Picasso et la question du « primitivisme »

« Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant. Le marché aux Puces. L’odeur. J’étais tout seul. Je voulais m’en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose, non ? […] Je regardais toujours les fétiches. J’ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout, c’est inconnu, c’est ennemi. […] Tous les fétiches, ils servaient à la même chose. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus obéir aux esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l’inconscient (on n’en parlait pas encore beaucoup), l’émotion, c’est la même chose. J’ai compris pourquoi j’étais peintre. »
Picasso, lettre à Malraux, reproduite dans Le Miroir des limbes II, 1976.
Comme pour conforter sa réputation d’« anarchiste » fiché par la Sûreté parisienne depuis 1901, Picasso déclarait en 1935 à l’éditeur des Cahiers d’Art Christian Zervos : « Auparavant, les tableaux s’acheminaient vers leur fin par progression. Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Un tableau était une somme d’additions. Chez moi, le tableau est une somme de destructions. » D’autres grands artistes de l’époque avaient certes formulé des programmes voisins, Duchamp entreprenant d’en finir avec l’art et la « bêtise rétinienne » des « intoxiqués de la térébenthine », Picabia lançant « Prenez garde à la peinture », Miró se proposant de « détruire tout ce qui existe en peinture », Ernst d’« aller au-delà de la peinture », etc. C’est néanmoins au nom et à l’œuvre du plus « figuratif » d’entre eux – le plus « peinture peinture » et peut-être de ce point de vue le plus obstinément iconoclaste –, qu’il advint de dominer l’art occidental du siècle passé et de continuer aujourd’hui encore à battre des records de prix, l’une des quinze versions des Femmes d’Alger qu’il peignit en 1955 d’après Delacroix restant depuis 2015 la toile la plus chère jamais vendue aux enchères (près de 180 millions de dollars).
Cela peut expliquer qu’il soit finalement « devenu une marque que la famille gère au plus près » au travers de la Picasso Administration (PA), chargée de veiller à la rémunération de ses ayants droit comme à l’utilisation du nom et de l’image à des fins commerciales et même muséales, au nom du « droit de suite » (Michel Guerrin, « Picasso : la période argent », Le Monde, 9 août 2012). Devant négocier avec la PA jusqu’en 2043, date à laquelle l’œuvre entrera dans le domaine public – sauf période de guerre qui la reculerait d’autant –, les organisateurs d’« expositions Picasso » ont de ce fait une obligation de « rentabilité » immédiate ou différée, notamment en termes de nombre de visiteurs et de vente de « produits dérivés ». Il est exceptionnel que leurs « blockbusters » déçoivent leurs attentes, ainsi qu’il arriva à l’automne 2015 pour « Picasso.mania », prévue pour être « un énorme succès », mais où l’affluence au Grand Palais n’atteignit même pas la moitié de celle venue voir « Picasso et les maîtres » six ans plus tôt dans les mêmes salles1.
Aussi ces expositions se multiplient-elles, hors même de celles qu’organise à Paris le musée national Picasso, « Olga Picasso » jusqu’au 3 septembre, « Picasso 1932 » à partir du 10 octobre. Jusqu’au 15 juin, les passagers en transit à Roissy pouvaient visiter « Picasso plein soleil » riche d’une trentaine d’œuvres, car « dans la compétition entre aéroports, c’est important de montrer à notre clientèle internationale, et notamment chinoise, notre lien avec la culture parisienne et française », comme expliquait au Parisien (21 janvier 2017) le responsable de l’« espace musée » (200 m2) de Roissy-Charles De Gaulle. Selon le même objectif défini par son président Stéphane Martin, pour qui « l’avenir de Branly est d’augmenter sa fréquentation touristique » (Les Échos, 20 juin 2016), ce musée parisien, dénommé désormais Jacques Chirac, présente jusqu’au 23 juillet « Picasso primitif », dont il sera principalement question ici.
