Reprimarisation sans industrialisation, une crise structurelle au Brésil

La profonde crise que le Brésil connaît dès 2015 n’est pas seulement économique mais également politique pour trois raisons. La première vient du mensonge originel de la campagne électorale en 2014. Déniant la crise qui pointait, Dilma Rousseff a construit sa campagne électorale sur une dénonciation virulente du néolibéralisme de son adversaire, pour appliquer, dès son entrée en fonction pour le second mandat, la politique de son adversaire… Sans même une parenthèse où elle aurait pu décider quelques mesures correspondant à ses promesses. La seconde est la force de la crise et de ses conséquences sociales. La troisième est la corruption révélée avec force par le scandale de la Pétrobras (dit du lava jato) touchant l’ensemble des partis politiques et de hauts responsables de ces partis, dont quelques-uns du Parti des travailleurs (PT). La crédibilité politique, et derrière, la légitimité de la présidente nouvellement réélue, chute immédiatement et se situe à un niveau extrêmement faible. Cette crise politique provoque un déchirement à l’intérieur du PT, des difficultés croissantes de maintenir la coalition pour pouvoir gouverner, des majorités introuvables dans les chambres qui rendent peu cohérentes les décisions prises, quelle que soit leur orientation parfois. À un déficit de légitimité s’ajoute ainsi un déficit de rationalité. Au final, les mesures libérales décidées perdent de leur cohérence, aggravant une crise qu’elles engendrent. Au Brésil, la crise est donc à la fois économique et politique, l’une entretenant l’autre. Il s’agit d’une crise structurelle pouvant dégénérer en crise institutionnelle.

Au début du second mandat de Dilma Rousseff, la nomination d’un banquier au poste clé de l’économie aurait pu ne pas être désavouée par son adversaire tant son programme suivait les canons du néolibéralisme. La hausse du taux d’intérêt (Selic) – « justifiée » pour contenir l’inflation (alors que son accélération n’était pas due à un excès de demande, mais la conséquence des hausses intempestives des prix des services publics et de l’inflation importée suite à la méga dépréciation du taux de change), a enrichi les banquiers, eu peu d’effet sur la hausse des prix, alourdi le déficit budgétaire, précipité une crise économique en une grande crise politique et sociale. Les dépenses publiques, autres que celles consacrées au service grandissant de la dette interne, ont été rognées à la baisse, les recettes, elles, ont continué de baisser suite à l’aggravation de la crise, malgré des impôts nouveaux annoncés. Au final, le déficit budgétaire s’est en réalité accru au lieu de baisser comme promis.

Le gouvernement souffre à la fois d‘un déficit de légitimité et d’un déficit de rationalité, au sens d’Habermas[1], l’un entretenant l’autre. Le déficit de rationalité se traduit par l’incapacité de mener une politique économique cohérente, quelle qu’elle soit. Plusieurs mesures n’ont pu être mises en œuvre alors que la logique néolibérale l’imposait, soit à cause d’une majorité introuvable, soit parce que Dilma Rousseff s’opposait, louvoyait, face à la gronde au sein de son parti et au désaveu populaire grandissant. Ainsi dès lors que l’augmentation du salaire minimum a été plus élevée que ne l’aurait souhaité son ministre, une mesure (souhaitée par le courant néolibéral) de désindexation des retraites au salaire minimum, fût-elle partielle, aurait permis d’abaisser drastiquement le montant des retraites, réduisant ainsi un déficit budgétaire devenu gigantesque. Jeux de pas hésitants, allers et retours partiels n’ont provoqué que des mécontentements et n’ont pas eu les effets attendus. En ce sens, le Brésil souffre d’un déficit de rationalité par rapport à sa propre politique néolibérale, même si depuis mars 2016 on observe une augmentation des exportations entraînant un retour à une balance commerciale excédentaire tout au long de 2015 (l’excédent commercial était dû à une réduction des exportations moins importante que celle des importations) et depuis avril 2016, un ralentissement de la hausse des prix, probablement dû à une légère réappréciation de la monnaie nationale, et à la chute de la demande provoquée par l’augmentation du chômage et l’évolution défavorable des revenus des salariés.

