Résistance et audace : nada a Temer !

Dans une chanson brésilienne de Milton Nascimento1, il est dit « nada a temer, senão o correr da luta » : il n’y a rien à craindre, rien d’autre que le cours/déroulement de la lutte. L’idée est particulièrement juste aujourd’hui, grâce à la force que prend le jeu de mots avec le nom du vice-président qui s’est emparé du pouvoir, Michel Temer. La crise politique que traverse le Brésil n’est pas pour les débutants2. Entre les manœuvres du pouvoir et les surprises de la conjoncture qui change de jour en jour, les mouvements sociaux agissent avec une unique certitude : le temps est à la résistance.

Ce qui est clair, c’est que la réorganisation de la classe dominante requiert une posture radicalement différente de la part des mouvements sociaux. Pendant treize ans, le Parti des Travailleurs (PT) a mis en œuvre un gouvernement d’ambiguïtés où certaines politiques sociales ont été associées au maintien des privilèges budgétaires du capital et des marchés financiers. Si aux yeux de certains, le gouvernement du PT passe pour une tentative de conciliation, pour d’autres, ce n’était rien d’autre que la meilleure stratégie pour gérer le capitalisme. Sans opérer de ruptures profondes avec l’orientation politique néolibérale, ils ont appliqué des politiques redistributives qui ont eu un impact positif dans le combat contre la pauvreté, surtout par l’insertion des secteurs de la population concernés dans le marché des biens de consommation.

Quand s’est produite la crise économique internationale, la classe dominante a saisi la possibilité d’en minimiser l’impact grâce à l’implantation plus radicale de la politique néolibérale, sans la moindre « concession sociale ». Ce changement d’horizon a imposé un conflit politique depuis les dernières élections présidentielles, en 2014, qui ont vu Dilma Rousseff être élue pour la seconde fois, soit le quatrième mandat consécutif pour le PT. Dilma s’est attribué un programme électoral bien plus à gauche que ce que ce gouvernement petiste appliquait depuis un bon moment. Dans la polarisation électorale, le vote populaire est venu à bout du projet de radicaliser le néolibéralisme et des projets d’austérité défendus par la candidat Aécio Neves, du PSDB, et il a reconduit Dilma à la présidence avec un mandat clair de mener plus loin les réformes sociales.

Ajustement et austérité : un projet battu dans les urnes, mais un projet en vigueur

Toutefois, le premier coup contre la démocratie est venu du gouvernement à peine élu lui-même, qui a ignoré le programme sur lequel il a été élu et a tenté d’appliquer une politique économique orthodoxe, avec des mesures impopulaires d’ajustement fiscal. Étrangement, le PSDB, parti qui avait proposé ce programme battu dans les urnes, est devenu l’opposition radicale aux mesures du gouvernement, ce qui constitue une seconde escroquerie. Et pour finir, le PMDB arrive au gouvernement avec le soutien du PSDB qui revendique l’approfondissement de ce projet d’ajustement fiscal.

Le processus d’impeachment a représenté une nouvelle modalité de coup d’État institutionnel, comme ceux qui ont eu lieu au Honduras (2009) et au Paraguay (2012), ou des coalitions des forces les plus réactionnaires de la société ont chassé du pouvoir un gouvernement élu par le suffrage populaire, dans un processus d’apparence légale, avec le soutien d’une puissante campagne médiatique et de l’action sélective et explicite du pouvoir judiciaire. Dilma n’a pas été écartée en vertu de sa participation à des délits de corruption ni de sa politique économique récessive, mais bien pour des astuces de comptabilité gouvernementale déjà pratiquées par des gouvernements antérieurs ou même des exécutifs régionaux (et il n’y a aucun procès pour ceux-là).

Par ailleurs, le coup d’État institutionnel a été largement organisé par des partis qui, pendant treize ans, ont été la base de soutien des gouvernements petistes. Des secteurs du patronat, des banques, de l’agrobusiness, des réactionnaires et des fondamentalistes opposés aux droits humains les plus élémentaires, qui ont été la base de Dilma, accèdent maintenant au pouvoir central du pays, sans avoir eu besoin de passer leur projet d’austérité au crible électoral et sans avoir plus besoin de négocier leurs intérêts au sein d’un gouvernement qui était sensible aux pressions d’une base sociale syndicaliste.

