir ascétique de vivre comme eux : « …je veux m’asseoirDevant les abattoirs, avec ceux qui attendent.(…) Je ne mangerai rien que ce qu’ils mangent.Si c’est une poignée de neige qu’on leur donneJe la mangerai cette neige.Et leur travail aussi, je veux le faire.(…) Et s’il n’y a pas de travail,Je serais comme eux sans travail. »Brecht réussit à capter ici un moment essentiel dans le parcours qui a conduit des prêtres ouvriers dans les usines ou des missionnaires catholiques dans les bidonvilles d’Amérique Latine : l’impératif éthique de vivre avec les pauvres, comme les pauvres – pas comme un moyen pour les convertir, mais comme un but moral en soi, le choix social et religieux de partager la vie des démunis, leurs soucis, leurs joies et leurs détresses. Vivant parmi les ouvriers, Jeanne est tentée de partager leur combat. Mais lorsqu’elle entend un ouvrier qui déclare que « rien ne se fait sans violence », elle est choquée : « ce n’est pas par la violence qu’on combat désordre et confusion ». Dans un premier moment, elle accepte de rendre service au mouvement de grève en apportant une lettre aux militants d’une des principales usines de la région des abattoirs, mais elle hésite : « Je ne saurais rien faireQui requière la violence,Ou qui engendre la violenceCe serait déloyal envers les autres hommes,Violer les règles en usage ».Ses scrupules et son refus de délivrer la lettre contribueront à la défaite de la grève, les ouvriers d’une importante usine n’ayant pas été prévenus à temps…Affaiblie par la faim et le froid, malade, Jeanne assiste à la défaite de la grève et se repent amèrement de ne pas avoir remis la lettre : « J’ai fait tort aux persécutés et n’ai servi qu’aux persécuteurs ». Portée en présence des Chapeaux noirs et des fabricants, elle est objet d’une tentative de canonisation. C’est Slift, le plus cynique des fabricants et le préposé aux basses œuvres de Mauler, qui prend l’initiative, dans un discours que Brecht charge de tout son sarcasme : « C’est notre Jeanne. Elle arrive à point nommé. Nous allons la mettre en vedette, en employant les grands moyens : car elle nous a aidés à franchir le cap des semaines difficiles (…) en intercédant pour les pauvres et même en tenant des discours contre nous. Elle sera notre Sainte Jeanne des abattoirs. Nous allons en faire une sainte et ne pas ménager nos hommages ». Cependant, Jeanne ne se prête pas facilement à la manœuvre. Elle tient, dans ses dernières paroles, mourante, un discours de plus en plus subversif. Instruite par son amère expérience, elle accepte maintenant la nécessité de la violence libératrice : « Non. Où règne la violence, il n’est de recours que dans la violence ». Il est très probable que le personnage de Jeanne ait été inspiré, dans une certaine mesure, par celui de Maria, l’héroïne du film Metropolis de Fritz Lang (1927). Personnage christique, Maria se solidarise avec les ouvriers et prêche la justice sociale ; le chef des patrons la fait enlever et remplacer par un robot qui porte son visage mais qui prône la violence ; cette figure diabolique conduit les ouvriers au bord de l’autodestruction. Brecht renverse les signes, son personnage religieux finit par comprendre la nécessité de la violence. On pourrait presque considérer Sainte Jeanne des abattoirs comme une réponse communiste à Metropolis… Comme la charité, le refus principiel de la violence a aussi été une pomme de discorde entre chrétiens et révolutionnaires. Mais la présentation de Brecht est un peu courte, probablement inspirée par le contexte de 1931, et par l’orientation (« insurrectionnelle ») du mouvement communiste à l’époque. La réponse des chrétiens engagés à la question de la violence émancipatrice est plus nuancée et diverse. Elle s’est posée pour les chrétiens européens surtout pendant l’occupation de l’Europe par le Troisième Reich hitlérien ; comme l’on sait, beaucoup se sont engagés dans la Résistance antifasciste. Après la guerre, certains – notamment en Europe du Sud – se sont rapprochés des communistes : la question de la violence n’était plus à l’ordre du jour. En Amérique Latine, par contre, à l’époque des dictatures militaires (1964-1984) elle était ouvertement posée. Parmi les chrétiens socialement engagés, on peut observer une grande diversité d’attitudes : la prise d’armes (Camilo Torres), le soutien politique à la résistance armée (les dominicains brésiliens), ou simplement la dénonciation de la violence du pouvoir : Mgr Romero (assassiné en 1980 par des paramilitaires à El Salvador). La phrase mise par Brecht dans la bouche de Jeanne ne rend pas compte de cette pluralité. Les derniers mots de Jeanne témoignent de sa « politisation ». Elle se rend compte que l’enjeu n’est pas la bonne ou mauvaise volonté de tel ou tel fabricant, mais le système :« Rien ne changerait s’ils devenaient meilleurs,Car leur système est ainsi fait :Il n’est qu’exploitation et que désordre,Système brutalContraire à la raison ». Brecht rend compte ici d’un moment capital dans la radicalisation socio-politique des chrétiens qui s’engagent dans les combats sociaux : le passage d’une approche moralisante, qui porte son attention essentiellement au comportement des individus, à un attitude plus « totalisante », qui met en question les structures sociales, le « système », le capitalisme. L’histoire du christianisme de la libération en Amérique Latine illustre parfaitement ce processus de changement d’optique.Parmi les derniers mots de Jeanne, prête à rendre l’âme, se trouve une profession de foi athéiste :« Si jamais quelqu’un vient vous dire en basQu’il existe un Dieu, invisible il est vrai,Dont vous pouvez pourtant attendre le secours,Cognez-lui le crâne sur la pierreJusqu’à ce qu’il crève ».Une lecture « charitable » de ce passage mettrait l’accent sur la critique de la croyance qu’il faut attendre le secours du Ciel, plutôt que d’agir. Mais le texte donne plutôt l’impression d’un rejet en bloc de la croyance en Dieu, et de la religion en général. Dans ce cas, il s’agit d’une sérieuse limitation du texte de Brecht : le poète allemand, dont les intuitions aiguës sont souvent intéressantes, n’avait pas compris quelque chose d’essentiel : on peut très bien adhérer à la cause des pauvres, à leurs luttes de libération, au mouvement ouvrier, et même à la révolution, sans renier sa foi religieuse…
Michaël Löwy. Publié dans le n°30 de Contretemps.