I. Une crise annoncée mais longtemps niée

La hausse du cours des matières premières et l’augmentation des volumes exportés ont modifié la contrainte externe. Celle-ci pèse désormais moins que par le passé. Ce nouveau contexte est connu sous le nom de « vent arrière ». Ce « vent arrière » a favorisé : 1/ une croissance plus élevée que dans les années 1990 ; 2/ une désindustrialisation ; 3/ une insertion dans la division internationale du travail portant sur des produits à intensité technologique de plus en plus faible à l’exception de quelques secteurs comme l’aéronautique (on constatait ainsi depuis 2008 un déficit croissant de la balance commerciale de produits industriels, que parvenait de moins en moins à combler l’excédent provenant de la vente de matières premières) ; 4/ enfin un déphasage dans l’industrie entre la demande et l’offre de main-d’œuvre, les demandes de travail qualifié des entreprises baissant relativement alors même que les offres de travail qualifié augmentaient grâce aux efforts faits en matière d’éducation (allongement du nombre d’années scolaires).

Ce « vent arrière » a permis à la fois une augmentation conséquente du salaire minimum et des salaires de manière générale, mais aussi des politiques sociales généreuses, que cherche justement à remettre en question aujourd’hui l’opposition dans ses tentatives de destituer la présidente. Mais ce « vent arrière » a aussi favorisé des comportements plus ou moins opportunistes de la part des différents gouvernements, comportements qui se paient aujourd’hui par l’arrivée d’une crise économique profonde. Les gouvernements de Lula I et II et de Dilma I n’ont pas procédé à des réformes structurelles comme celles visant par exemple à construire un système fiscal progressif, ce qui aurait sans doute permis d’éviter des conflits politiques difficiles à gérer. Ils ont en revanche mis en œuvre une politique économique resserrant les revenus des 95 % de la population, en diminuant fortement la pauvreté grâce à une augmentation sensible du salaire minimum et une politique sociale favorable aux plus pauvres, tout en laissant croître malgré tout (contrairement aux discours officiels) la part dans le revenu national des 5 % les plus riches. La politique en faveur des catégories pauvres et modestes a été rendue possible par le boom des matières premières et l’entrée importante de capitaux qui, desserrant la contrainte externe, ont permis que l’accroissement de la demande soit satisfaite par un essor des importations de produits manufacturés plutôt que par une production nationale de plus en plus déficiente du fait de la désindustrialisation croissante. Le ralentissement économique, puis la crise, était inscrits dans le régime de croissance centré sur la « reprimarisation » de l’économie associée à l’entrée de capitaux. La chute des cours des matières premières n’a fait alors que précipiter une crise latente que portrait en germe ce régime de croissance. L’opportunisme et la myopie des gouvernements a été de croire que « ce qui avait marché » pouvait durer et qu’il n’était pas nécessaire de promouvoir des réformes structurelles centrées sur un modèle de croissance inclusive (« pro-poor growth ») surmontant en les dépassant les conflits de classe propres à l’économie et à la société brésiliennes.

1/ Lorsqu’on compare la croissance obtenue lors de la dernière année des mandats successifs de Cardoso et de Lula, on observe selon l’IBGE, que dans la période Cardoso elle est plus faible (0,3 % en 1998, 3,1 % en 2002) que sous celle de Lula (4 % en 2006 et 7,5 % en 2010), avec un taux de chômage est également plus élevé. Cependant, à l’exception de 2009 (année de crise), la croissance est modérément élevée de 2004 à 2011 et elle est suivie d’un ralentissement prononcé à partir de 2012 et d’une crise ouverte en 2015. Le taux d’investissement qui était déjà modeste (autour de 20 % du PIB ) baisse fortement en 2015 (18,2 %).

En 2015, le PIB par tête baisse de 4,6 %. Cependant, dans une crise, toutes les catégories sociales ne souffrent pas avec la même intensité, bien au contraire. La dispersion autour de la moyenne s’accentue en période de crise, ce qui veut dire clairement que ceux qui souffrent le plus d’une crise sont ceux dont les revenus sont les plus modestes et qu’il arrive que les plus riches parmi les riches puissent, au contraire, connaître une amélioration absolue et relative de leurs revenus. En toute logique, les inégalités et la pauvreté s’accentuent et l’un des acquis de la période Lula, la baisse de la pauvreté, est dès lors remis fortement en question.

Croissance du PIB par habitant de 1991 à 1999 en termes réels en %

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

-0,6

-1,8

3

4,7

2,7

1,1

1,7

-1,2

-0,3

 

Source : Cepal : Balance preliminar de las economias de America Latina y el Caribe, dollars à prix constant de 1995.

Croissance du PIB et du PIB par tête, 2000 à 2015, en termes réels en %

 

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016*

PIB

4,4

1,4

3,1

1,1

5,8

3,2

4

6,1

5,1

-0,1

7,5

3,9

1,9

3

0,1

-3,8

-3,8

PIB/t

2,8

0,0

1,7

-0,2

4,4

2

2,8

4,9

4

-1,2

6,5

2,9

1

2,1

-0,8

-4,6

-4,6

Sources BACEN, IBGE, * prévision FMI.