Jusqu’au 11 septembre, la « réunion des musées métropolitains de Rouen Normandie » accueille également une « saison Picasso » (avec le concours du musée parisien du même nom et de la PA). Son musée de la Céramique réunit nombre de ses créations en terre cuite, le musée des Beaux-Arts s’attache à la période 1930-1936 où l’artiste vint travailler dans sa villégiature normande de Boisgeloup (ouverte au public à cette occasion), et le musée Le Secq des Tournelles, spécialisé dans la ferronnerie, s’intéresse à son « amitié de fer » avec le sculpteur forgeron Julio González, initiatives auxquelles il faudrait ajouter maintes autres « expositions Picasso » actuelles et à venir, en France et à l’étranger2.
Si « Picasso primitif » appelle une attention particulière, ce n’est évidemment pas pour les recettes qu’emprunte cette manifestation, comme beaucoup d’autres, à l’industrie de l’entertainment, bien que le « musée Chirac » reste l’un des plus subventionnés de France, avec environ sept neuvièmes de ses ressources provenant de l’État. Le titre de l’exposition renvoie à l’une des questions les plus discutées de l’histoire de l’art moderne occidental – désormais globalisé – tout en rouvrant les débats suscités par la création de ce musée voué à l’origine aux « arts premiers », pour ne plus dire « primitifs » tout en continuant d’insinuer la même chose. La démarche de l’exposition, dans la conception de son installation aussi bien que dans celle de son catalogue, consistant notamment à contourner ou à fuir l’un et l’autre de ces sujets, le « primitivisme » dans l’art du xxe siècle et le sort des « objets sauvages » dans les collections occidentales, il convenait d’y revenir, au moins pour dissiper les rideaux de fumée par lesquels le musée du quai Branly contribue à la pollution ambiante.
De « Paul Picasso »-Gauguin à « Picasso-Negerplastik »
Ainsi qu’il a été souligné maintes fois – mais non dans cette manifestation –, « primitif » et « primitivisme » sont des catégories purement occidentales d’une histoire de l’art elle aussi restée européocentrée. S’appliquant d’abord à toutes sortes d’œuvres européennes « archaïques », « préclassiques », ou à d’autres plus récentes qui en reprenaient le style, l’usage de ces mots s’est spécialisé dès la fin du xixe siècle à la faveur des « contacts », des observations et des collectes ethnographiques accompagnant la colonisation des populations et des terres « extra européennes ». Dans ce contexte, parler d’« arts primitifs » – désignation réputée obsolète aujourd’hui – emportait une appréciation, positive ou négative, en tout cas tranchée, du colonialisme européen et du type de « civilisation » qu’il prétendait imposer. Ce qu’était la position de Picasso à ce sujet, l’exposition et son catalogue s’attachent à n’en rien dire, en dépit de recherches qui l’ont clairement précisée et dont il convient de rappeler l’essentiel.
Venu pour la première fois en France à l’âge de 19 ans pour visiter l’Exposition universelle de 1900 où l’une de ses toiles était présentée dans le pavillon espagnol, Picasso y parcourut peut-être l’« Exposition des colonies et pays de protectorat » présentant dioramas, objets ethnographiques et « danses indigènes », mais il n’en a jamais évoqué le souvenir. Séjournant de plus en plus souvent à Paris avant de s’y fixer à partir de 1904, il s’y fit de nombreux amis, parmi lesquels le sculpteur et céramiste Paco Durrio (Francisco Durrieu de Madron, 1868-1940), qui avait travaillé avec Gauguin dès 1886 et avait même cohabité avec lui entre son premier retour de Tahiti, en août 1893, et son départ définitif pour la Polynésie, en juillet 1895. Durrio l’avait aidé à rassembler l’argent du voyage et conservait de nombreuses œuvres de son ami (toiles, dessins, carnets) qui furent exposées lors des divers hommages à Gauguin organisés après sa mort en mai 1903.
