Please, meet Andrey ! Notes sur la situation de l’industrie charbonnière britannique.

Le « megayacht » sobrement nommé « A » est probablement la carte de visite à la fois la plus imposante et la plus singulière que l’on puisse concevoir. « A » mesure 119 mètres de long et dispose d’une surface, sur plusieurs étages, de 2 230 mètres carrés. L’équipage compte trente-cinq personnes au moins[1] et le coût annuel de son entretien annuel s’élève à 20 millions de dollars, indiquait le Wall Street Journal en 2010. [2] Ce même journal nous apprend que la seule rampe de l’escalier en spirale de la tour centrale a coûté 60 000 dollars, et les robinets de la baignoire, 40 000 dollars pièce. Le « plein » revient à environ un demi-million de dollars. La fabrication de « A », terminée en 2008, dépassait les 300 millions de dollars. Certes, d’autres milliardaires possèdent leur propre yacht. Celui-ci conserve toutefois la particularité – outre sa taille, il est vrai, inhabituelle – d’avoir été conçu par Philippe Starck, un créateur et décorateur mondialement connu. Plus que son activité industrielle ou financière manifestement prospère, c’est « A », avec son design, qui semble faire la relative célébrité de son propriétaire.
Mais ces chiffres pourraient faire oublier l’essentiel : « A » est aussi une preuve d’amour. C’est par amour pour Aleksandra qu’Andrey Melnichenko, propriétaire de « A », a choisi d’appeler « A », « A ». Andrey et Aleksandra se sont rencontrés en 2003 dans le sud de la France où ils se sont mariés en 2005. Andrey consacra, rapporte-t-on couramment, trente millions de dollars à ces noces parmi les plus chères de l’histoire. Au titre de la fête et de la promotion des arts, Christina Aguilera et Whitney Houston vinrent y chanter. Jennifer Lopez, quant à elle, reçut 2 millions[3] de dollars pour se produire lorsque l’on célébra les trente ans d’Aleksandra.
Le nom d’Andrei Melnichenko n’est pas très connu. Arrivé à la quarantaine, Andrei faisait pourtant déjà partie des principaux oligarques russes. Début 2015, sa fortune, selon le classement du magazine Forbes, est estimée à 9,1 milliards de dollars[4]. Ce qui le place au 136e rang du classement des milliardaires, encore loin derrière Bill Gates (79,3 milliards de dollars), Carlos Slim (76,2 milliards de dollars), ou même Liliane Bettencourt qui, avec 40,4 milliards de dollars, est en neuvième position. Outre le « megayacht », il y a les attributs un peu prévisibles du milliardaire : la villa du Cap d’Antibes (la « Villa AltaÏr »), un appartement donnant sur Central Park (à 12 millions de dollars), un « BBJ » ou « Boeing Business Jet » 737 (malicieusement rebaptisé « MY BBJ »). Il y a aussi une grande demeure aristocratique anglaise (« Harewood Estate »[5]) à quelques dizaines de kilomètres au sud-est de Londres.
Les grandes fortunes en général aiment Londres et l’Angleterre. Au printemps 2014, l’ensemble de la presse britannique se faisait l’écho d’une étude montrant que la capitale britannique accueillait maintenant le plus grand nombre de super-riches, avec 72 résidents disposant d’une fortune de plus de 1,6 milliard de dollars, devant Moscou (48) et New York (43). Parmi elles, les milliardaires russes occupent une place particulière. La Grande-Bretagne accorde des visas « investisseur » de trois ans aux ressortissants étrangers acquéreurs d’obligations d’État pour un million de livres sterling (1,3 million d’euros) ou plus. S’ils sont toujours détenteurs de ces obligations au bout de deux années, ils ont alors le droit de faire des acquisitions immobilières pour une valeur de dix millions de livres sterling. « Plus que dans tout autre pays occidental, selon le même magazine, la richesse russe a imprégné les strates supérieures de la société en Grande-Bretagne. Les sommes d’argent que les oligarques post-soviétiques ont injecté dans “Londongrad” impliquent, selon divers critiques, que le gouvernement de David Cameron ne sévira jamais contre eux, quelle que soit la colère que leur inspirent les horreurs commises par la Russie ». [6] Mais parmi ces Russes nouvellement anglophiles, les liens qui unissent Andrey Melnichenko à l’Angleterre sont probablement plus étroits, plus profonds.