Même si l’opposition de gauche au cycle des gouvernements petistes était ferme et sans complaisance, on ne peut pas approuver un coup d’État institutionnel au nom du combat contre la corruption alors qu’il est mis en œuvre par une bande de parlementaires cibles de dénonciations et d’enquêtes, pour des magouilles où ils se disputent postes, espaces de pouvoir, parts du budget public et de très juteux pots-de-vin provenant du monde patronal. En ce sens, l’Opération Lava Jato d’enquête sur les relations de corruption, même si elle est jalonnée d’une série de décisions judiciaires arbitraires, jette une lumière crue sur le modèle de financement privé de la politique au Brésil, qui met en échec toute la légitimité du système démocratique et électoral.

L’investiture du vice-président Michel Temer (PMDB), allié aux partis battus lors des élections, loin de témoigner d’un combat contre la corruption, met en lumière une nouvelle combinaison des élites dans un nouveau pacte pour la privatisation des intérêts publics. Il est évident que le PMDB et le nouveau gouvernement font partie du même problème. Revêtu d’une légalité douteuse, le processus de prise du pouvoir a impliqué des corrompus notoires qui braillaient contre la corruption ainsi que des défenseurs de la loi qui tripatouillaient la loi et la Constitution. Un tel gouvernement ne peut qu’être considéré comme illégitime, que ce soit du point de vue moral, lui qui a vu le jour au sein d’un Congrès très majoritairement soumis aux intérêts de ceux qui financent leurs campagnes, ou que ce soit du point de vue légal, du fait de la fragilité de l’accusation, de la qualification du supposé délit, mais surtout des manipulations faites par les députés pour assurer l’impeachment. Au total, illégitime dans sa politique, puisqu’il n’a rien à voir avec ce qu’il promet au peuple, il ne représente nullement une rupture avec les orientations politiques et économiques du gouvernement Dilma, mais tout au contraire leur exacerbation à l’extrême.

Une idée de consensus : tailler dans les droits sociaux !

Michel Temer a la charge de président interimaire jusqu’à l’achèvement du processus d’impeachment de la présidente. Le nouveau gouvernement n’est pas si nouveau que ça. Tous les ministres (rien que des hommes, blancs, riches) sont des personnages connus de plusieurs gouvernements, y compris pour beaucoup d’anciens ministres des gouvernements petistes. Sur 21 ministres, deux font l’objet d’enquêtes pour corruption et sept sont cités dans les enquêtes de l’opération Lava Jato. Le caractère conservateur du « nouveau » gouvernement est symboliquement souligné par la suppression des ministères des Femmes, de l’Égalité Raciale, des Droits de l’Homme et de la Jeunesse. Et de plus il a rabaissé le statut des politiques en faveur de la Culture, de la Science, de la Technologie et du Développement Agricole.

La contradiction entre cette rupture et une certaine continuité n’apparaît pas seulement dans la participation de plusieurs ministres venus de la base de soutien parlementaire des gouvernements petistes, mais aussi dans le caractère de leurs propositions. Certaines mesures, comme la réforme de l’assurance-chômage, la flexibilisation du droit du travail, les ajustements fiscaux et la stricte orthodoxie économique ont été les piliers du programme que Dilma a tenté de mettre en œuvre au cours de l’année 2015, et c’est contre lui que s’est dressée l’opposition de gauche. Aussi ne sait-on pas exactement si une bonne partie des mesures que Michel Temer prétend mettre en œuvre n’étaient pas déjà en préparation ou en négociation au sein même du gouvernement Dilma. Évidemment, dans le nouveau cadre, il n’y aura plus besoin de négociation, puisqu’on part sur un programme déclaré d’attaque contre les droits des travailleurs et de détricotage d’un cycle qui depuis 1988 (date de la nouvelle Constitution) a consolidé un minimum de droits sociaux. Un nouveau gouvernement, assis sur une large base parlementaire, légitimé par la grande presse et des secteurs significatifs du pouvoir judiciaire, penchant vers les forces ultraconservatrices et l’ultradroite parlementaire, va pouvoir mettre à exécution avec plus de zèle un agenda de restriction des droits, de privatisation et de récession économique. Nul doute que cette mise en œuvre va signifier plus de répression et plus de tension sociale.

