Quand le syndicalisme s’intéresse aux alternatives politiques

Retour sur les expériences du Front populaire et de Mai 68

L’objet de cet article est d’opérer un retour sur la question des rapports entre le mouvement syndical et les forces politiques de gauche, en particulier dans les moments où celles-ci sont candidates au pouvoir. Nous allons étudier les débats du « moment » Front populaire, entre 1934 et 1936, et ceux du « moment » Union de la gauche, avant 1968 et après.

Le but est d’entrer au cœur des discussions au moment où les décisions opérationnelles sont en train d’être prises, parmi les acteurs syndicaux, associatifs, et forces politiques.

Une devinette

Il est habituel aujourd’hui de dire que nous voulons en finir avec la « hiérarchie » des organisations telle qu’elle se serait imposée depuis la fin du 19e siècle (hégémonie de la social-démocratie) et radicalisée au 20e (bolchévisme). Cette vision est sans doute vraie dans ses grandes lignes. La séquence dominée par la Révolution russe affiche la prééminence jusqu’à la caricature du rôle « dirigeant » du parti. Mais la Révolution ayant été victorieuse, elle allait donner dans les débats postérieurs, au cours des années 1930 et 1940, une forte légitimité aux forces sociales, associatives, intellectuelles, partisanes, qui s’en réclamaient. Autour de 1968, le contexte n’était plus le même.

Pour autant, si l’on examine précisément comment les constructions sociales et politiques s’agencent dans la vie réelle, on découvre qu’il faut se garder de trop grandes simplifications quant aux rôles respectifs des forces en mouvement. La séquence Front populaire est à bien des égards un moment où tout semble se combiner de manière heureuse pour produire un élan mobilisateur. Ce qui ne veut pas dire que chacune des organisations entre dan une des cases préétablies.

Pour se préserver des clichés, commençons par deux devinettes. Quel syndicaliste se prononce il y a 40 ans sur la nécessité de défendre « la liaison et l’articulation entre luttes anticapitalistes et un projet socialiste, une cohérence entre le contenu de la politique et son débouché, mais aussi [sur le] respect du pluralisme dans l’égalité et la complémentarité (souligné par nous) entre les diverses organisations du mouvement ouvrier » ? Et quelle organisation a écrit : « La fonction spécifique des syndicats est d’exprimer à tous moments les besoins et les aspirations fondamentales des travailleurs et d’organiser l’action […]. La fonction spécifique des partis est de conquérir et d’exercer le pouvoir politique. Ces deux fonctions ne peuvent être confondues. [Mais] l’une n’est pas supérieure à l’autre (souligné par nous) […]. La distinction des fonctions entre partis et syndicats suppose donc la reconnaissance d’une égalité fondamentale entre les deux formes principales d’organisation du mouvement ouvrier ». N’est-on pas frappé par l’actualité de ces préoccupations ? N’est-ce pas le genre de textes que nous aimerions lire dans les positions syndicales d’aujourd’hui, pour combattre le libéralisme, la dépolitisation, et visant à combiner l’apport syndical et politique dans une démarche « complémentaire » ? Reste que cette question reste de l’ordre du tabou lorsqu’on s’en tient aux responsables nationaux de premier plan, même si des débats contradictoires se font jour.

Or, le paradoxe est que ces textes viennent, pour le premier d’Edmond Maire (Demain l’autogestion, Seghers, 1976), et pour le second d’un document CFDT consacré aux relations parti-syndicat en 1975 (Syndicalisme et politique, René Mouriaux, Les Éditions ouvrières, 1985), cela après la très malheureuse opération politique des « Assises du socialisme » d’octobre 1974, à laquelle E. Maire avait largement apporté son concours, et sur laquelle nous allons revenir. La devinette permet donc d’insister d’emblée sur la nécessaire contextualisation des débats sur ces questions et sur l’étrange écho, qui peut se révéler étonnant, entre des positions de diverses époques lorsqu’on les fait résonner entre elles.

La dynamique du Front populaire

C’est donc avec ce souci de contextualisation qu’il convient de lire la portée du Front populaire, dont l’imaginaire reste fort aujourd’hui encore.

