Mexique, une nouvelle période historique est ouverte

Vers11 heures du soir ce 1er juillet, après une journée électorale qui a tenu le pays en haleine, Lorenzo Córdoba annonce, confirme, une tendance qui n’aurait pu être conjurée qu’avec une ignomineuse fraude électorale aux proportions inédites (ce qui n’est pas peu dire) dans l'histoire récente du Mexique. Le vote pour López Obrador (Andrés Manuel López Obrador – surnommé AMLO. Note de la traductrice), qui dépassera 53 % du vote effectif, serait obtenu par les niveaux de participation-record (au dessus de 60 %), il fera de lui un président à la légitimité démocratique historique. Dans un temps record tous les acteurs importants du régime (candidats adverses, l'Institut National Électoral, Peña Nieto, Trump, chambres patronales et médias) ont reconnu le triomphe d'Obrador.

Pendant la journée, de nombreuses urnes ont été ouvertes en retard et en plus d’un endroit les manoeuvres frauduleuses n’ont pas manqué, particulièrement dans des zones où, en plus de l'achat et contrainte de votes, la violence politique a coûté, comme tout au long de la campagne, un nombre indéterminé de vies. A Iztapalapa, dans la ville de Mexico, des personnes armées ont attaqué et ont volé les documents électoraux. On a rapporté des violences, non pas à propos du scrutin présidentiel (où le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel, parti de centre droit au pouvoir depuis 2012 jusqu’au 1er juillet 2018. NDT) et le PAN (parti action nationale, parti de droite, au pouvoir entre 2000 et 2012. NDT) se sont empressés de reconnaître leur défaite), mais dans les quelques domaines réservés au pouvoir local, que soutiennent des machines clientélistes plus solides et, par conséquent, décisifs pour la survie politique de ceux qui aujourd'hui s’en vont sous les huées et un mépris social du pouvoir national. Ce fut le cas de l'État du Puebla, qui a vécu l'une des journées les plus violentes de son histoire et où l’écart dans les décomptes est très étroit ; ce qui annonce un possible conflit post-électoral.

L'échec historique du PRIAN (RD)

Et cependant, la fraude dans sa forme commune ("plantages informatiques", chiffres imprévus, etc..) a été conjurée. Plus que la victoire d'AMLO, le grand événement est la défaite fracassante du PRI, du PAN, du PRD (Parti de la révolution démocratique), et des partis périphériques. Le PRI traverse ce que nous espérons être sa crise terminale (environ 15 % du vote global), la perte des postes de gouverneurs dans des états d'importance comme Veracruz ; et bien qu’il conserve le poste de gouverneur, il perd le congrès et l’immense majorité de municipalités de l'État de Mexico,  cela rendra difficile à moyen terme la survie de la machine clientéliste et mafieuse. Cependant, si la "culture politique du PRI" a subi un dur revers au cours d'une journée électorale pleine d'enthousiasme et de joie, elle est encore loin d'être enterrée par l'Histoire.

Le PAN sort divisé de l'élection, défait et en plein éparpillement politique ; bien qu'il se situe comme la force d'opposition principale à droite, face au nouveau gouvernement. Bien que très diminué face l'avalanche électorale de MORENA (Mouvement de régénération nationale), il conserve encore assez de force parlementaire et au moins deux gouvernements (surtout l’État du Jalisco). Mais rien ne peut être comparé à la crise terrible du PRD, qui sauve son registre légal [NDT capacité légale de se présenter à des élections] d’extrême justesse, son alliance pragmatique avec le PAN le condamne à être son ombre inconfortable et à un effacement complet. Dans le PRD, son histoire, son développement, sa dégénérescence et une fin tragique, MORENA devrait voir son miroir. Gagner des élections à tout prix a un coût, le PRD l’a payé, sans jamais arriver à la présidence.