Après 1945, la Grande-Bretagne comptait encore 958 mines de charbon, employant environ 700 000 mineurs. Jusqu’aux années 1970, l’économie britannique reposait encore sur ses ressources houillères, mettant la classe ouvrière minière en capacité de mettre le pays à l’arrêt. Sachant que les plus grandes grèves du 20e siècle en Grande-Bretagne – en 1912, 1926, 1972, 1974, 1984-5 – furent toutes liées avant tout aux mineurs, on comprend aisément la centralité politique acquise par ce monde de la mine et son organisation syndicale après 1945, le National Union of Mine Workers (NUM).[7] On comprend du même fait l’ampleur de l’enjeu politique, pour les gouvernements conservateurs dès 1980, qu’il y avait à affaiblir matériellement, numériquement et symboliquement l’avant-garde radicale que constituait encore le NUM au début des années 1980. Infliger une défaite au NUM – réputé à l’origine de la défaite électorale des conservateurs en 1974 – revenait à envoyer un signal très fort à l’ensemble du mouvement ouvrier britannique. L’issue de la grève de 1984, bien au-delà des enjeux immédiats de préservation de l’emploi, devait décider de la forme historique même des rapports de forces sociaux et politiques en Grande-Bretagne. Au pays de la révolution industrielle, du « pouvoir syndical » (plus de 13 millions de syndiqués en 1980) et de ses puissants « closed shops », une telle rupture avait vocation à marquer un changement de période et un passage à ce que depuis on appelle couramment le capitalisme néolibéral. À ce titre, la grève de 1984, onze ans après l’arrivée au pouvoir de Pinochet et six ans après le début des « réformes et de l’ouverture » de la Chine de Deng Xiao Ping, revêt une signification de portée historico-mondiale.
Bien après mars 1985, il est un fait que les luttes, souvent d’ampleur, se poursuivirent dans tout le secteur charbonnier.[8] Si la baisse des effectifs fut réelle (de 190 000 mineurs avant la grève à un peu plus de 100 000 dans les années qui suivirent) les capacités de mobilisation et la combativité restèrent importantes jusqu’au coup de grâce du plan Heseltine[9] qui, en 1992, acheva l’industrie minière : 31 mines sur 50 furent fermées et 31 000 emplois supplémentaires perdus.
Il faut cependant insister sur ce qui disparaît après 1985. D’une manière générale, c’est l’ensemble de la question industrielle-manufacturière qui va être en partie éradiqué de l’horizon social et culturel. On peut évoquer cette disparition, minimalement, sous trois aspects. Il y a d’abord[10] le renversement qui s’est opéré sur le terrain des représentations ordinaires telles que négociées par la production idéologique médiatique de masse. En quelques années, on observe la raréfaction soudaine des correspondants de presse écrite spécialisés sur les questions industrielles et syndicales. Comme l’explique et le documente l’ancien journaliste de la BBC (radio), Nick Jones,[11] ces correspondants, en tant que tels, représentaient une élite journalistique au sommet d’une hiérarchie propre au monde de la presse écrite, à l’articulation des rapports étroits qui liaient, voire, unissaient, grandes directions syndicales et hauts responsables politiques. Depuis la fin des années 1960 au moins, la vie syndicale déterminait le rythme même de l’actualité politique en général. Les labour correspondents étaient, de fait, au cœur de cette actualité politique faite par le pouvoir syndical. La moyenne de 4 à 6 correspondants par journaux nationaux dans les années 1880 révélait la mesure de ce rapport de force social, politique et symbolique. Au cours des années 1980-1990, la figure du correspondant industriel spécialisé se raréfia et se brouilla dans le multithématisme imposé aux nouvelles recrues, et disparut : il en reste deux ou trois au total aujourd’hui. Le syndicalisme, en ce qu’il était lui-même constitutif de la question industrielle, n’est alors plus le centre de gravité de la vie politique, médiatique et sociale. Plus précisément, avec la fin de l’industrie charbonnière, c’est l’idée historique la plus archétypale de la classe ouvrière qui est atteinte, à savoir l’idée de la classe ouvrière en tant que cette classe forme en même temps une communauté, ou un ensemble de communautés vécues, géographiquement inscrites et reconnaissables, que l’on peut effectivement montrer sur