On ne reviendra pas ici sur les enchaînements événementiels supposés connus. La période se structure sur plusieurs années, du 6 février 1934 (manifestation des ligues factieuses contre le Parlement) et la grande grève générale de juin 1936, qui suivit la victoire électorale de la gauche (en mai), jusqu’au retournement de situation en 1938 lorsque les forces de la réaction reprennent totalement le dessus. De 1934 à 1936 notamment, une relecture attentive donne l’impression d’un enchevêtrement d’actes et de débats qui font synergie, associant un grand nombre d’acteurs, de forces de natures très diverses, et au départ pas du tout en accord sur une stratégie commune. De manière empirique, ces forces ont bâti en cheminant une sorte de front social et politique, adéquat à une situation où quantité de paramètres évolutifs s’emboîtent.

Ces éléments forment les pièces d’un puzzle qui d’un coup forme un tableau saisissant, d’abord par une victoire électorale, et ensuite la grève générale qui se propage du fait de provocations patronales grossières au lendemain des élections.

Concentrons-nous sur un aspect de ce tableau : la couleur, le programme du Front populaire. Il fut mis au point à la suite de l’énorme rassemblement du 14 juillet 1935 (plusieurs centaines de milliers de personnes à Paris), et des premiers succès électoraux à gauche aux municipales du printemps. Certes, il y avait eu auparavant un Pacte politique d’unité d’action SFIO-SFIC (PS-PC) signé en juillet 1934, étape nécessaire, mais finalement peu décisive quant au contenu du projet. En 1934-1935, les forces syndicales ont joué un rôle d’initiative, suite aux mobilisations populaires qui exprimaient une demande politique. De plus, le Comité de vigilance antifasciste (CVIA) et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) ont joué un rôle de médiateur.

Le Comité d’organisation du Rassemblement du 14 juillet 1935 se maintient donc, et le débat commence sur le programme, qui deviendra ensuite celui dit du « Front populaire » selon la terminologie popularisée par Maurice Thorez. Essayons d’en dégager les traits les plus saillants.

Premier élément : on l’a dit, le Rassemblement unitaire est issu d’une poussée sociale massive, jusqu’au déferlement du 14 juillet 1935.

Deuxième élément : la forme. Ce n’est pas un cartel de partis. Au départ, il y a dix organisations (quatre partis, deux confédérations syndicales, des associations). À la fin, une centaine ! De toutes natures : sportives, philosophiques, laïques, comités de chômeurs, rassemblement mondial des femmes, paysans travailleurs, coopératives, organisations de jeunesses, etc.

Troisième élément : la méthode. On travaille au consensus. LDH et CVIA jouent un rôle d’animation et d’écriture. Un « règlement de travail » est établi. Des comités locaux peuvent essaimer dans les régions. Les adhésions individuelles ne sont pas reconnues. Il vaut la peine de lire les précautions prises : « Le Comité national entend que chaque parti, chaque organisation… puisse se joindre à l’action commune, sans rien abdiquer de sa doctrine, de ses principes et de ses fins particulières […]. Les partis et les organisations ont collaboré amicalement, dans un esprit de conciliation et de synthèse ». Le règlement intérieur précise que « le Rassemblement populaire n’est ni un parti, ni un super-parti. Il est un centre de liaison entre les organisations et les groupements ».

Quatrième élément : le rapport au pouvoir. « Le rassemblement populaire n’est pas une organisation électorale » (extrait du règlement). Aucun candidat futur à une élection ne peut donc s’en prévaloir comme d’un label.

Cinquième élément : le contenu. La CGT confédérée défend son projet d’un « plan » global élaboré en 1934, sous l’inspiration du socialiste belge Henri de Man. Il comporte des réformes de structures, un projet de nationalisations : banques, assurances, mines, énergie, chemins de fer, industries-clefs ; une économie de plein-emploi et des grands travaux. Le but est d’avoir un cadre contraignant pour assurer une cohérence et pas seulement un « catalogue de revendications immédiates ».

Il serait nécessaire d’étudier la portée du planisme CGT qui porte deux options : une logique de réformes assimilables, ou une logique plus anti-capitaliste. Au congrès confédéral CGT de l’automne 1935 (centré sur la réunification avec la CGTU) certains se prononcent pour une participation de la CGT à un gouvernement sur la base du « plan », d’autres y sont totalement opposés (La CGT du Front populaire à Vichy, Morgan Poggioli, Institut CGT d’histoire sociale, 2007). On sait par ailleurs que Léon Trotsky (il séjournait alors en France) s’est intéressé à cette logique planiste en conseillant à des militants syndicaux de s’en emparer. Il pensait que comme en Belgique, les ouvriers prendraient « le plan tout à fait au sérieux » (L. Trotsky, « Où va la France ? », Écrits, Éditions de Minuit).