Au printemps 1904, Picasso s’installa dans l’atelier de Durrio au « Bateau Lavoir », mais il subissait le charme de Gauguin depuis plusieurs semestres déjà. Dès 1901, il se mettait à sculpter à son exemple, tandis que son Autoportrait sur fond bleu (« période bleue ») et son Autoportrait au nu couché répondaient à l’Autoportrait à la palette (Paris, 1893, le bleu y domine aussi) et à L’Esprit des morts veille (Tahiti, 1892) qu’il avait vus chez Vollard, le galeriste qui lui offrit sa première exposition parisienne, en juin de cette année-là. Il lut avec passion la première édition en volume de Noa Noa, offerte par Durrio ou peut-être même par le réviseur et préfacier de ce livre, Charles Morice. À la mort de Gauguin, Picasso peignit La Vie (Cleveland Museum of Art), écho au grand D’où venons-nous, que sommes-nous, ou allons-nous ? (Tahiti, 1897, Boston, Museum of Fine Arts). L’exposition Gauguin organisée en novembre 1903 lui inspira le mois suivant une « Femme nue de profil » intitulée Hommage à Paul Gauguin et signée « Paul Picasso ».
1906 fut une année décisive. Dès avant le Salon d’automne et ses deux rétrospectives consacrées à Gauguin et à Cézanne – autre découverte déterminante –, il s’était rendu chez le viticulteur, peintre et collectionneur Gustave Fayet, alors conservateur du musée de Béziers, pour y étudier ses Gauguin, et y revoir en particulier ses Cavaliers sur la plage (Hiva Oa, 1902) l’amenant à diverses compositions dont le Jeune garçon nu à cheval (Paris, 1906) est la plus connue. Cette scène marquisienne avait déjà frappé son attention, notamment pour la couleur du corail où s’ébattent les personnages – c’est l’une des sources de sa « période rose ». Cette même année, il acquit son premier objet d’art « extra européen », un fût de bois des îles Marquises sculpté en forme de tiki, depuis quelque temps en vente sur le marché parisien, autre indice de l’intensité de ce qu’on pourrait aussi appeler sa « période Gauguin »3.
Vint alors ce qu’on nomma plus tard sa « période nègre », dont Les Demoiselles d’Avignon constituent le fleuron. En toile de fond de ces « manières » successives, persistait néanmoins une même conscience politico-morale, non seulement antibourgeoise et anticlassique, mais expressément libertaire et anticoloniale. De la « période bleue », il est sans doute juste de dire qu’elle porte quelque admiration pour l’œuvre du Greco, mais aussi d’ajouter que Pissarro et ses jeunes amis néo-impressionnistes avaient fait de cette couleur l’emblème du peuple travailleur, et que Picasso ne porta longtemps que des « bleus » d’ouvrier zingueur, tenue adoptée dès ses premiers séjours parisiens4.
Quant à son anarchisme, perçant discrètement dans les dessins de presse (signés « Ruiz ») dont il tenta de vivre d’abord à Paris, il a été abondamment étudié par Patricia Leighten, qui a montré qu’il était indissolublement lié à la dénonciation des exactions coloniales, belges au Congo, françaises en Afrique de l’Ouest, à laquelle s’employait la presse libertaire de ces années-là5. Du reste, le ton avait été donné dès janvier 1901 par Alfred Jarry, aidé de Pierre Bonnard, dans leur deuxième Almanach illustré du Père Ubu, où l’abominable bonhomme relate sa « ruineuse exploration coloniale aux frais du gouvernement français », consistant à soutenir des « nègres armés » contre « d’autres nègres dépourvus de moyens de défense » puis à emmener « le tout comme travailleurs libres, par pure philanthropie, afin d’éviter que les vainqueurs mangeassent les vaincus, et comme cela se pratique dans les usines de Paris »… Picasso, qui avait côtoyé Jarry, resta son admirateur fidèle, cherchant à acquérir de ses manuscrits jusqu’à la fin de sa vie.
D’autres artistes parmi ses proches livraient alors des dessins à la presse anticolonialiste, tels Maurice de Vlaminck et Kees van Dongen aux Temps nouveaux, František Kupka et Juan Gris à L’Assiette au beurre, qui édita en 1905 un numéro spécial sur « les bourreaux des noirs », etc. Les convictions communes de ce groupe montmartrois ont été clairement décrites par un de ses membres, André Salmon, très actif dans la dénonciation du Congo du roi Léopold, avant de devenir l’un des premiers promoteurs de l’œuvre de Picasso6. Quant au « primitivisme » moderne en peinture, il n’était pas dénué non plus d’anticolonialisme.