2/ Une désindustrialisation précoce

La croissance plus élevée se fait au détriment de l’industrie. La production industrielle stagne – au début de 2014 où elle retrouve son niveau de 2002 – et s’effondre avec la crise. Pour un indice 100 en moyenne en 2002 (donnée désaisonnalisée), elle atteint un pic de 105,5 en juin 2013, puis 99 en novembre 2014, 85 en janvier 2016 et 83 en février 2016, malgré le nouvel essor des exportations, l’industrie poursuit son déclin (carta IEDI, n° 722 et 726 ). Si on ne tient pas compte de la crise de 2015-2016, en onze ans l’industrie de transformation n’a pas cru.

Passé un certain stade de développement, il est habituel de constater une baisse relative de la part du secteur industriel dans le PIB au profit des services, sans que pour autant il y ait nécessairement désindustrialisation. Le terme de désindustrialisation est en général réservé à une baisse absolue de la valeur ajoutée de l’industrie et/ou à une réduction relative du poids de l’industrie nationale dans l’industrie mondiale en économie ouverte. En Amérique latine, ce phénomène a tendance à intervenir beaucoup plus tôt que dans les pays avancés, d'où le recours au qualificatif « précoce » utilisé lorsque le revenu par tête au début du processus de désindustrialisation correspond à la moitié de celui des pays avancés au moment où il débute. La part de l’industrie de transformation brésilienne dans l’industrie de transformation mondiale (en valeur ajoutée) est de 1,8 % en 2005, puis de 1,7 % en 2011 après avoir été de 2,7 % en 1980, selon la banque de données 2013 de l’UNCTAD. Selon la même source, en Chine, cette part était de 9,9 %, en 2005 et de 16,9 % en 2011. Elle baisse donc relativement au Brésil alors qu’elle augmente fortement en Chine. Les exportations de produits manufacturés régressent en termes relatifs au Brésil, passant de 53 % de la valeur des exportations en 2005 à 35 % en 2012, au profit des exportations de matières premières agricoles et minières et ce n’est que depuis février 2016 qu’elle croît à nouveau suite à la forte dévaluation et à la chute du cours des matières premières.

Au Brésil, au-delà du succès de quelques secteurs industriels comme l’aéronautique, l’automobile dans une certaine mesure, l’industrie pétrolière, la désindustrialisation se développe dès les années 1990 et s’accentue dans les années 2000 avec une perte relative de la compétitivité de l’industrie de transformation, à laquelle s’ajoutent des infrastructures de transport déficientes (chemins de fer, installations portuaires et aéroportuaires, routes), et des capacités énergétiques insuffisantes.

La compétitivité de l’industrie dépend fondamentalement de trois variables et de leurs évolutions : le taux de change réel du real par rapport au dollar, le taux de salaire et la productivité du travail. Réunies, ces trois variables mesurent le coût unitaire du travail et son évolution. Les données moyennes ne sont pas toujours pertinentes mais ce sont celles dont on dispose le plus souvent. La dispersion autour de la moyenne est particulièrement élevée dans les économies semi-industrialisées comme le Brésil : c’est dire que les niveaux de productivité sont très différents selon les secteurs et au sein des secteurs, ainsi que les salaires selon la taille des entreprises, et l’informalité ou non des emplois à qualification équivalente. Le taux de change influe surtout sur les secteurs exposés mais différemment selon que la part des importations est plus ou moins importante dans la production d’une marchandise. Quoi qu’il en soit, en longue période, le taux de change a été fortement apprécié, le coût de la main-d’œuvre s’est fortement accru, surtout celui de la main-d’œuvre peu qualifiée, et la productivité du travail a très peu augmenté, surtout dans l’industrie où elle passe de l’indice 100 en mars 2002 à un pic de 115,3 en septembre 2013 pour chuter à 105,6 en décembre 2015 (IBGE, dessaisonalisé). L’ensemble de ces évolutions joue en défaveur de la compétitivité, favorise une désindustrialisation via une baisse de la rentabilité dans le secteur exposé à la concurrence internationale et constitue in fine un indicateur de crise potentielle.