Mais ce n’est pas la logique du « plan » CGT qui fut retenue. Léon Blum (dirigeant SFIO et futur Président du conseil) critiquait ce plan au nom d’un certain maximalisme. Et le PCF y était totalement opposé, ainsi que la CGTU. Ce refus pouvait évidemment se justifier par le caractère timoré du plan CGT, mais ce n’est pas cela qui primait. On estimait qu’il ne fallait pas « semer des illusions » alors qu’on est dans un cadre capitaliste. En réalité, les radicaux non plus n’en voulaient pas. Et le PCF accompagnait cela en exigeant d’abord des mesures d’urgence comme garantie.

Ce débat confus aboutit donc à un compromis. D’abord il est indiqué que le contenu revendicatif est déjà le résultat « élaboré par les organisations syndicales » elles-mêmes. Qu’en conséquence il se limite à des « revendications urgentes », « restreintes », dont la satisfaction apporterait une « première modification au système ». Il resterait ensuite à « compléter par des mesures plus profondes ».

Des « commissions » furent mises en place. Le texte global est effectivement limité sur le plan social et économique : réduction de la semaine de travail sans chiffrage de durée ; pas d’évocation des congés payés ; fonds national de chômage et de retraites ; grands travaux ; nationalisation uniquement des industries de guerre ; droit syndical pour tous (pas d’allusion aux conventions collectives). Mais comme le dit à ce moment Victor Basch (LDH) : « Pour la première fois depuis que la République existe, tous les partis et groupements de gauche se sont entendus sur un nombre précis et déterminé de revendications » (Lefranc, 1985). Ce qui en effet n’est pas une mince affaire.

Le problème est qu’après juin 1936 une fois la vague gréviste passée, celle-ci ayant radicalisé le programme, précisé les 40 heures, obtenu les congés payés, les conventions collectives généralisées, les délégués du personnel, des augmentations importantes de salaire, et plus globalement la reconnaissance nationale du poids politique de la classe ouvrière, le gouvernement Blum n’avait plus rien à proposer (il finit par démissionner en 1937). Une coalition de forces politiques peut élaborer, avec le mouvement syndical et associatif, un ensemble d’exigences. Mais pour gouverner, on ne peut en rester là, sauf à laisser le patronat et la réaction retourner la situation. C’est ce qui s’est produit très vite. On connaît les suites tragiques après 1938.

Nous reviendrons en conclusion sur ces questions qui méritent d’être clarifiées.

Les syndicats et les gauches autour de 1968

Le contexte pré et post 1968, malgré certaines analogies, est différent de celui du Front populaire.

La classe ouvrière a connu un renouvellement important dans les années d’expansion d’après-guerre : nouvelles industries et usines, rajeunissement. Syndicalement, la CFDT émerge en 1964 de la radicalisation du mouvement ouvrier chrétien, et se voit traversée par des débats stratégiques nouveaux à la faveur de la poussée à gauche des législatives de 1967, et du Pacte d’unité d’action CGT-CFDT acté en 1966.

Mais 1968 rebat évidemment toutes les cartes. Mais l’énorme grève générale ne produit pas de « solution politique » immédiate à gauche, bien au contraire, avec la chambre bleue horizon de juin 1968, ou la présidentielle de 1969 (élection de Pompidou). Nous allons analyser le cheminement qui aboutit à l’opération « Assises du socialisme » en 1974, où se mêlent des forces syndicales (dirigeants CFDT) et associatives, aux côtés d’une opération de rénovation du PS menée par Mitterrand, et cautionnée par Michel Rocard, qui brise le PSU dans cette affaire. Et également des débats de la CGT, laquelle n’est pas tout entière alignée au garde-à-vous derrière l’Union de la gauche.

La signature du Programme commun en 1972 et la construction de l’Union de la gauche PCF-PS-MRG comble le vide politique post-1968. La candidature Mitterrand de 1974 suscite un enthousiasme unitaire : la vie politique est en train de fortement bouger. Remontent à la surface les aspirations multiples nées de 1968. C’est dans ce contexte qu’émerge dans la CFDT un débat sur la nécessité d’articuler le radicalisme social et le projet politique (on dirait aujourd’hui « dépasser la coupure du social et du politique »). Ce débat avait commencé avant 1968, mais il prend une dimension nouvelle.