une carte de géographie en disant : « la classe ouvrière, c’est ici, et ici et ici ; elle a un numéro de téléphone » (ce qui, au passage, est parfaitement illustré dans le film Pride) ; dont on peut écrire tout à la fois l’histoire sociale, économique et culturelle des modes de vie, de transmission familiale et mémorielle. Autrement dit, c’est la classe-communauté ouvrière vécue et communément imaginée à partir d’un certain type de collectif – de lieu et de forme de travail et de vie, singularisé par sa composition spécifiquement masculine, son caractère héroïque, voire sacrificiel (les dangers du travail de la mine) et sa géographie propre. Il vaut la peine d’ajouter que cette classe-communauté, particulièrement incarnée dans le secteur de la mine, est souvent apparue indistincte de l’idée même du socialisme et du communisme en Grande-Bretagne après 1918. Stuart Macintyre en a analysé des exemples marquants avec le village de Mardy dans la vallée de la Rhondda au Pays de Galles et les communautés ouvrières de la vallée de la Leven en Écosse[12] ; Mardy[13] ou les villages de la vallée de la Leven se voyaient couramment surnommés « petit Moscou » ou « petite Russie » et « se faisaient connaître pour leur culture politique anticonformiste [deviant] »[14]. Macintyre n’y voyait rien moins que la base sociale et politique même de l’introduction du marxisme en Grande-Bretagne dans l’entre-deux-guerres.
Reste la disparition physique la plus littérale. Les lieux emblématiques de la grève, Cortonwood et Orgreave, ont été éliminés. Cortonwood, près de la ville de Barnsley, est le nom d’une des nombreuses mines du Yorkshire. Mais en l’occurrence, « Cortonwood » est le nom du début de la grève. Le premier mars 1984, le National Coal Board (NCB, l’agence des charbonnages nationaux) annonça la fermeture de Cortonwood pour début avril. Peu de temps auparavant, cette mine avait fait l’objet d’investissements à hauteur de 1 million de livres sterling et sa main-d’œuvre avait reçu l’engagement de cinq années d’activité supplémentaire. C’est en référence à l’épisode de Cortonwood qu’apparut la perspective d’une grève nationale de solidarité. L’annonce le 6 mars par le NCB de la fermeture de vingt autres mines et de la perte de 20 000 emplois scella la suite des événements (en indiquant que le moment du conflit fut stratégiquement choisi par un pouvoir pleinement préparé à l’assumer). Orgreave, comme on le verra dans le présent dossier avec l’entretien de Barbara Jackson et la campagne pour la vérité et la justice pour Orgreave (OTJC), devint un autre des principaux lieux et noms de cette lutte. Orgreave était une cokerie sidérurgique du sud du Yorkshire. En juin 1984, le gouvernement déploya des forces de police militarisées d’une ampleur exceptionnelle contre le piquet de grève du NUM. S’ensuivit un affrontement au cours duquel les violences policières et les fabrications ultérieures, ainsi que la manipulation des images dans les bulletins d’information de l’époque, donnèrent la pleine mesure de l’involution policière du pouvoir londonien. Sans revenir plus en détails sur ces événements, on veut simplement signaler ici le fait que ces sites emblématiques, Cortonwood et Orgreave, ont été radicalement transformés au point d’oblitérer toute trace du conflit en particulier et du passé industriel qu’ils représentaient en général ; Cortonwood est depuis quelques années entièrement occupé par un centre commercial, assorti d’un Pizza Hut et d’un MacDonald. Avec la destruction de son site industriel historique, Orgreave est une sorte de non-lieu. La « bataille d’Orgreave » de juin 1984, épisode majeur de l’histoire sociale et industrielle britannique d’après-guerre est sans trace apparente. Ce terrain vide est devenu, depuis 2008, le site d’un parc industriel high-tech et d’un vaste développement immobilier pour particuliers.
Entre les écueils de la muséification du passé et l’ensevelissement sous des monuments du consumérisme, on voudrait croire que le sens historique puisse encore se frayer un chemin. Or, pour l’instant, l’effacement physique du passé récent du monde de la mine ne fait que prolonger le silence des manuels scolaires. En cela, il continue de produire cette « hantise » analysée ici par Geoff Bright et dont fait l’expérience une partie au moins de la jeune génération.