L’appréciation de la monnaie par rapport au dollar est générale en Amérique latine dans les années 2000 sur des périodes assez longues. Elle est particulièrement élevée au Brésil. En raison de l’appréciation du taux de change et de la hausse des salaires réels en monnaie nationale dans les années 2000, les salaires exprimés en dollars augmentent encore plus rapidement et grèvent la compétitivité du pays. Ainsi, selon le rapport économique de l’OCDE sur le Brésil de 2013, les salaires réels en dollars au Brésil passent de 4,35 dollars en 2000, à 8,44 dollars en 2006 et à 11,65 dollars en 2011. Comparativement, le salaire réel est de à 6,48 dollars au Mexique et de 9,34 dollars à Taïwan en 2011.

Taux de change réel effectif du Brésil de 2000 à 2014, veille de la crise (base 100 en 2000)

Septembre 2001

141

Janvier 2013

94

Avril 2002

110

Mars 2013

87

Octobre 2002

177

Avril 2013

101

Octobre 2003

134

Juillet 2014

90

Juin 2004

147

 

 

Octobre 2008

85

 

 

Janvier 2009

110

 

 

Juillet 2011

74

 

 

Source : Banque Centrale : Repris de Nassif et alii (2015)[2] Afin de faciliter la lecture du graphique, rappelons qu’une courbe décroissante signifie une appréciation de la monnaie nationale. Les taux de change sont exprimés en termes réels afin de tenir compte des différentiels d’inflation avec les États-Unis. Nous avons ici privilégié les dates significatives caractérisées soit par un pic soit par un creux. On peut observer la longue période d’appréciation de la monnaie à partir de mi juin 2004 jusqu’au début de 2013. À partir de mi 2014, la monnaie se déprécie très fortement.

Au Brésil, l’appréciation de la monnaie nationale par rapport au dollar, la forte hausse des salaires, la très faible progression de la productivité du travail (27 %, soit 2,2 % en moyenne annuelle entre 2002 et 2012), ont conduit à une augmentation du coût unitaire du travail exprimé en dollar, de 158 % toujours entre 2002 et 2012 dans l’ensemble de l’économie, selon BBVA Research (document de travail 14/10, mars 2014). En ce qui concerne l’industrie de transformation, les prix des importations de biens de consommation, des biens intermédiaires et des biens d’équipement augmentent moins rapidement que le coût unitaire du travail en raison d’une très faible augmentation de la productivité du travail.

Taux de croissance du salaire minimum en termes réels 2000-2014

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

5,5

8,9

-3,2

8,7

2,1

9,8

13,5

3,2

2,6

7,6

3

0,7

7,5

3

1

1

Source IBGE, Ministerio do planejamento. NB : selon la loi, le salaire minimum est indexé aux taux d’inflation de l’année écoulée et aux taux de croissance du PIB des deux dernières années.

Productivité et salaires réels dans l’industrie de transformation en monnaie nationale, base 100 = 2004

 

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015*

Productivité

100

102

103,5

107,5

107,5

105,5

115

115

112,5

117

117

116

Salaire

100

102,5

102,5

106

110

115

118,5

122,5

128,5

132

134

133

Source : CEMEC (Centro de Estudos de Mercado e de Capitais), note 08/2015, *janvier- aout 2015.

Pour une base 100 en 2004, l’indice des prix des importations de biens de consommation non durables est de 150 en 2014, à la veille de la crise et de la forte dépréciation du real, celui des biens de consommation durables est à 113, des biens intermédiaires à 120, des biens d’équipement à 100 à la même date. Toujours pour une base 100 en 2004, l’indice du coût unitaire du travail dans l’industrie de transformation dépasse largement ceux des biens importés pour se situer à 221 (source : CEMEC). Les trois composantes de coût unitaire du travail évoluant défavorablement (appréciation de la monnaie qui se reflète dans les prix importés, hausse des salaires qui dépasse une productivité en très faible croissance), la compétitivité du pays décline fortement. Elle baisse d’autant plus fortement que les biens produits sont sophistiqués, à l’exception de quelques branches comme l’aéronautique.

La politique d’augmentation des salaires et de redistribution des revenus n’a pas permis au Brésil un essor du marché intérieur. L’économie du Brésil s’est en effet « reprimarisée », le poids des exportations de produits primaires s’étant fortement accru. La hausse soutenue du salaire minimum, la baisse du chômage dans la première décennie du XXIe siècle, ont participé fortement à la baisse de la pauvreté, ce qui, d’un point de vue politique, est à mettre à l’actif des gouvernements Lula 1 et 2 et Dilma 1, mais en l’absence d’une hausse de la productivité du travail conséquente et d’une politique de change visant à favoriser les exportations plutôt que les importations, cette hausse des salaires s’est traduite par une forte augmentation des importations, et ceci d’autant plus que les produits importés étaient plus sophistiqués, au détriment d’une production locale. Le « wage led », au lieu de stimuler le marché interne, a ainsi conduit à un déficit de plus en plus important de la balance commerciale des produits de l’industrie de transformation de 2008 à 2014 et à des difficultés croissantes d’exporter des produits industriels plus ou moins sophistiqués ainsi que le souligne l’ensemble des publications de l’IEDI. Ce n’est qu’à partir de 2014 que le déficit se réduira, d’abord par une baisse des importations supérieures à celle des exportations, ensuite par une hausse des exportations, suite aux maxi dépréciations de la monnaie nationale[3].