Par ailleurs, après la lutte emblématique des Lip en 1973, puis la grève générale des banques et des postiers en 1974, la situation générale reste tendue à l’extrême. Mai 68 a ravivé tous les débats sur l’actualité du socialisme : l’autogestion (contre le système bureaucratique de l’Est), les conseils ouvriers, le contrôle ouvrier etc. La secousse a libéré des forces nouvelles et des mouvements sociaux inédits. Bref, malgré la victoire de Giscard à la présidentielle de 1974, la question du pouvoir politique reste posée…

On peut reprendre les thèmes explorés en 1934-1936 sur l’union en construction :

Premièrement, l’impulsion. C’est la grève générale qui a allumé la mèche des débats, alors qu’en 1936 la grève a succédé aux controverses. Les débats brassent tout le corps militant du sol au plafond, dans toutes les organisations.

Deuxièmement, l’union ou la nostalgie d’une forme éprouvée. Avant 1968, la CGT poussait à un programme commun de la gauche, et se disait disposée à prendre des initiatives. Elle employait même le terme de « nouveau Front populaire ». Lors de la bataille contre les ordonnances de la Sécurité sociale en 1967, notamment la journée interprofessionnelle du 13 décembre, la CGT souhaitait une sorte de co-organisation syndicats-partis. « Le 7 décembre 1967, la CGT publie un mémorandum résumant sa position à l’égard d’une éventuelle collaboration entre syndicats et partis de gauche, pour l’immédiat et aussi dans la perspective d’une alternative » (André Narritsens, Institut d’histoire sociale de la CGT, La CGT de 1966 à 1984, L’empreinte de 1968). Mais la CFDT refuse. En juin 1968 encore, en pleine crise politique, la CGT tente de jouer la jonction entre forces de gauche (PCF, FGDS) pour un « gouvernement populaire ». Elle rencontre Mitterrand en vue de populariser un gouvernement assis sur les revendications du mouvement gréviste. Mais là aussi la CFDT refuse. Pourquoi ?

La CFDT est traversée avant 1968 par un débat où deux orientations se déploient, qui préfigurent le clash que produiront les « Assises du socialisme » de 1974. Pierre Cours-Salies (La CFDT, un passé porteur d’avenir) résume : « D’un côté, défendant une ‘stratégie commune’ au syndicat et à la gauche non communiste, autour d’un projet de ‘contre-plan’, on trouve Marcel Gonin, Edmond Maire… De l’autre, en défense d’une ‘stratégie autonome’, Albert Détraz, Gilbert Declercq, Jacques Julliard… ». « Stratégie commune » veut bien dire définir entre syndicats et partis des éléments « communs » de programme, un contrat et même une hiérarchisation des revendications (« mises en sourdine »). Un projet compatible avec la société que l’on cherche à moderniser. Cela implique « le renforcement et l’unité de la gauche non communiste » (Tribune socialiste, organe du PSU, 1966). C’est très clair : on n’évite pas le politique, mais un « politique » où le poids du PCF doit être rééquilibré.

À l’opposé, la stratégie dite « autonome » mise avant tout sur l’action indépendante du syndicalisme, « l’action directe ». Certes, le problème gouvernemental se posera, « mais l’action parlementaire ne fait que traduire en termes législatifs le rapport des forces social » (Union départementale du Maine et Loire CFDT). Ces deux points de vue antagonistes vont s’entrechoquer en mai 1968 et après.

Troisièmement : grève générale, mais cartel hiérarchisé. L’Union de la gauche est un cartel de partis (PCF, PS, MRG). Les syndicats en sont absents, contrairement à 1935. Paradoxalement, le mouvement social de 1968 n’a pas produit de capacités d’initiatives de celui-ci pour engager un débat en direction des partis. Une fois la signature du Programme commun concrétisée et l’Union de la gauche lancée, quelle place reste aux acteurs sociaux ?

Quatrièmement : la « stratégie commune » se fait instrumentaliser aux « Assises du socialisme ». La direction CFDT se distancie dans un premier temps du Programme commun, traversée qu’elle est par le souffle de mai 68. Les partisans, tel E. Maire, de la « stratégie commune » avec la gauche non communiste sont contraints à une confrontation entre deux formes « non hiérarchisées » : la forme syndicale/sociale, et la forme partisane (cf. les citations-devinettes du début de cet article). La CFDT et le PSU de Rocard tentent, face au Nouveau PS, de construire des projets co-organisés sous le label autogestionnaire, ou de l’appellation « Union des forces populaires ».