Il reste trois mines en Angleterre aujourd’hui, employant environ 1 800 mineurs. Deux, Thoresby et Kellingley,[15] devraient fermer en 2015, et la troisième, Hatfield, [16] ne connaît pas encore son avenir au-delà de 2016 (et le fait qu’elle se trouve dans la circonscription parlementaire du dirigeant de l’opposition travailliste et possible prochain Premier ministre, Ed Miliband, cristallise sur elle une actualité particulière). Voilà qui semble indiquer que la Grande-Bretagne a bel et bien tourné la page de la vieille économie industrielle pour s’installer dans cette ère du « nouveau » annoncée depuis 1994 par le « New labour » et le « new Britain » blairiste.[17] La destruction de l’ancien a vocation à faire place au nouveau, ou du moins, à le laisser anticiper. Mais quelles activités productives, quelles nouveautés économiques et socialement reproductrices ont remplacé les emplois perdus de l’économie minière et manufacturière ? Et aujourd’hui, pourrait-on ajouter, lorsqu’on évoque une reprise exemplaire de l’emploi en Grande-Bretagne, de quels emplois s’agit-il donc, lorsqu’entre 2008 et 2014, sur quarante emplois créés, un seul est à plein temps, le reste consistant en temps partiels imposés, faux auto-emplois et en contrats zéro-heure ? Où est la grande innovation historique lorsque le sous-emploi qui ne concernait « que » 2,3 millions de travailleurs fin 2007, en atteignait 3,2 millions fin 2014[18] ? L’économie nouvelle de la nouvelle Grande-Bretagne est une économie de bas salaires qui ne laisse guère entrevoir le renouveau modernisateur et prospère de la nation post-industrielle par excellence.
Mais, de manière intéressante pour nous ici, cette économie repose sur un mixe énergétique qui continue de faire une place considérable au vieux charbon. Au-delà des apparences d’une industrie charbonnière décimée, 40 % environ de l’électricité britannique provient de centrales à charbon (41 % encore en 2013, 25 % pour le gaz, 21 % pour le nucléaire et 6 % pour l’éolien).[19] En 2013, selon les statistiques gouvernementales britanniques du département de l’énergie et du changement climatique, le Royaume-Uni a consommé 60,7 millions de tonnes de charbon, dont 50,1 millions de tonnes dans des centrales électriques.[20] Cette même année, les importations de charbon étaient en augmentation de 10,1 % par rapport à l’année précédente, soit, 49,4 millions de tonnes, tandis que la production domestique était en baisse de 24 % par rapport à 2012 (soit, 12,8 millions de tonnes).[21]
La situation énergétique britannique – d’une page charbonnière pas du tout tournée, donc – est elle-même à l’image d’une conjoncture globale dans laquelle le charbon non seulement reste la principale ressource énergétique pour la production d’électricité (près de 40 % de l’électricité globale), mais dont les échanges ont en outre été en nette hausse au cours de la période récente. Les chiffres de l’agence internationale de l’énergie et d’Eurostat indiquent qu’en 2012 le volume global du commerce du charbon atteignait les 1,118 milliard de tonnes.[22] Mais, toujours selon la même agence, la demande devrait continuer de croître dans les cinq années à venir pour atteindre les 9 milliards de tonnes en 2019.[23] Le volume des importations vers l’Europe (168 millions de tonnes en 1990) dépassa la production européenne en 2001 et atteignit un niveau record en 2006 (251 millions de tonnes) avant de décliner jusqu’à 2010. La hausse des importations a cependant repris à partir de 2010 (231 millions de tonnes en 2012[24], l’Allemagne étant le premier pays importateur en Europe).