La débâcle électorale du PRIAN (RD) exprime le point culminant de la rupture du pacte du gouvernement antérieur, en vigueur depuis la fraude de 1988, entre les directions priístes et panistes. Ils ont parié sur un modèle d'identité en politique et un jeu truqué de transition de fonctions dans le gouvernement. A un moment du sexennat de Peña, le pacte entre le PRI et le PAN s’est brisé, on a pu l’observer dans les élections étatiques qui ont précédé avec les promesses d'emprisonner l'administration antérieure (Chihuahua, Veracruz, Coahuila), dans l'application des réformes structurelles, après le consensus du sommet qui a été le Pacte par le Mexique, et la gestion et le coût politique des diverses crises politiques durant le sexennat de Peña (réforme de l’éducation, “Ayotzinapa” (les 43 étudiants disparus en 2014. NDT), mouvements contre la hausse de l’essence, espionnage, etc.).

La victoire démocratique et la reconnaissance de la majorité

Toutes ces raisons suffisent à expliquer la joie démesurée qu’on a éprouvée dans tout le pays la nuit du 1er juillet. L'accumulation de rage et d'injustices sociales, la violence sans frein et la corruption éhontée ont jeté les bases de la majorité de MORENA. Quand le candidat oficialiste José Antonio Meade, est arrivé à son bureau de vote, une femme lui a spontanément crié "sans fraude, Meade, sans fraude" ; quand l'ex-gouverneur (priíste) de Veracruz Fidel Herrera est allé voter, et qu’il a essayé de couper la file des votants ; il a déclenché colère et huées parmi les gens qui attendaient leur tour pour voter. Même après quelques agressions y compris armées, dans les bureaux de vote de Puebla, les gens autour cherchaient comment reprendre l'ordre et poursuivre la journée électorale : "nous savons bien que c’est ce gouvernement minable qui a fait cela, on va continuer et lui foutre une raclée !", entend-on dans les reportages radio et télé.

Pour la première fois le Mexique a un processus électoral, malgré les manœuvres frauduleuses et sa violence caractéristique, qui a aussi été, paradoxalement, le premier où la volonté populaire s’est fait entendre haut et clair. L’effondrement du PRIAN et la fête sociale qui l'a suivi ont représenté pour des millions de personnes un moment de fête, qui leur annonce une justice après la longue suite de défaites. Très différentes des nuits électorales de 2006 et 2012, quand la rage, la frustration et l'incrédulité s'imposaient. Le 1er décembre de cette année, quand AMLO prêtera serment (s’il ne se produit pas un coup tordu inattendu, ce qui est très peu probable) il sera loin de la prestation de serment de Peña, qui s’est trouvé face aux protestations de la rue. Les secteurs mobilisés pourront voir la prestation de serment, l'analyser et penser aux défis à venir, au lieu de se confronter à l'angoisse du nombre d'arrestations, de blessés, et de prendre la fuite devant les gaz lacrymogènes.

Le ras-le-bol social qui s'est exprimé dans les urnes est tel que les campagnes de guerre sale n'ont servi à rien ; les concessions et les virages à droite d'Obrador durant la campagne, les alliances scandaleuses qui en d’autres temps auraient lui auraient coûté la victoire et la crédibilité, ont été cette fois-ci des broutilles aux yeux des électeurs. Mais AMLO commettrait une erreur s’il pensait que la majorité électorale qui le porte à la présidence sera inconditionnelle. Au contraire, l’écoeurement est tel à l’égard de l’état des choses que les millions de volontés qui font la fête aujourd'hui n'accepteront pas du jour au lendemain une déception ou que le nouveau gouvernement leur tourne le dos, au-delà d'une rhétorique progressiste, inclusive et conciliatrice. La tâche centrale du moment, mettre l’accent sur le renforcement du pouvoir populaire, si les majorités ont élu le nouveau gouvernement, elles ont le droit prioritaire de décider sur ses actions et mouvements. La joie d'hier soir doit rester dans la mémoire collective comme la preuve de ce que quand on veut, on peut et que l'organisation et une volonté populaire sont capables de tout.