Mais Mitterrand refuse. Il oblige à se rallier à une initiative non pas « externe » au PS, mais « interne » à celui-ci, car il ne veut surtout pas lâcher la proie pour l’ombre et inquiéter un PCF déjà désarçonné par la progression électorale du PS. Le courant Maire plie, et neuf membres du BN de la CFDT, ainsi que des responsables fédéraux et régionaux, lancent en juin 1974 l’appel aux Assises « pour participer au développement d’une grande force socialiste ». E. Maire a cependant été contraint de ne pas engager l’organisation en tant que telle, contrairement à ce qu’il prévoyait. Car, ne se faisant pas d’illusion à propos du Parti socialiste, son but était d’y entrer « en bloc ».

L’opération des Assises elle-même, en octobre 1974, a été un théâtre de dupes, une fausse cérémonie commune à la Mutualité (PS, militants CFDT, Rocard) sous la férule d’un Mitterrand au discours plus autogestionnaire que quiconque. L’effet fut limité et les déceptions rapides. Une occasion avait été gâchée de produire, après mai 68, une production politique originale. Était-elle possible ? Il semblait surtout à beaucoup que le « pouvoir était à portée de main », donc entre les mains de Mitterrand, et qu’il fallait aller vite. D’un autre côté, la CGT avait son propre débat (voir plus loin), mais inconnu du public.

Cinquièmement : limites de la tradition syndicaliste révolutionnaire, quand le syndicat devient « le » politique. La stratégie dite « autonome » opposée au projet Maire se radicalise après 1968. Elle défend la nécessité de conforter l’unité d’action avec la CGT contre des opérations douteuses avec le PS. Mais cet autre courant tend à magnifier l’auto-développement du pouvoir populaire par les luttes, sans médiation avec les forces politiques. Exemple : la fédération services-livres CFDT en 1975 : « Le problème est moins d’offrir un débouché politique aux luttes sociales que de tout faire pour que les travailleurs découvrent collectivement ce débouché qui est la prise du pouvoir par eux-mêmes en tant que classe… » (Cours-Salies, 1988).

Mais quelle solution réelle pour que les travailleurs prennent le pouvoir « par eux-mêmes » ? Pierre Héritier, responsable CFDT Rhône-Alpes, décrit ce vide : « La tentation sera grande de dire ‘laissons la gauche s’installer, on verra plus tard’. Seulement, plus tard, cela risque d’être trop tard ». Voilà pourquoi certains, parmi ces syndicalistes, comme dans la gauche révolutionnaire (Ligue communiste), ont envisagé l’hypothèse d’une candidature de Charles Piaget (Lip) à la présidentielle de 1974, ce qu’E. Maire a combattu. Mais était-ce la solution ?

L’historienne Danièle Tartakowsky perçoit la CFDT dans son rapport au pouvoir comme celle qui, juste après 1968, refuse « la » politique (avec les partis de gauche) au profit dit-elle d’une « volonté de construire ‘le’ politique » à elle toute seule, ou par l’expression des luttes. C’est bien en effet ce type de courant CFDT qui imprime un climat idéologique dans cette période. Ces deux courants –« stratégie commune » comme « autonomie » vis-à-vis du champ politique – n’expriment-ils pas une contradiction sans solution ?

Quatrièmement : renouveler la forme parti vers un projet « travailliste » à la française ? Dans les réseaux militants qui accompagnent l’imaginaire autogestionnaire post-68, on cherche aussi à inventer une pratique politique nouvelle. Par exemple associer la pratique issue de la lutte sociale et celle issue des forces d’émancipation (ni PS ni PC en tant que tels), dans une médiation réciproque. D’aucuns ont analysé ces espoirs comme un « travaillisme » à la française, c’est-à-dire le projet de faire émerger une force par en bas, comme le parti travailliste anglais avait été au début du 20e siècle une construction du syndicalisme. Le PSU apparaissait comme un foyer fédérateur syndicalo-politique, mais avait échoué à imposer un Comité de liaison pour l’autogestion socialiste (CLAS).         