Le gouvernement Temer dans ses premiers jours revendique un nouveau « consensus » autour de l’idée que stabiliser l’économie exigerait de modifier le « contrat social de la redémocratisation ». Leur argument est que les dépenses dues aux droits sociaux conquis par les luttes sociales, tels que l’assurance chômage ou la sécurité sociale, la santé, l’éducation, entre autres, compromettraient le fonctionnement de l’État. La crise du pays serait liée aux dépenses publiques pour les droits sociaux qui grèveraient excessivement le budget de l’État.

Dans la dynamique de poursuivre et accélérer la restriction des droits, il se trame au Congrès National des mesures qui fragilisent le Statut de l’Enfant et de l’Adolescent3, avec l’abaissement de la majorité pénale et l’allongement des peines d’emprisonnement d’adolescents en conflit avec la loi. Il y a une vaste campagne pour la révision du Statut du Désarmement4 et la suppression des droits récemment conquis par les femmes et les mouvements qui défendent la diversité sexuelle. Dans leur agenda on trouve le durcissement de la criminalisation des femmes sur la question de l’avortement, y compris avec un « Statut de l’Enfant à Naître » et un autre « Statut de la Famille » qui ne reconnaît pas la citoyenneté LGBT, ni même la pluralité de la société.

Sous la direction des ruralistes5, un autre secteur soumis à des attaques est « Licenciamento Ambiental »6, la révision de la délimitation des territoires indigènes et la loi qui punit le recours au travail esclave au Brésil. De plus, parmi les thèmes où apparaît une certaine continuité, on trouve la précarisation des droits des travailleurs avec des projets de sous-traitance sans limites pour toute relation de travail7 et la prééminence des négociations patronales sur le Code du Travail. Le gouvernement Temer poursuivra les projets entamés sous Dilma comme le projet de loi 257/16, du Ministère des Finances, qui radicalise les règles de l’ajustement fiscal qui impose entre autres le gel des salaires et des concours de recrutement, le licenciement de fonctionnaires et l’incitation à la sous-traitance.

Une réforme de l’assurance chômage était déjà à l’étude sous le gouvernement Dilma. Maintenant, Temer a liquidé le Ministère de la Sécurité Sociale dont les attributions ont été transférées au Ministère des Finances. On annonce de nouvelles règles restrictives pour les retraites, comme l’élévation de l’âge de départ à 67 ans, l’alignement8 des retraites des hommes et femmes de la ville et de la campagne, et la suppression du lien entre le minimum retraite et le salaire minimum.

En outre, poursuivant la ligne de radicalisation des restrictions de droits des citoyens, les nouveaux ministres ont annoncé une réduction du Système Unique de Santé et un développement des assurances maladie privées. Dans le domaine de l’éducation, on relève le vote par les députés de la proposition qui modifie la Constitution et introduit l’enseignement payant pour la post-graduation dans les universités publiques, en éliminant le principe de gratuité de l’éducation publique. Dans le domaine des politiques d’assistance, a été annoncée la réduction du programme Bolsa Família recentré sur les « 5% les plus pauvres » de la population, ce qui exclut des aides près de 13 millions de familles pour n’en garder que 0,7 millions. Dans le domaine de la politique du logement, le nouveau gouvernement a annulé les programmes de construction de logements populaires en lien avec les mouvements sociaux (Minha Casa Minha Vida Entidades).

La restauration du mot d’ordre positiviste « Ordre et Progrès » pour le gouvernement exprime bien la ligne du nouveau Ministère de la Justice qui s’est explicitement donné pour tâche de mettre un frein aux mouvements sociaux. Mais il importe de rappeler que, dans les derniers jours de son gouvernement, Dilma a ratifié la loi qui criminalise comme terrorisme les luttes sociales et la loi sur les Jeux Olympiques, qui transformera en délit passible de prison les manifestations contre les Jeux qui auront lieu en juillet prochain. Et pour finir ils étudient la fermeture d’ambassades en Afrique et une réorientation de la politique internationale brésilienne.

État social minimum et État répressif maximum : la réponse viendra de la rue !

D’un côté, la population qui s’est mobilisée pour l’impeachment de la présidente élue a abandonné la rue, comme si son objectif n’avait pas été la transformation des institutions, mais la chute du gouvernement. D’un autre côté, les mouvements de gauche et les partis populaires occupent l’espace, avec une expression moins visible, mais beaucoup de vitalité. Il y a chaque jour des dizaines de manifestations, d’occupations et d’actions directes contre la légitimité du gouvernement Temer. Ce sont des défis pour la gauche révolutionnaire.