En contrepartie, il est important de prendre le temps d’analyser les raisons de l'acceptation si rapide du triomphe de MORENA. Il semblerait que l'oligarchie traditionnelle devant l'échec écrasant dans les urnes ne s’en mêle pas et laisse passer AMLO sans problèmes. Mais penser que les Meades, les Anaya et les Peña sont effectivement  "des démocrates qui savent reconnaître des défaites" serait beaucoup plus qu'une simple naïveté. Bien qu'il soit certain que la majorité électorale a été si grande que la seule manière de se mettre en travers de la victoire d'Obrador aurait été pratiquement un coup militaire hyperviolent, ce qui, comme on l’a constaté, n'était pas une option pour l'oligarchie ; ils ont préféré au contraire, prendre langue avec AMLO et faire confiance aux multiples garanties de continuité avec la politique économique, les relations de propriété et la politique commerciale qu’ a offertes le candidat vainqueur tout long de sa campagne et qu'il a réaffirmées dans son discours de victoire.

Le nouveau gouvernement

Il importe de garder la tête froide pour analyser les vraies potentialités et le profil du nouveau gouvernement d'Obrador. Il ne faut pas cesser de rappeler que, malgré la majorité électorale indignée, anti-néolibérale et populaire qui met en place ce gouvernement,  bon nombre de représentants des couches oligarchiques se trouvent à des postes clefs (Romo, Ebrard, Aubépine, pour ne mentionner que ceux-là). Ce qui donne une idée de ce que seront réellement les politiques impulsées par le gouvernement d'AMLO.

Comme le long de la campagne, tout indique que des sujets importants de la situation nationale resteront absents. Impulsera-t-on un nouveau modèle de développement qui éloigne le pays de sa dépendance structurelle aux combustibles fossiles et à l’industrie extractive des mines ; les mégaprojets continueront-ils à être mis en oeuvre ? Il semble que non. Les droits et les exigences des femmes seront-ils respectés, y compris connaîtront-ils des avancées au rythme de la nouvelle vague féministe en Amérique Latine ? Plus que jamais cela dépendra des luttes.

Une grande inconnue existe sur la politique fiscale et de la dépense publique du nouveau gouvernement. Aussi scandaleuse et ignominieuse que soit la corruption qu' Obrador a annoncé vouloir éradiquer, son coût réel suffirait difficilement à capitaliser les ressources nécessaires pour mettre en oeuvre les mesures sociales promises aujourd'hui par AMLO. Le refus de, pour l’instant, revenir sur la réforme de l’énergie et se limiter à « réviser » les contrats octroyés, risquent de se heurter à la promesse de l’arrêt de la gasolinazos (étroitement lié au nouveau cadre énergétique). Qu'est-ce qui se passera avec la réforme de l’éducation ? Et avec le nouvel aéroport ?

À un niveau local, la majorité de nouveaux postes d’élus conquis par MORENA sont l'expression la plus crue du prix pragmatique de la victoire d'Obrador. La fournée d’"imprésentables" qui aujourd'hui représentent MORENA dans l'espace régional de proximité, entreront-ils en contradiction avec la volonté du changement exprimée dans les urnes?

Au total, les attentes que l'AMLO lui-même a soulevées quant à la portée de son gouvernement, rencontrent un environnement économique qui ne rend pas simple leur réalisation. Intérêts inter-classisste, idéologique et concurrents de l’énorme éventail pluriclassiste, idéologique et aux intérêts économiques opposés que signifie MORENA, au moment de devenir gouvernement, se maintiendra-t-il une fois le président en charge ? À moyen terme, étant donné les verrous institutionnels qui protègent aujourd'hui les réformes structurelles, la seule façon d’obtenir de nombreuses promesses de campagne serait de convoquer une assemblée constituante et construire un nouveau pacte social (puisque celui de 1917 a été liquidée antidémocratiquement en trois décennies de libéralisme classique). Cette possibilité, aujourd'hui, n’est pas proche.

Un nouveau spectre politique et des défis pour une nouvelle gauche anticapitaliste

Quelle que soit l’évolution immédiate des événements, il est clair que s’ accélère et se consolidera un processus de réalignement de la politique générale. Malgré l’accès important qu’aura le parti évangéliste PES à l’Assemblée législative, il court également le risque de perdre l’enregistrement légal. Nouvelle Alliance et le parti Vert se trouvent dans une situation encore pire. Les forces politiques et le spectre politique vont se réorganiser dès les prochains mois.