Citons des extraits d’une note de la Fondation Jean Jaurès (2002) sur les « Assises du socialisme », par François Kraus, de l’Université Panthéon Paris-Sorbonne :

« Un ensemble de réflexions voit dans les Assises l’esquisse d’un nouveau système de liaison et d’échange entre partis, syndicats et associations […]. Se voulant un lieu de concertation dans la définition du projet de société, ce type de modalité de médiation politique traduit une vision de la structure partisane proche de celle du “parti-relais” ou “parti-carrefour”… Inspirée de la conception chrétienne du mouvement “total” – associant fonctions syndicales et politiques –, cette forme d’organisation exprime l’aspiration de la mouvance autogestionnaire à suppléer la défaillance partisane sur le plan idéologique ».

Cinquièmement : un vrai débat CGT, mais peu connu. Il est communément admis que la CGT a suivi aveuglément le PCF dans l’entreprise du Programme commun. Suivi certainement, aveuglément sans doute pas. Si la CGT s’est renforcée, elle n’a pas franchi un seuil qualitatif comme au sortir de juin 1936 (plus de quatre millions de syndiqués). Loin de là. Dans le colloque La CGT de 1966 à 1984, sous-titré La CGT, l’empreinte de mai 1968, organisé par l’Institut d’histoire sociale de la CGT (2008), l’historien Michel Pigenet, qui a consulté les archives d’Henri Krasucki, décrit un « malaise éprouvé par nombre de militants CGT au cours comme au lendemain du mouvement, en l’absence de débouché politique ». Krasucki a rédigé une note à la fin de l’été 1968 sur ces sujets faisant état d’une « confusion ». Et certains mauvais résultats étaient déjà le signe d’une perte de vitesse par rapport à d’autres époques glorieuses. À Billancourt, on observe des reculs inexpliqués aux élections professionnelles. Quelque chose dans les pratiques n’est plus en phase avec le salariat.

Le 40e congrès confédéral de Grenoble en décembre 1978, tenu après la rupture de l’Union de la gauche, suivie de la défaite électorale, fait autocritique sur une trop grande soumission de la CGT aux méandres de la politique du PCF. Georges Séguy dira que « tout fut subordonné » au planning du Programme commun (et finalement donc à l’échec), y « compris les luttes » qui s’éloignaient « des préoccupations quotidiennes premières et immédiates des salariés ».

Il revient à Jean-Louis Moynot, membre du bureau confédéral CGT dans les années 1970 et jusqu’à 1982, d’avoir bien compris les impasses de cette articulation mécanique et hiérarchique du social et du politique. Il vaut la peine de citer un entretien donné à l’occasion d’un colloque en 2010 sur la séquence Union de la gauche (L’union sans unité, dir. Danièle Tartakowsky, Alain Bergougnoux, Presses universitaires de Rennes, 2012). À la question : « quelle aurait dû être la bonne méthode selon la CGT », Jean-Louis Moynot répond :

« Pour la CGT, être associée à son élaboration [du Programme commun] pour tout ce qui relève des compétences syndicales avait une résonance historique majeure […]. La CGT voulait non seulement influer sur le contenu social et économique, mais faire du programme le support d’un débat de masse parmi les travailleurs et d’échanges approfondis avec les autres organisations syndicales, ce qui nécessitait deux conditions : d’abord qu’elle puisse pleinement se l’approprier pour mieux le défendre ; ensuite que les débats puissent influer sur son contenu, autrement dit que celui-ci soit ouvert et évolutif [souligné par nous]. Au lieu de cela, le Programme commun a été l’instrument d’un contrôle de l’alliance par le sommet […]. Placée devant un dossier bouclé et d’une union fermée dont elle aurait souhaité être partie prenante, la CGT s’est trouvée privée de son autonomie et dépendante de l’entente entre les partis politiques. Pour un grand nombre de militants, le programme commun a été réduit à un simple slogan dans les manifestations : ‘Union, action, programme commun’… ».