Industrie de transformation, exportations nettes selon l’intensité technologique et solde de la balance commerciale de cette industrie en millions de dollars, 1er trimestre de1999- 1er trimestre de 2016

 

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

Solde balance commerciale

2683

4086

6966

6359

5495

-204

-2668

-7137

haute technologie

-1232

-1672

-1601

-2608

-3293

-4550

-3067

-6159

moyenne –haute technologie

-1326

-1933

-253

-86

-1365

-4843

-5754

-7491

moyenne- basse technologie

1163

1522

2544

2612

2515

893

563

-1182

basse technologie

4082

5269

6177

6436

7648

8296

6400

7695

 

 

2011

2012

2013

2014

2015

2016

Solde balance commerciale

-10013

-13290

-16338

-18878

-14671

-2006

haute technologie

-6804

-7564

-7798

-8336

-6943

-449

moyenne –haute technologie

-10991

-12079

-14736

-13863

-12306

-6407

moyenne- basse technologie

-710

-1283

-2930

-4224

-2560

271

basse technologie

8491

7637

8525

7603

7139

8579

Source : élaboration de l’IEDI (Instituto de Estudos para o Desenvolvimento Industrial) à partir de la classification de l’OCDE, carta IEDI n° 727, avril 2016, nous avons omis la ligne « autres ».

Le parcours économique brésilien enseigne que le marché intérieur n’est pas indépendant du marché extérieur, et qu’à moins de préconiser l’autarcie économique, dans un monde de plus en plus globalisé, les contraintes de compétitivité s’imposent plus ou moins fortement. Le marché intérieur ne peut être pensé sans que soit considéré le mode d’insertion de l’économie dans l’économie monde. S’insérer par les produits de rente est périlleux. Les comportements rentiers prédominant ne laissent pas ou peu de possibilité de réagir en cas de retournement des cours. Sans être la seule, la véritable richesse vient du travail et de son « exploitation ». C’est d’ailleurs ce qui fonde la différence entre l’entrepreneur schumpétérien et le capitaliste rentier. S’insérer dans la division internationale du travail de manière dynamique, à savoir sur des produits à forte valeur ajoutée et à potentiel de croissance élevé, passe par une intervention cohérente, rationnelle et politiquement et socialement légitime de l’État, un protectionnisme temporaire et sélectif (« éducateur » au sens de F. List), un refus de soumission aveugle à l’idéologie néolibérale des pseudos vertus régulatrices des « lois du marché ».

II. La crise économique et le déficit de rationalité alimenté par le déficit de légitimité

Marché intérieur et marché extérieur sont liés, dépendants l’un de l’autre via une intervention de l’État. Il eût été important que la manne des matières premières favorisât une remise en question de la logique des économies rentières. Il eût été également important qu’il y eût une politique active visant à neutraliser l’appréciation de la monnaie, la mise en œuvre d’une réforme fiscale permettant de diminuer les inégalités de revenus et d’améliorer le pouvoir d’achat de la population pauvre, vulnérable, des couches moyennes basses (émergentes) et de financer des services publics de qualité (éducation, santé…). Il eût été enfin important qu’une politique industrielle active de l’État visât à aider des secteurs de pointe plutôt que celle pratiquée visant davantage soit à aider les secteurs exportateurs de matières premières, soit à rechercher des « clientèles ».

Inscrite dans l’alourdissement du coût unitaire du travail, la crise vient de loin. On peut le constater en analysant le ratio profits net sur PIB. Celui-ci baisse bien avant la chute du cours des matières premières, surtout dans le secteur de l’industrie de transformation.

Profits nets dans l’industrie de transformation en % du PIB, 2005-2014 (sans Pétrobras)

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

1,38

1,25

1,49

1,06

1,26

1,26

0,86

0,70

0,76

0,78

Source : Nota CEMEC 06/2015 (Centro de Estudos de Mercado e de Capitais).

http://ibmec.org.br/instituto/wp-content/uploads/2014/10/31082015-NOTA-CEMEC-06-FINAL.pdf où on trouve une série de mesures différentes de la rentabilité des entreprises.