Gauguin avait écrit au début de son premier séjour à Pont-Aven, à l’été 1886 : « J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif …, le son sourd et puissant que je cherche en peinture ». Pissarro, son premier maître, n’approuva ni cette recherche, ni son départ pour la Polynésie où il soupçonnait une même recherche artificielle : Gauguin, écrivait-il à son fils en 1893, « est toujours à braconner sur les terrains d’autrui ; aujourd’hui il pille les sauvages de l’Océanie ». La lecture de Noa Noa aurait peut-être modifié son jugement, Gauguin et Morice y dénonçant l’un après l’autre « l’expansion coloniale » et ses cortèges de « missionnaires », « marchands » et « magistrats », « l’invasion européenne et le monothéisme » qui ont fait disparaître les « vestiges d’une civilisation qui avait sa grandeur », etc.
La plupart des artistes marqués par l’œuvre polynésienne de Gauguin, depuis Emil Nolde et le groupe Die Brücke jusqu’à celui réuni par Kandinsky et Franz Marc autour du Blaue Reiter, partageaient ses vues sur les effets destructeurs de la colonisation, et certainement aussi sa formule maintes fois citée par Morice : « En art, il n’y a que révolutionnaires ou plagiaires ». Les discussions toujours en cours sur la « période nègre » de Picasso se résument également à ces deux termes. Certainement, il a pu examiner de près certaines pièces d’Afrique noire en possession de Matisse, rencontré grâce à Gertrude Stein, puis en acquérir lui-même, mais ont-elles eu quelque influence sur sa peinture des années 1907-1909, comme il ne cessa de le nier énergiquement par la suite7 ? Le choc que lui procura, au début de ces années-là, une brève visite au musée d’ethnographie du Trocadéro (ancêtre du musée Chirac) tient aussi à ce qu’on y présentait : un véritable tableau de chasse de la colonisation, avec des expositions de panoplies et autres « prises de guerre » qu’on ne saurait plus montrer si brutalement aujourd’hui.
En réalité, la qualification de cette « période nègre » et les débats qu’elle a alimentés ensuite furent surtout le fait de marchands d’art désireux de profiter à la fois de la curiosité suscitée par les toiles « révolutionnaires », voire « terroristes » (Apollinaire), d’un Picasso passé au « cubisme » et de l’intérêt naissant pour la brocante coloniale remplissant également leurs étagères. En décembre 1913, une galerie berlinoise accueillit une exposition, ensuite présentée dans d’autres villes, conçue par plusieurs marchands parisiens détenant l’une et l’autre sorte de ces « marchandises », principalement Joseph Brummer et Daniel-Henry Kahnweiler. Intitulée « Picasso-Negerplastik », elle juxtaposait toiles du premier et sculptures d’Afrique noire, alors un peu moins connues en Allemagne qu’en France, du fait des partages coloniaux8.
Dans les semaines suivantes, Brummer commissionna un jeune critique d’art qui avait contribué à cette exposition, Carl Einstein (1885-1940), pour rédiger la présentation d’un livre-catalogue illustré de 119 photos de ce qu’il avait de plus spectaculaire en magasin, venant principalement d’Afrique, et pour quelques pièces, des civilisations du Pacifique. Intitulé lui aussi Negerplastik, ne citant jamais Picasso tout en soutenant longuement la théorie que les sculpteurs traditionnels d’Afrique et d’Océanie avaient une conception « cubiste » de l’espace (« kubische Raumanschauung »), ce volume fut peu remarqué à l’époque9. Il ne fut lu, cité et commenté que des décennies plus tard, par des esthéticiens (surtout français) en panne d’arguments à propos des arts traditionnels africains – au point d’être encore largement invoqué dans le catalogue de cette exposition du musée Chirac-Branly.