La Grande-Bretagne elle-même dispose encore dans son sous-sol de plusieurs centaines d’années de ressources. Les trois mines anglaises encore en opération ne sont pas un résidu patrimonial d’un glorieux passé industriel bon à laisser à un ministère de la mise sous verre. Elles sont une articulation fragile, et pourtant décisive, de la dynamique globale massive de l’économie charbonnière. Des choix stratégiques majeurs doivent encore déterminer si l’extraction doit prendre fin ou s’orienter vers les technologies du charbon propre. Les orientations européennes en matière environnementale, avec l’année charnière de 2016, confèrent une urgence particulière à cette actualité dans un contexte où les prix du charbon ont été soumis à de fortes fluctuations avec le tournant des États-Unis vers l’extraction de gaz de schiste. Au niveau domestique, comme on l’a vu, le probable futur Premier ministre travailliste est en situation de donner rapidement un signal politique important dans sa propre circonscription parlementaire. Autrement dit, Hatfield, Kellingley et Thoresby et leurs presque 2 000 emplois sont au croisement d’enjeux politiques nationaux et de questions environnementales et technologiques décisives alors qu'en outre l’année 2014 s’est avérée la plus chaude en Europe depuis le début du 20e siècle. Loin d’être une simple expression de loyauté militante à l’égard du passé récent d’une lutte de grande ampleur, les commémorations des trente ans de la fin de la grève ou la campagne en cours « vérité et justice pour Orgreave » sont autant d’occasions de soulever ces questions d’actualités politiques, environnementales et technologiques majeures, et par la même occasion de sortir, peut-être, de cette « hantise » d’une base charbonnière toujours présente mais devenue historiquement et géographiquement invisible. Se pose alors, et enfin, le problème de la souveraineté énergétique britannique en temps de confrontation diplomatique avec la Russie sur la question de l’Ukraine.
Résumons. En saccageant systématiquement l’industrie minière entre 1984 et 1992, les gouvernements conservateurs britanniques n’ont pas inauguré dans la douleur un nouvel âge, un nouveau « paradigme » productif qui se serait distingué par son dynamisme et son « immatérialité » post-industrielle. Ces confrontations ont prioritairement consisté à transformer la structure sociale et culturelle de rapports historiques de classes dans la société britannique d’après-guerre. On doit noter ici, ne serait-ce qu’en passant, qu’une telle entreprise ne fut possible que du fait que ces années furent aussi celles de la montée en puissance de l’extraction pétrolière britannique en Mer du Nord (extraction dont les revenus pourtant considérables sont longtemps restés couverts d’un grand silence).[25] Dans tous les cas, de nos jours encore, le charbon doit donc continuer de venir de quelque part. Les importations de charbon vers la Grande-Bretagne ont trois origines principales : la Colombie, les États-Unis, et bien plus encore la Russie. En 2013, un peu plus de 12 millions de tonnes étaient en provenance des États-Unis, 11,5 millions de Colombie et 20,25 millions de Russie. Au premier semestre 2014, ces trois pays représentaient toujours 97 % des importations britanniques (23 % pour la Colombie et les États-Unis, 51 % pour la Russie), mais tandis que l’on observait un repli pour les deux premiers par rapport au premier trimestre de l’année précédente (-21 % et -26 % respectivement), le volume d’importation venue de Russie progressait de 21 %.[26]
En externalisant sa production à coups d’État policier, la Grande-Bretagne a renoncé à une grande part de sa souveraineté énergétique en se créant une dépendance vis-à-vis de la Russie. La plus grande entreprise charbonnière russe est la Siberian Coal Energy Company (SUEK). La SUEK vend son charbon à une trentaine de pays. À l’image de la croissance des échanges globaux abordée précédemment, les volumes de vente de la SUEK sont passés de 31,8 millions de tonnes en 2011 à 42,4 millions de tonnes en 2013 et devraient avoir atteint les 44,5 millions de tonnes en 2014.[27]
Andrey Melnichenko est président du conseil d’administration de la SUEK. Les actions de la SUEK sont détenues par l’entreprise SUEK plc, domiciliée à Chypre en 2011 et dirigée par Andrey Melnichenko qui en est « le principal et ultime bénéficiaire ».[28] Une partie de sa fortune au moins est le produit collatéral de l’anéantissement de l’industrie charbonnière britannique et de l’externalisation hors du territoire national des activités d’extraction. En cela, il est un lointain héritier de l’abandon forcé des ressources minières et de la dilapidation irrationnelle du produit des ressources pétrolières de la Grande-Bretagne par M. Thatcher et sa suite. Mais bien entendu, il serait excessif de considérer que « A » a été payé par les seuls dividendes de la brutalisation, de la privation, de la misère, de l’humiliation et du déni infligés à des centaines de communautés qui avaient fait la vie de l’industrie charbonnière depuis de nombreuses générations.[29] Andrey Melnichenko tire aussi sa richesse des profits dégagés par la banque MDM qu’il a fondée en 1990 et dont il a vendu ses parts en 2007. Il est aussi à l’origine de l’entreprise de canalisations métalliques TMK. Outre la SUEK, il est aussi propriétaire de l’entreprise agrochimique Eurochem, productrice de fertilisants. La Grande-Bretagne est une lointaine contrée de cet empire industriel.