La crise actuelle traduit l’épuisement d’un régime de croissance rentier lié à la reprimarisation et à la financiarisation de l’économie et à l’incapacité politique de profiter de cette phase de bonanza pour mener des politiques qui auraient pu préparer un autre futur. Il est la conséquence de l’absence de réformes structurelles visant à mettre en place un système fiscal qui ne soit pas régressif et une politique industrielle moins clientéliste. De telles réformes auraient impliqué des conflits que les premiers gouvernements Lula et Dilma n’étaient pas prêts à assumer. Si des mesures adéquates n’ont pas été prises plus tôt c’est parce qu’elles suscitaient des conflits d’intérêt puissants. La politique vis-à-vis du taux de change avait ses lobbies qui étaient plus ou moins les mêmes que ceux qui s’opposaient à une véritable réforme fiscale, etc. La disparition (temporaire) de la contrainte externe dans les années 2000, en rendant moins urgentes ces réformes structurelles, a permis de contourner provisoirement les contradictions sociales de classes liées aux inégalités de revenus et aux discriminations de tous ordres, permettant à la fois la diminution de la pauvreté et la multiplication des milliardaires. Cette absence de vision à long terme se paie aujourd’hui politiquement et économiquement au prix fort. L’épuisement du régime de croissance basé sur la « reprimarisation » et la financiarisation fait apparaître de manière violente les limites du progressisme (populisme ?) et la nécessité d’une politique de gauche (sociale?) qui ne se réduise pas à une simple redistribution « rentière » permise par l’allégement de la contrainte externe.

Le coût social est également très élevé pour le monde du travail. Selon DIEESE, suite aux négociations salariales, les salaires réels auraient augmenté en moyenne de 0,23 % en 2015 contre 1,66 % en 2010. Lorsqu’on décompose ces données, on constate que dans l’industrie 45 % des augmentations se situent au-delà de la hausse des prix (87,7 % en 2010), 36% sont équivalentes (7,8% en 2010) à celle-ci et 19% (4,5% en 2010) en deçà, les données étant légèrement meilleures dans le commerce et les services. On pourrait penser que tout compte fait, compte tenu de l’ampleur de la crise, ces évolutions ne sont pas catastrophiques. Ce serait une erreur. Le chômage a en effet fortement augmenté. Il s’élève à 9,5 % de la population active en janvier 2016. Selon l’IBGE, le chômage s’est accru de 43,2 % entre novembre 2014 et janvier 2015 et entre novembre 2015 et janvier 2016 de sorte que le revenu réel moyen a chuté de 2,4 %, les revenus baissant de 3,1 % entre les mêmes dates. Cette baisse des revenus affecte plus particulièrement les plus instruits et les plus jeunes. La création nette d’emplois formels chute, plus particulièrement dans l’industrie de transformation et dans la construction civile, et dès 2016 dans les services et le commerce. Selon les enquêtes de la PNAD, le pourcentage des emplois formels baisse dans les emplois totaux – passant de 39,2 % à la fin de 2013 à 38,4 % en novembre 2015 –, après avoir connu une réduction lors des dix années précédant l’avènement de la crise. La précarité des emplois créés augmente, même si on observe une réduction du taux de turn over.

La politique d’austérité mise en place dès le début du second mandat n’a fait que précipiter la crise. Le déficit primaire du budget, calculé avant paiement des intérêts, s’est accru dès 2014, suite aux effets de la baisse du PIB par tête en 2014 sur la collecte des recettes publiques. Il a fortement augmenté en 2015 pour deux raisons : la chute continue des recettes publiques, la crise s’approfondissant, et la quasi impossibilité de diminuer sensiblement les dépenses publiques, les trois quarts d’entre elles ne pouvant être faites sans une modification de la loi. Le déficit budgétaire s’élève à 2,11 % du PIB en février 2016 rendant caducs les objectifs du gouvernement de le réduire sensiblement. Le vrai déficit budgétaire s’élève en février 2016 à 10,75 % du PIB. Il a enflé d’une manière démesurée avec la décision prise d’augmenter sensiblement le taux d’intérêt (SELIC) auquel le gouvernement emprunte pour financer son déficit. La part du service de la dette dans le budget de l’Union croît alors fortement. Le paiement des intérêts s’élève à 8.64 % du PIB en février 2016 (contre 5,5 % en 2014 et… 2,3 % au Mexique en 2015), en très légère baisse permise par rapport à janvier 2016 grâce à une légère réappréciation du real par rapport au dollar affectant la valeur du versement des intérêts pour les bons souscrits de l’étranger.