Si estimable qu’ait été le parcours d’Einstein dans les deux dernières décennies de sa vie, son texte conventionnel n’est ni à la hauteur des arts « extra européens » qu’il prétend envisager, ni de celui de Picasso auquel il se réfère implicitement. Il fit sans doute obtenir à son auteur, une fois mobilisé, d’être versé dans l’administration militaire allemande venue gérer les possessions coloniales de la Belgique occupée, occasion pour lui de mieux étudier les arts africains richement représentés au musée de Tervuren. Ce n’est qu’une fois envoyé au front, dont il découvrit l’horreur en 1917, qu’il rompit avec ses options passées, rejetant même les rapprochements qu’il avait suggérés entre peinture moderne « cubiste » et arts africains10. À l’issue de la guerre, il se rallia à un anarchisme antimilitariste, puis antifasciste qui le conduisit à s’engager en 1936 dans la colonne Durruti, et à se donner la mort quatre ans plus tard, exactement pour les mêmes raisons que Walter Benjamin.
L’exposition berlinoise de 1913 fit tache d’huile, la galerie new-yorkaise 291 d’Alfred Stieglitz lui emboîtant aussitôt le pas avec une série de manifestations « expérimentales » sur le thème « Statuary in Wood by African Savages – The Root of Modern Art », juxtaposant objets africains et œuvres de Brancusi, Braque et Picasso, suivie bientôt par la Modern Gallery de Marius de Zayas, ancien cadre de la précédente, et par d’autres initiatives qui imposèrent ce type de présentation marchande – et ce « concept » de « décoration moderniste » – auprès de leur riche clientèle et du reste du public. Elles n’avaient cependant pas le même sens à Paris et sur la côte Est des États-Unis. Peu d’années après l’Exposition coloniale de 1931 dénoncée par les surréalistes dans un texte public que ne purent signer leurs « camarades étrangers » tels Picasso, Ernst, Miró ou Dalí, le jeune directeur du Museum of Modern Art (MoMA) Alfred Barr organisait successivement les expositions « African Negro Art » (1935) et « Picasso. Forty Years of his Art » (1939) en liant expressément ces deux manifestations dans le catalogue qu’il rédigea pour la deuxième, selon le « progressisme » passablement tortueux du New Deal acquis aux « human rights », mais avec un ségrégationnisme qui ne sera aboli par Roosevelt (pour la marine et l’armée seulement !) qu’aux approches de la guerre.
Dans l’intervalle avait paru un livre plus prudent d’un collaborateur du même MoMA, Robert Goldwater – par ailleurs époux de la grande artiste française Louise Bourgeois –, tâchant de cerner ce que la découverte des arts « extra européens » avait apporté à la peinture ou à la sculpture occidentales. Il y avançait plus de questions que de réponses, ouvrant la voie à des discussions et des querelles d’interprétation qui durent encore. Elles furent notamment relancées en 1984 par la présentation au MoMA de « “Primitivism” in 20th Century Art. Affinity of the Tribal and the Modern », accompagnée d’un catalogue monumental tendant à faire le tour de la question11. Aucun de ces débats ni de ces volumes nécessaires à la compréhension des enjeux réels de l’exposition n’est signalé aux visiteurs de « Picasso primitif », qui ne peuvent tabler là que sur leurs propres ressources.
« Là où dialoguent les cultures »
En 2006, une exposition au thème similaire, présentée successivement à Johannesburg et au Cap et saluée comme un « événement national » par le président Thabo Mbeki qui la patronnait aux côtés de Jacques Chirac, « Picasso and Africa », avait alimenté une vive polémique dans la presse sud-africaine et au-delà, après qu’un porte-parole du ministère de la culture eut accusé les organisateurs d’avoir cherché à minimiser la « dette » de l’artiste à l’égard des arts africains. Aurait-il été un tel « génie s’il n’avait pas volé et recyclé le travail des artistes africains anonymes »12 ? On peut observer, dans ce procès pour « vol de beauté », que Picasso n’a sans doute jamais eu connaissance des arts « premiers » d’Afrique du Sud (« reconnus » et mis en valeur seulement après la fin de l’apartheid), mais aussi que cette polémique, déjà en germe dans ce que Pissarro écrivait de Gauguin, n’a reçu qu’un écho marginal en France, malgré l’étendue de son histoire coloniale, spécialement en Afrique.