Dans ce nouveau contexte historique et ce nouvel éventail politique, la question est : qu'est-ce que va arriver aux anticapitalistes à gauche ? Dans l’immédiat, elle se trouve confrontée à deux dangers symétriques : d’une part, il existe un risque de chercher à accompagner l’expérience populaire dans MORENA, en sacrifiant l’indépendance politique, idéologique et tactique ; ce fut le cas de la grande majorité de la gauche socialiste lorsque le PRD a été fondé et le résultat ne fut rien d’autre que son suicide politique. Aussi terrible serait, en sens contraire, qu’en cherchant à conserver son autonomie politique, la gauche anticapitalistes souffre d’atrophie sectaire et se mette d’elle-même en marge du cours des événements politiques dans le nouveau cadre. Il en va de même pour les mouvements sociaux. Dans l'immédiat il importe de mettre à profit le nouveau moment pour faire avancer les luttes, en maintenant leur indépendance politique et sociale. Pour affronter le nouveau moment historique, il est urgent de lancer  des initiatives audacieuses qui permettent de construire un pôle anticapitaliste et anti-patriarcal.

Dans ce sens, l'expérience de la campagne par l’enregistrement de Marichuy [NDT il faut x milliers de signatures de X états pour pouvoir présenter un/e candidat/e], porte-parole du Conseil indigène de gouvernement, comme candidate indépendante, a été une réussite politique dans le cadre de tout le processus électoral qui s’achève aujourd'hui. Ça a été le cas parce qu’elle a mis en place une expérience inédite pour porter une alternative à l’échelle nationale, beaucoup de leçons doivent en être tirées. De même, le fait que différents secteurs de la gauche anticapitaliste n’aient pas explicitement appelé à un vote critique pour AMLO est également un signe de la possibilité de construire une gauche à la gauche de MORENA, à condition toutefois qu’elle ne tombe pas dans un sectarisme vulgaire, mais qu’elle sache au contraire, ce qui est beaucoup plus difficile, dialoguer avec la nouvelle situation politique et l’esprit des masses qui aujourd'hui poussent vers l’avant.

L’excitation générale et la secousse politique ne doivent pas nous faire oublier qu'aujourd'hui, le 2 juillet, la violence dans le pays est toujours déchaînée, que les mégaprojets avancent, que les femmes continuent d'être assassinées, que la pénurie continue aussi  et que les 43 des milliers  d’autres continuent à manquer à l’appel. Au contraire, il faut traduire la joie de la victoire en organisation, en plus de luttes, en plus de rue ; en construction de projets politiques autonomes. La conquête démocratique que signifie la débâcle du PRIAN (RD) devrait devenir un premier pas, qui se concrétiserait si les urnes ne sont plus le chemin unique de participation politique ; est nécessaire, au milieu du réalignement politique, une réforme politiqu profonde de démocratisation de la vie publique du pays. Il faut mettre au centre les gens, puisque hier ça a été leur victoire, les millions qui cherchent une transformation que seulement la lutte pourra obtenir. Ça n’a nullement été une victoire finale (ni une déroute de la droite), mais l'ouverture d'un moment historique inédit qui projettera de nouveaux défis, contradictions et possibilités.

Et cependant, hier soir, pour la première fois des dizaines des milliers se sont réunis sur la grande place de la ville, non pas pour faire une catharsis politique, mais pour défendre la vie, pour exiger qu’on les ramène vivants [NDT mot d’ordre des campagnes contre les disparitions], l’ arrêt de la répression. Pour ces raisons, la nuit du premier juillet, les gens se sont retrouvés pour sourire, pour chanter, pour danser, pour se prendre dans les bras et pour se rencontrer. Notre combat est pour la vie, oui, mais la vie sans joie n'est rien.

Luis Rangel (membre de la direction du Parti révolutionnaire des travailleurs, section mexicaine de la IV Internationale)

Traduction : Jean-José Mesguen

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