En 1982, Jean-Louis Moynot a publié un livre (Au milieu du gué, PUF) qui commente les débats CGT dont il a été acteur. Ce livre est riche d’annotations passionnantes et prémonitoires : prémonitoires sur les crises ultérieures de la confédération et les moyens de les conjurer (si la dynamique du 40e congrès de 1978 avait perduré), passionnantes sur les réflexions quant au rapport entre champ syndical et champ politique. Citons : « La représentativité, le rôle juridique et contractuel d’un syndicalisme, la nécessité de faire aboutir les luttes à des résultats immédiats ne s’opposent pas à une vision révolutionnaire de la société. Mais ils donnent à tous les problèmes une pondération [souligné par nous] différente. Réciproquement, le rôle des partis dans le système politique institutionnel implique une vision et des contraintes qui ne s’imposent pas aux syndicats. À mon avis, la légitimité d’un point de vue de parti sur les questions syndicales a pour limite la liberté de jugement et de décision des membres de ce parti qui exercent une activité syndicale à quelque niveau de responsabilité que ce soit et qui doivent agir avec leur conscience et leur expérience de militant […]. Quelle que soit l’idée que l’on se fait d’un problème, on ne peut jamais l’imposer aux travailleurs. Lorsqu’on le fait, cela ne finit pas bien… ».

Analysant une sous-estimation de Mai 68 comme « prémices d’une révolution culturelle de masse […], autogestion ou contrôle ouvrier, changement des conditions de travail, opposition aux pouvoirs hiérarchiques [….] », il estime que « le cadrage des luttes a été de nouveau soumis aux contraintes d’un processus politique qui était conduit de façon mécaniste ». On ne saurait mieux dire.

Mais les évolutions ultérieures de la CGT, après la chute du mur de Berlin, après la prise de distance salutaire avec le PCF, sont passées comme on dit « de l’autre côté du cheval ». Certes la CGT n’est « pas neutre ». Mais la ligne officielle actuelle, refusant la « co-élaboration » de programmes avec les politiques sous prétexte des expériences malheureuses du Programme commun, tend à épouser la vieille séparation classique : le syndicat revendique, le politique gouverne (ou aspire à gouverner). Mais c’est là un autre débat.

Réflexions pour le temps présent

Cette exploration de situations connues, mais peut-être aussi déformées dans l’imaginaire militant, invite à reprendre ces débats à nouveau frais.

° Poussée sociale et poussée politique. Il est bien sûr inédit en 1935-1936 que dix puis cent organisations, politiques, syndicales, associatives se mettent à rédiger un projet commun avec une impulsion syndicale. Si cette poussée unitaire existait avant 1968, le paradoxe est bien le retour de l’hégémonie du « politique » à partir de 1972 (Programme commun), avec une place subalterne du syndicalisme. Resterait à mieux étudier cette séquence sous cet angle.

° Contenu et programme. On a décrit les faibles ambitions du texte du Rassemblement populaire de 1935 : un compromis entre exigences qui se contrecarrent. Faut-il en conclure qu’il aurait fallu un programme plus complet (volonté de la CGT confédérée) pour mettre le futur gouvernement sous pression ? La question n’est pas si simple.

Rédiger un programme complet impliquant le syndicalisme, comportant des mesures structurelles et détaillées, peut comporter le risque suivant : être co-responsable, syndicalement, de sa mise en œuvre, et donc soit entrer au gouvernement (le débat a eu lieu dans la CGT), soit fréquenter les ministères (et cela a eu lieu avec des effets pervers). Est-ce le rôle du syndicalisme ? La question peut se poser d’un rôle politique direct du syndicalisme, mais elle est délicate ! On observe une certaine analogie entre la manière dont la CGT confédérée tient en 1935 à proposer un « plan complet » de réformes, et la « stratégie commune » de la CFDT avant et après 1968. Toutes les deux (CGT et CFDT) ont poussé à une stratégie concertée à gauche. Il y a cependant une différence importante : la CGT confédérée en 1935 discute avec toute la gauche, y compris le PCF, tandis que la CFDT veut avant tout recomposer la « gauche non communiste ». Quant aux suites, comme le dit Jean-Louis Moynot, la CFDT est devenue après 1981 le « bureau d’études » du gouvernement Mauroy. Rôle qu’elle poursuivra ensuite, autant avec la gauche (2012) qu’avec la droite ou le patronat.

Ces constats n’invalident pas une démarche de débat sur des exigences communes. Mais ils invitent à une certaine prudence quant à la méthode, que Moynot qualifie d’« ouverte et évolutive ». Si l’on comprend bien, cela peut vouloir dire ceci :

- « Ouverte » implique de discuter avec tout le monde, sans ostracisme. Ce n’est pas ce qu’avait choisi E. Maire en 1974 pour les « Assises du socialisme » conçues sans le PCF. Généralisons : un syndicat étant forcément pluraliste par les courants politiques qui le traversent, il ne peut en aucun cas privilégier un interlocuteur politique particulier pour discuter d’un corps commun d’exigences. Sinon il participe à la concurrence des appareils. Tel n’est pas le rôle du syndicalisme.