L’indifférence de la presse et du public à l’égard de tout ce qui se passe au loin n’est pas seule en cause. Pour ce qui concerne les « arts premiers » et leur présentation commerciale ou muséale, l’opinion de ce pays (ou plutôt ses « meneurs » et leurs relais médiatiques) avait été travaillée de longue date, en particulier par celui qui fut le principal inspirateur du musée Chirac-Branly, Jacques Kerchache (1942-2001). Marchand d’art n’hésitant pas à « missionner » des collecteurs pour rapporter par tous moyens des pièces d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, il fut brièvement emprisonné au Gabon pour exportation illégale d’objets prélevés sur des sites archéologiques. S’occupant également de commerce de tableaux, il se flattait d’avoir établi des liens avec Picasso qu’il aurait poursuivi dans la rue, dès ses 14 ans, pour lui serrer la main13.
En 1975, comme pour donner un peu de lustre à ses activités, il entreprit de promouvoir l’expression d’arts « premiers », empruntée à d’autres que n’animaient pas les mêmes intérêts marchands14. Le point d’orgue de sa campagne fut le manifeste qu’il publia dans Libération (15 mars 1990), « Pour que les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux », afin que les arts extra européens soient représentés au musée du Louvre, mais aussi, sotto voce, en vue de rendre ces objets, « chefs-d’œuvre » ou non, « libres » de circuler sur le marché mondial et « égaux » en valeur commerciale ou spéculative – au moment où de grandes banques commençaient à investir aussi bien dans les « arts premiers » que dans l’art moderne ou contemporain. Peu de mois après, Kerchache se liait avec J. Chirac, en villégiature comme lui à l’île Maurice, amateur des mêmes arts et peu regardant sur leurs conditions d’arrivée en Europe15.
Avec son appui, avant même d’être nommé, en 1996, à la « commission de préfiguration » du futur musée Chirac-Branly, Kerchache put organiser des expositions pour la Ville de Paris (« L’Art des sculpteurs Taino, chefs-d’œuvre des Grandes Antilles précolombiennes », Petit Palais, 1994) et même au centre Pompidou (« Picasso-Afrique, état d’esprit. Carte blanche à J. Kerchache », 1995). Cette dernière entreprise mérite d’être rappelée : alors que Kerchache avait circonvenu le musée Picasso, en 1984, pour venir « expertiser » les objets africains issus de sa succession, il choisissait une décennie plus tard de juxtaposer une douzaine d’œuvres du maître et « environ vingt-cinq sculptures africaines que Picasso n’a jamais pu voir, ni dans un musée, ni dans une collection, ni dans un livre, et dont il ignorait jusqu’au style », parce « qu’il peut exister, au-delà de toute référence, un état d’esprit semblable entre des artistes africains et un artiste comme Picasso » ! Tel est exactement, en plus grand et en plus snob, le principe adopté vingt-deux ans plus tard pour « Picasso primitif » au musée Chirac-Branly.
Environ deux cents « chefs d’œuvre » d’« arts premiers » issus principalement des collections du musée (une poignée de prêts particuliers) et une centaine de Picasso de date et d’importance disparates (un bon quart de travaux sur papier), les uns et les autres n’étant ni « libres » ni « égaux », notamment pour leur sélection et leur disposition issues à la fois de contraintes budgétaires et de l’habillage qu’a pu leur trouver Y. Le Fur au nom de ce qu’il nomme une « anthropologie de l’art ». Pour ne donner qu’un exemple de ses acrobaties pseudo savantes ne résistant ni à l’analyse ni au regard, le visiteur est « invité » à contempler ensemble la Grande nature morte au guéridon (1931) et une couverture chilkat des Tlingit (sud de l’Alaska) sous l’angle d’une « mise en abyme », introuvable de part et d’autre. On relève surtout que ces œuvres témoignent de « rapports à la nature » opposés voire incompatibles, selon qu’elle est envisagée comme vivante ou « morte », les Indiens de la côte Nord-Ouest décrivant ici leurs relations avec la faune environnante, clairement absente de la toile de Picasso que ce sujet ne semble avoir jamais retenu. Rapprochement pour rapprochement, il aurait été plus exact de rappeler que les Tlingit vendaient leurs tissages, comme le peintre ses toiles…
La devise choisie pour ce musée, « Là où dialoguent les cultures », qui a vite effacé sa précédente dénomination d’« arts premiers », ne fait que prolonger la technique de vente des marchands d’art d’il y a un siècle : « Achetez donc ce petit reliquaire kota, il fera très bien avec votre Picasso dans votre nouveau penthouse », ou inversement. Et d’ajouter : « N’ont-ils pas l’air de se regarder, de dialoguer ? ». Et si l’on rétorque que l’un a été procuré par une colonisation à laquelle l’auteur de l’autre n’était pas connu pour être favorable, la réponse est : « Votre remarque est très intéressante, ça ne donne que plus de valeur à leur confrontation », selon cette utilisation commerciale et idéologique du « récit », voire des connaissances et des argumentations, dont la récente analyse par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre montre aussi ce qu’elle recèle de collusions entre les institutions et le « secteur marchand »16.