Ce que l’on appelle « néolibéralisme » est souvent imaginé, sur le mode sombre, comme une sorte de possession anthropologique, une reconfiguration générale du sujet dans ses affects, entrepreneur de lui-même et artisan de ses propres évaluations concurrentielles. L’étrangeté apparente de cette nouvelle norme tient au fait qu’on ne perçoit souvent plus bien comment elle est advenue, comment elle a « pris ». Peut-être que la compréhension de ce phénomène est un peu brouillée vue de France où le moment de conquête politique du néolibéralisme a correspondu à une époque où la gauche était au pouvoir ; non par des admirateurs déclarés de Pinochet, Botha, voire de Suharto lui-même, comme pouvait l’être M. Thatcher. Dans tous les cas, il se peut qu’un certain nombre d’analyses se rendent coupables d’une sous-estimation fatale de la violence inaugurale du néolibéralisme, indispensable à sa mutation en raison d’État dans la langue de la phobie de l’État. De telles sous-estimations quant au rôle inaugural de la violence – si cette suggestion a une validité – figurent elles-mêmes pour une part les divers modes d’effacement que l’on a évoqués ici pour le cas de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait aussi parler des réconciliations nationales forcées dans un pays comme le Chili, pour prendre cet exemple qui vaut évidemment bien plus qu’un simple exemple. Il paraît en tous cas difficile de ne pas voir dans l’apparition, ces dernières années, d’un ensemble de préoccupations théoriques autour de la violence un correctif de fait à la trame des discours critiques du néolibéralisme pris au piège des slogans mêmes du néolibéralisme. Andrei, quant à lui, et à sa manière certes singulière, paraît n’avoir rien oublié de ce qu’il doit à cette histoire pourtant rendue silencieuse dans les bassins et villages houillers du Yorkshire, de Durham, du Pays de Galles, d’Écosse, du Kent, ou ailleurs encore ; la grande suite qu’il occupe avec Aleksandra (et Vala, le petit chien qui l’accompagne dans tous leurs voyages) au sommet de « A », est abritée d’une enveloppe de verre de 44 millimètres conçue pour résister aux explosions.
Et oublier, comment le pourrait-il, d’ailleurs ? Le 8 mars 1984 fut le jour où le comité exécutif national du NUM déclara officielles les grèves qui venaient de commencer en Écosse et dans le Yorkshire contre les fermetures. Cette annonce était assortie de la recommandation selon laquelle « les autres secteurs devraient inciter leurs adhérents à engager des actions similaires à celles déjà en cours en Écosse et dans le Yorkshire, et toute action de cette nature recevra un soutien au niveau national ».[30] Le 8 mars 1984 fut donc le jour du lancement de la grève nationale qui dura jusqu’au 3 mars de l’année suivante. C’est ce même jour que l’on dut fêter le douzième anniversaire du futur propriétaire et « ultime bénéficiaire » de la SUEK, né un 8 mars (1972).
Thierry Labica. Publié dans Contretemps n°25.
[1] http://www.harpersbazaar.com/celebrity/latest/news/a844/aleksandra-melnichenko-interview-1111/
[2] http://www.wsj.com/articles/SB10001424052702303695604575181911796253780
[3] Ou peut-être un seul : http://www.bornrich.com/andrey-melnichenko.html
[4] http://www.forbes.com/profile/andrey-melnichenko/ ; divers sites rapportent cependant que la fortune d’Andrey Melnichenko aurait pu se monter à 14,4 milliards de dollars, qui l’aurait alors classé, quelques années plus tôt, au 56e rang mondial, toujours selon Forbes. On s’en tient donc ici au montant indiqué par Forbes, qui pourrait donc être l’estimation basse.
[5] 40 millions de dollars. La propriété nécessiterait l’emploi de 14 jardiniers, 4 gardiens, 2 gestionnaires et 3 agents de sécurité. http://www.bornrich.com/andrey-melnichenko.html
[6] http://www.economist.com/news/briefing/21599408-london-has-more-lose-most-when-it-comes-scaring-oligarchs-honey-trapped
[7] le NUM qui prolongeait et renouvelait le Miners Federation of Great Britain, fondé en 1888.