- « Évolutive » implique de distinguer des étapes. Figer un texte une fois pour toutes (un programme de type planiste) laisse trop de poids aux « politiques » pour l’interpréter. Emporter la confiance du salariat nécessite le temps d’en débattre (démocratie de masse, réunions publiques) avant de passer à l’action. Soit dans des campagnes, soit dans des mesures gouvernementales si on gouverne. Ensuite d’autres étapes sont possibles, des clauses de revoyure. Vérifier les voies et moyens d’une alternative globale est nécessaire. Mais si cette vérification implique confédérations et forces politiques sans exclusive, elle commence par des urgences, et exige des paliers.

il ne peut en aucun cas privilégier un interlocuteur politique particulier pour discuter d’un corps commun d’exigences.

° Projet commun et force politique nouvelle. La question se complique considérablement si le débat autour de projets communs revêt une dimension, explicite ou non, de nouveau projet partisan. C’était explicite pour les « Assises du socialisme » : il était question pour certains de fonder un nouveau Parti ouvrier. En 1935, la SFIO prônait la fusion organique avec le PCF. En 1974, un projet de force politique large se profilait aussi derrière la candidature Piaget. Toute construction nouvelle, au sens partisan, est toujours le produit d’une recomposition sociale et culturelle, une dialectique du social et du politique. Lorsque la culture programmatique commune reste similaire (elle l’était en 1935 sous la poussée encore vivante de la Révolution russe), les choses se nomment « fusion organique », et même, syndicalement, « réunification syndicale » (CGT-CGTU). Lorsque ce n’est plus le cas, comme en 1968, il faut bâtir autre chose. D’où l’idée d’un Parti ouvrier autogestionnaire, d’un autre type que le PS ou que le PC de G. Marchais. Mais Mitterrand était aux manettes et détenait les clefs d’une victoire électorale : cela pesait. Aujourd’hui, le monde est totalement autre. Les anciennes cultures historiques subsistent, mais si elles ne font pas de saut qualitatif dans leur manière d’être au monde et d’agir (faire front), en lien avec le social-syndical, leur avenir n’est pas assuré.

° Autonomie sociale et pouvoir politique ne coïncident pas. Nous avons pointé certaines limites de la stratégie d’autonomie de l’opposition CFDT en 1974-75. Elle misait sur la puissance des luttes contre les appareils (ne pas être la « courroie de transmission du PS », ne pas être au PS ce que la CGT était au PCF), et sur la capacité des luttes emblématiques (Lip) à exprimer un autre type de pouvoir populaire. Mais si la candidature Piaget a échoué, c’est que cette réponse était sans doute trop courte comme « formule » gouvernementale : trop marquée par une vision du pouvoir politique comme pure émanation du social, de type « conseils ouvriers ». Un débat a eu lieu sur les conseils d’entreprise pendant la période 1972-1980. Jean-Louis Moynot en parle dans Au milieu du gué. Les cédétistes avaient cela en tête, de même que la gauche révolutionnaire (LCR). La rupture de l’Union de la gauche, puis de l’unité CGT-CFDT, ont sans doute tué toute possibilité d’expérimenter sérieusement dans ce domaine. L’expérience de la radio Lorraine cœur d’acier, pendant la lutte de la sidérurgie en 1979, témoigne de trésors d’inventivité sociale. Mais l’essor de l’autonomie ouvrière ne doit pas être plaqué mécaniquement comme « solution » à la question du pouvoir politique. Les deux niveaux – autonomie ouvrière et pouvoir politique –, ne coïncident pas, ne progressent pas au même rythme. Entre les deux, la tension historique restera durable. On ne répond donc pas aux partisans de la « stratégie commune » uniquement par la puissance des luttes. Il faut combiner l’interpellation unitaire du « politique » (sinon on le laisse détenir à lui seul toutes les clefs), et donc construire un programme d’exigences, en vérifier la pertinence, l’appropriation, l’application, et ainsi encourager l’action populaire sans laquelle rien de solide n’est possible.

Jean-Claude Mamet. Publié dans le n°29 de Contretemps.

 

 

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