Dans le cas du musée Chirac-Branly, le gain idéologique aura consisté à évacuer une ethnographie inséparable de l’histoire – coloniale en premier lieu – de l’Occident, au profit d’une prétendue perspective « postcoloniale », ne s’arrêtant qu’à la « valeur » esthétique (marchande aussi bien sûr) de « chefs-d’œuvre » réunis dans les mêmes salles ou les mêmes vitrines. De ce point de vue, à en croire le catalogue sous la plume d’Y. Le Fur, « on aurait tort d’“idéologiser” l’admiration de “l’art nègre” comme une réponse subversive au colonialisme » concernant Picasso, thèse soigneusement appuyée par le président du musée : « Non ethnographique, encore moins politique, c’est un rapport de présence que l’artiste entretient avec les œuvres d’Afrique et d’Océanie. » De musée « postcolonial », le voilà devenu « post-ethnographique », « post-historique », « post-politique »17, catégories particulières de ce qu’on nomme aujourd’hui la « post-vérité ».
La lecture des « essais » formant les textes du catalogue est plus qu’inutile, sauf à vouloir mesurer jusqu’où vont le snobisme et le « post-sérieux » de leurs auteurs. Au milieu de développements sur Carl Einstein et certains de ses commentateurs, Y. Le Fur (« Rien que de primitif ») s’échine à chercher des allusions à « l’art nègre » chez « Proust, dans l’archaïque air du temps », sans trouver mieux dans La Recherche que l’évocation du visage « primitif » de sa grand-mère mourante. Il aurait fait meilleure pêche dans les travaux antérieurement consacrés par Proust à John Ruskin, notamment ses mauvaises traductions (dues à sa mère mais signées de son nom) de La Bible d’Amiens (1904) ou de Sésame et les lys (1906), dont l’auteur du reste ne s’intéresse qu’aux aspects possiblement « sauvages » ou « primitifs » de l’art gothique18.
La même « proustomanie » s’observe, plus contenue, chez Gérard Wacjman (« Des dessous de la peinture ») qui s’attache aux ressorts inconscients ayant pu jouer dans l’œuvre de Picasso, au prix de beaucoup de références littéraires et d’hypothèses psychanalytiques supportées par fort peu d’informations factuelles, comme auraient pu en attendre celles et ceux qui prenaient contact pour la première fois avec le « primitivisme » de Picasso. Le comble de la désinvolture est atteint par la fiction de Stéphane Breton (« Le cul de Louise ») qui met en scène sur le ton de l’autobiographie, non Picasso, mais un de ses camarades de l’académie des beaux-arts de Barcelone « à qui il avait volé les secrets de son art » et auquel il devait par conséquent l’essentiel de son succès. On découvre à l’occasion que le maître voleur « s’était mis en tête » de ne peindre que « le cul de Louise, même quand il s’agit de bien autre chose, le gris des lointains par exemple, un homme d’Église assis sur un trône, une flûte à bec, un vase de nuit », conclusion à l’exacte hauteur de ce « post-catalogue » d’une « post-exposition ».