Excédent ou déficit budgétaire primaire, déficit budgétaire et intérêts en % du PIB

 

Fév 2010

Déc 2010

Déc 2011

Déc 2012

Déc 2013

Déc 2014

Août 2015

Intérêts

5

5

5,4

4,5

4,8

5,6

8,5

Excédent ou déficit primaire

1,8

2,6

2,9

2,2

1,8

- 0,6

- 0,8

Déficit budgétaire

- 3,2

- 2,4

- 2,5

- 2,3

- 3

- 6,2

- 9,3

Source : Banque Centrale, le signe négatif indique un déficit.

Ces données sous-estiment en réalité l’ampleur du déficit, pourtant déjà considérable. En fait il faudrait également prendre en compte l’amortissement de la dette publique. Ce qui n’est pas fait au prétexte qu’il s’agirait d’une dépense de capital et non d’un flux. Si on tient compte de ces amortissements, le service de la dette publique correspondrait à 45,11 % de l’ensemble des dépenses publiques de l’Union en 2014 – avant la hausse des taux d’intérêt –, soit plus du double de celles consacrées au paiement des intérêts de la dette publique (21,73 %), selon Senado Federal - sistema Siga Brasil (élaboration : Cidada da divida, M.L. Fattorrelli et R. Avila).

Quoiqu’il en soit, si on tient compte des seuls intérêts versés, ils représentent 8,64 % du PIB en février 2016, un pourcentage supérieur à celui des retraites, 8 % du PIB. Et donc deux points de moins que le déficit budgétaire. Que faire alors ? Soit on supprime les retraites, ou bien, solution moins radicale, on allège fortement leur poids dans le PIB et dans le budget. Soit on procède à « l’euthanasie des rentiers » en supprimant le versement des intérêts, ou, moins brutalement, en diminuant fortement les taux d’intérêt. Comme il apparaît, dans l’état actuel des rapports de force sociopolitiques et de l’ampleur de la crise, qu’il n'est guère possible ni d’envisager une réduction du taux d’intérêt Selic, malgré son inefficacité prouvée, ni d’envisager un gel voire une « euthanasie des rentiers » préconisée dans son temps par Keynes, fût-elle provisoire, il reste la possibilité de diminuer le poids du second poste du budget, à savoir les retraites. C’est celle qui a été choisie.

Le rêve des néolibéraux est d’instrumentaliser la chasse aux fraudeurs pour : 1/ aller le plus loin possible dans l’allongement de la période active, avec des arguments relativement crédibles tant il est vrai que comparé aux autres pays l’âge de départ à la retraite était relativement avantageux (58 ans contre 64,2 ans en moyenne dans les pays de l’OCDE), que le poids des retraites dans le PIB était équivalent à celui du Japon alors que la pyramide des âges est différente, le ratio actifs/inactifs étant supérieur au Brésil ; 2/ de diminuer les possibilités d’accéder aux prestations sans avoir cotisé pour des populations pauvres, ce qui aurait immédiatement des effets négatifs sur la pauvreté ; 3/ de diminuer les retraites de reversion et surtout 4/ de désindexer les retraites sur le salaire minimum, ce dernier pouvant aussi être désindexé de l’évolution des prix (et de la croissance du PIB) ce qui ne serait pas sans conséquence sur la pauvreté. Dans l’état actuel du contexte politique, cette dernière mesure n’est heureusement pas possible.

Conclusion

Il est urgent de sortir des « sentiers battus » (le fameux « there are no alternative » de Thatcher) et d’imaginer des solutions nouvelles qui soient en même temps des solutions à la crise. Mais pour les imaginer, encore faut-il ne pas se situer dans le déni et mesurer à la fois l’ampleur de la crise économique et ses causes profondes. Parmi les nombreuses mesures qui pourraient être prises dans le cadre d’une politique « de gauche », deux doivent être retenues : 1/ limiter les taux d’intérêt à défaut d’une « euthanasie des rentiers » : le vote d’une loi limitant l’emprise croissante du service de la dette interne dans les dépenses budgétaires. Cette loi permettrait d’éviter les effets dévastateurs sur les autres postes de la dépense publique lorsqu’à dépense publique constante, ceux consacrés au service de la dette interne enflent démesurément, suite aux taux d’intérêt extrêmement élevés. Pour cela, il faudrait fixer une limite au service de la dette dans les dépenses publiques un peu comme les Nord-Américains le font avec la contrainte législative de diminuer les dépenses lorsque les recettes baissent. C’est ce qui fut décidé sous la présidence Reagan aux États-Unis avec la loi Gramm-Rudman-Holings en 1985… 2/ de procéder à une réforme fiscale en profondeur et donc ne pas se limiter à quelques hausses d’impôt. Le système fiscal est régressif, favorisant les impôts indirects sur les impôts directs, exemptant les dividendes depuis 1995, source d’enrichissement des plus riches. 0,01 % des plus riches perçoivent un revenu équivalant à 964,5 fois le revenu moyen, ce qui correspond à 4,8 % du revenu total, et 1 % des plus riches ont un revenu qui correspond à 26,6 % de ce revenu global en 2013. Une réforme en profondeur permettrait d’aller vers un système fiscal progressif et pourrait dynamiser le marché intérieur. Évidement une telle réforme suppose qu’on assume le conflit que sa mise en place entraînerait... En ce sens ces réformes structurelles ne sont pas que techniques, elles sont aussi et surtout politiques.