[8] L’un des nombreux apports importants du livre de David John Douglass, Ghost Dancers : The Miners Last Generation (ChristieBooks, 2010) touche précisément à la reconstruction de ces années occultées, montrant que mars 1985 n’était pas encore la fin de cette histoire.
[9] Michael Heseltine, principale figure du gouvernement Major à partir de 1990 (ministre du commerce et de l’industrie) et ancien ministre de l’environnement puis de la défense sous M. Thatcher (qu’il contribua à chasser en 1990).
[10 Et bien avant de regarder ce qui se passe sur l’horizon conceptuel des sciences sociales et de ce qu’il y advient des concepts de classe ou de mode de production, par exemple, au tournant des années 1990. Il n’en sera pas question ici – et pas seulement pour cause de manque de place ; le tournant postmoderne/postmarxiste a été discuté peut-être au-delà du nécessaire et dans tous les cas, ce moment intellectuel gagne beaucoup à être indexé sur la mécanique de « l’oubli » évoquée ici.
[11] The Lost Tribe of Fleet Street: Whatever Happened to Fleet Street’s Industrial Correspondents? Nicholas Jones ed., 2011 (auto-publication réalisée pour une réunion d’ex-correspondants industriels).
[12] Stuart Macintyre, A Proletarian Science : Marxism in Britain, 1917-1933, Londres, Lawrence and Wishart, 1986 [1980], p.39-46.
[13] Cf. le documentaire de la BBC « Mardy, the Last Pit in the Rhondda » (1984): https://www.youtube.com/watch?v=GBvmDCVA4MQ
[14] Macintyre, p.39.
[15] Thoresby dans le Nottinghamshire et Kellingley dans le Yorkshire nord, l’une et l’autre propriété de l’entreprise privée UK Coal.
[16] Dans le Yorkshire sud, détenue par les employés.
[17] http://www.britishpoliticalspeech.org/speech-archive.htm?speech=201
[18] Labour Research, Vol. 104, n°2, février 2015, p.5
[19] http://www.worldcoal.com/power/21012014/Coal_dominates_UK_power_generation_430/
[20] Quinze, dont quatre doivent cesser leur activité à la fin 2015. http://www.energy-uk.org.uk/energy-industry/coal-generation.html
[21] “Solid fuels and derived gases : chapter 2, Digest of United Kingdom energy statistics (DUKES”; “Supply and consumption of coal (DUKES 2.4)”: https://www.gov.uk/government/statistics/solid-fuels-and-derived-gases-chapter-2-digest-of-united-kingdom-energy-statistics-dukes
[22] Selon le rapport de l’association européenne pour le charbon et le lignite, le volume de production global se situe entre les 7,1 et 7,2 milliards de tonnes en 2013. Cf. « Euracoal Market Report 1/2014 » : http://www.euracoal.be/pages/medien.php?idpage=1569
[23] http://www.iea.org/newsroomandevents/pressreleases/2014/december/global-coal-demand-to-reach-9-billion-tonnes-per-year-by-2019.html décembre 2014.
[24] « Energy trends : December 2014, special feature article – global coal trade”, Dept of energy and climate change, 18 dec. 2014: https://www.gov.uk/government/statistics/energy-trends-december-2014-special-feature-article-global-coal-trade
[25] L’année 1984 fut une année d’extraction pétrolière record, ajoutant 12 milliards de livres sterling au revenu du gouvernement britannique de l’époque, qui entre autres l’employa à financer l’immense coût social de ses destructions industrielles et les baisses d’impôts. La comparaison maintenant faite entre les usages faits de cette ressource par la Grande-Bretagne et la Norvège met un peu plus en lumière que n’était nécessaire ce vandalisme étatique et étatiste de grande envergure que fut le thatchérisme.
[26] Energy Trends, juin 2014, Dpt of Energy and Climate Change, A National Statistics Publication, p.13
https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/326368/ET_June_2014.pdf
[27] http://www.suekag.com/about/company/
[28] “Notes to the consolidated financial statement for the year ended 31 December 2013” http://ar2013en.suek.ru/uploads/notes/1.pdf
[29] Et incidemment, faisant encore la preuve de son potentiel de rentabilité au début des années 1990, comme le rappelle David Douglass dans Ghost Dancers, p.252.
[30] NUM NEC, 8 mars 1984, cité dans David Howell, The Politics of the NUM : A Lancashire View, Manchester University Press, 1989, p.101