« La civilisation …est une »
Il est significatif que le catalogue de cette exposition dont le concepteur se défend d’avoir voulu procéder « à une juxtaposition supplémentaire d’hypothétiques preuves d’inspiration » en revienne cependant (pour rire, vraiment ? Y a-t-il trouvé matière, jusque dans le « vase de nuit » ?) à ces anciennes imputations de « vol de beauté », de pillage des « sauvages » et d’« appropriation » de leurs arts successivement lancées contre Gauguin, Picasso, puis les surréalistes. Puisqu’il était et demeure hors de question de les reconnaître comme « révolutionnaires » – et encore moins d’entrer dans leurs vues sur le colonialisme ou « le legs des civilisations sauvages » (formule de Breton) – , il fallait donc les mettre au nombre des « plagiaires » avérés ou supposés, avec les circonlocutions voulues s’agissant de ces « grands noms ». Du reste, le ressort de la modernité, en art comme ailleurs, ne serait-ce pas le pillage ou la contrefaçon, voyez les « majors » des secteurs pétroliers et miniers, voyez les « géants » de l’électronique, etc. ?
Reste que l’ébranlement procuré par la découverte des objets « extra européens » a eu des retentissements dépassant de très loin le modernisme superficiel d’un Apollinaire « las de ce monde ancien », « de vivre dans l’antiquité grecque et romaine », et désireux « d’aller dormir chez lui parmi ses fétiches d’Océanie et de Guinée » – ou celui des pseudo rythmes « nègres » battus façon « dada » au Cabaret Voltaire de Zurich pour protester contre la Grande Guerre, ses musiques et ses fracas. Ce séisme, ou plus exactement ce qui l’a provoqué, l’importation en Europe de maints « arts sauvages » documentés en même temps que détruits par la colonisation, n’a pas seulement rendu ridicules les canons esthétiques occidentaux, il a laissé entrevoir, tout comme le développement de l’œuvre de Picasso, la possibilité d’une refonte totale de « l’entendement humain » indispensable à l’« émancipation intégrale » de « l’homme aujourd’hui en peine de se survivre », ainsi qu’à la restauration de nombre de « ses pouvoirs perdus », selon les termes de Breton.
Dès 1925, soutenant d’emblée que « l’œil existe à l’état sauvage » et qu’il faut tirer le meilleur des témoignages qui l’attestent, vivants ou disparus, il écrivait dans Le Surréalisme et la peinture : « N’oublions pas que pour nous, à cette époque, c’est la réalité même qui est en jeu. Comment veut-on que nous nous contentions du trouble passager que nous procure telle ou telle œuvre d’art ? Il n’y a pas une œuvre d’art qui tienne devant notre primitivisme intégral en ce sens. » Et en même temps, sur Picasso : « L’Homme à la clarinette subsiste comme preuve tangible de ce que nous continuons à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent futur… »
On ne saurait rendre compte autrement du « primitivisme » de Picasso et de ses amis surréalistes : une « révolution du regard » qui déborde du champ limité de l’esthétique ou de « l’anthropologie de l’art » où ses adversaires ont constamment entrepris de l’enfermer, et qui engage celle de l’esprit, conditionnant tout processus de libération19. Il ne s’agit plus là du « primitivisme » d’un Gauguin, d’un Nolde ou d’un Max Peschtein cherchant à se ressourcer auprès de sociétés traditionnelles agonisant sous leurs yeux. Des guerres mondiales ont passé, la première inspirant à Valéry sa fameuse formule sur les « civilisations » se découvrant « mortelles », la deuxième conduisant Breton à formuler (dans Arcane 17) les enseignements à tirer d’une « globalisation » qu’il voyait se déployer dès 1945 : « Il ne pourra être question d’humanisme que du jour où l’histoire, réécrite après avoir été concertée entre tous les peuples et limitée à une seule version, consentira à prendre pour sujet tout l’homme, et à rendre compte en toute objectivité de ses faits et gestes passés sans égards spéciaux à la contrée que tel ou tel habite et à la langue qu’il parle », car « la civilisation, indépendamment des conflits d’intérêts non insolubles qui la minent, est une »… Unité à reformuler et à reformer au plus vite, y compris par le conflit20, balayant tous les faux-semblants de « dialogue » des cultures, au musée Chirac-Branly et ailleurs, à ce moment précis où c’est la totalité de « la réalité même qui est en jeu », le sort de la planète, et celui des êtres qui la peuplent.☐
Gilles Bounoure. Publié dans le numéro 34 de Contretemps.