La crise actuelle au Brésil est révélatrice à la fois des limites d’un régime de croissance qui, tout en négligeant l’industrie au profit d’activités primaires, favorise la redistribution des revenus pour les catégories les plus pauvres. Elle ouvre une discussion sur la différence entre une politique progressiste et une politique de gauche. Facilitée par le « vent arrière », la politique progressiste suivie jusqu’à l’avènement de la crise a pu rendre compatible l’enrichissement des plus riches avec la diminution de la pauvreté. Évidemment, c’est mieux qu’un gouvernement qui favoriserait les seuls riches. De gauche, cela peut signifier quelque chose de plus en rappelant que la richesse vient en grande partie du travail et donc de la production, que les classes et groupes sociaux se définissent avant tout par leur positionnement au regard des rapports de production et non par des tranches de revenus. Vieux débat chassé par la porte et qui… revient par la fenêtre.

La crise est politique. La corruption qui mine l’ensemble des partis est aujourd’hui refusée par une large partie de la population. C’est une observation très importante qu’on peut faire pour presque tous les pays latino-américains. La corruption n’est plus considérée comme une fatalité, voire un accommodement avec les législations trop lourdes, la multiplicité des partis et la difficulté de construire des coalitions durables pour gouverner. C’est un fait positif. La corruption est d’autant plus rejetée que la crise économique est présente, qu’elle a un coût social de plus en plus insupportable. Mais elle est aussi instrumentalisée par l’opposition qui, recevant l’appui des principaux moyens de communication, ne rêve que d’une chose : marginaliser le PT et revenir au pouvoir. De ce point de vue, elle s’apparente à une tentative de « coup d’État médiatico-juridique ». Se concentrer sur la défense des intérêts économiques (salaire, retraite, indexation, limitation du service de la dette…), tout en dénonçant les manœuvres politiciennes de l’opposition et sa pratique également corruptive, c’est résister à la montée du néolibéralisme et à ses conséquences néfastes pour le monde du travail.

Pierre Salama. Publié dans le n°30 de Contretemps.

Bibliographie

Voir les références aux données statistiques dans le texte. Nous nous limiterons ici à un article récent où on pourra trouver une bibliographie abondante :

Salama P. (2015) : Argentina, Brasil, México entran en la tormenta. ¿Quo vadis América Latina? Herramienta, web, publié en français dans le site de la FMSH comme working paper :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/FMSH-WP/halshs-01169987

et dans mes deux derniers livres : Les économies émergentes latino-américaines, entre cigales et fourmis, Armand Colin, Paris, 2012

et Des pays toujours émergents ? La documentation française, Paris, 2014.

[1] Habermas, Raison et légitimité, Payot, Paris, 1978.

[2]  Nassif A, Feijo C., Araujo E. (2015)  Structural change and economic development: is Brazil catching up or falling behind? Cambridge Journal of Economics 2015, 39, 1307–1332.

[3]  Ce n’est qu’à partir du second semestre que ce déficit se réduit suite à la maxi dépréciation de la monnaie (d’octobre 2014 à octobre 2015, la dépréciation nominale est de 47,24 % selon la Banque centrale, soit 37 % en terme réel), les exportations régressant moins que les importations. Ce n’est qu’en fin 2015 que les exportations augmentent, les mois passant, de plus en plus fortement. Le solde négatif de la balance commerciale de produits industriels disparaît alors et le solde de la balance commerciale devient de plus en plus positif malgré la chute des cours des matières premières. Pour le seul mois de mars 2016, il atteint 4,43 milliards de dollars.

 

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