Le premier d’entre eux est la bataille contre les régressions du gouvernement Temer. De la même manière que la gauche socialiste a résisté aux ajustements austères des gouvernements petistes, elle a besoin de plus de force contre leur aggravation d’aujourd’hui. Le deuxième défi concerne le repositionnement du PT dans les luttes sociales. Il existe au sein de la gauche brésilienne un conflit sur la manière de raconter ce qu’ont été les gouvernements petistes. Ce conflit a déjà lieu, au milieu des mobilisations de rue où l’on retrouve de nouveau le PT et les mouvements sociaux restés proches de son gouvernement, tout comme il aura des incidences sur les futurs combats électoraux.

Le PT joue sur l’idée que son gouvernement a été renversé du fait de ses qualités, c’est-à-dire parce qu’il a fait avancer l’inclusion sociale. Si cet héritage de réduction des inégalités par l’inclusion de secteurs autrefois marginalisés au sein du marché de consommation est une réalité, et s’il a sensiblement modifié la qualité de vie d’une partie de la population, cette façon de raconter l’histoire n’explique pas la totalité de l’orientation du gouvernement Dilma qui, au moment du coup d’État, était profondément conservatrice et axée sur des politiques d’austérité et de répression.

Dans les rues, aujourd’hui, nous rencontrons un secteur de gauche de gouvernement qui n’a toujours pas fait l’autocritique de son action, mais aussi un secteur qui défend tout juste un État démocratique et qui se rapproche des mobilisations petistes, effrayé par la franchise conservatrice du nouveau gouvernement. Mais nous avons aussi l’opposition de gauche qui n’a jamais cessé de se battre contre la réduction des droits sociaux sous quelque gouvernement que ce soit. La recomposition de la gauche devra arriver à rapprocher les secteurs progressistes, mais aussi à mener des luttes de front unique, en dialoguant avec des secteurs de l’ancien bloc gouvernemental.

Un exemple de défi de front unique qui doit inclure ces secteurs est la lutte contre les coupes dans les budgets sociaux. Il est très probable que des partis tels que le PT ou le PCdoB se retrouvent dans les rues avec des militants qui au cours de ces dix dernières années ont combattu le gouvernement petiste. À d’autres moments, par exemple dans les luttes écosocialistes contre les combustibles fossiles, l’énergie nucléaire ou le barrage de Belo Monte, une lutte unitaire serait totalement incohérente. On ne peut faire comme si n’existait pas une critique radicale de l’histoire des actions du PT.

À l’heure actuelle, les mots d’ordre de combat contre le gouvernement Temer sont centrés sur la mise en question de sa légitimité, par le biais de la revendication de nouvelles élections. Aujourd’hui, il ne se trouve pas grand monde parmi les politiques pour s’associer à ce slogan, étant donné que même pour le PT il paraît plus « stratégique » d’avancer l’idée d’un coup d’État injuste tourné contre les politiques sociales. Et pourtant la majorité de la population voit plutôt d’un bon œil cette proposition. Pour les mouvements de gauche il ne s’agirait pas de restreindre les alternatives au jeu électoral bourgeois, mais d’un débat sur la nécessité de respecter la volonté souveraine du peuple, y compris avec des élections parlementaires qui mettraient en échec ceux qui ont mis en œuvre le coup d’État institutionnel. Des élections générales, avec de nouvelles règles, qui empêcheraient le financement privé des campagnes, peuvent constituer un positionnement différent face à l’alliance entre les institutions judiciaires, les entreprises des medias et les partis traditionnels.

Il faut radicaliser les propositions démocratiques, tout comme les tactiques de lutte et d’intervention politique. Devant le délabrement des institutions politiques brésiliennes, il nous faut restaurer l’idée de représentation politique sous contrôle des représentés, par le biais d’une vaste réforme politique populaire. En ce sens, prend tournure la proposition de convocation d’un plébiscite pour décider de la convocation d’élections générales. C’est seulement avec un peuple qui combat, en dévoilant les mécanismes de réduction des droits sociaux, en occupant les espaces de la politique (dans les rues et les occupations), que nous arriverons à faire une pression suffisante pour que le difficile processus de civilisation brésilien, avec ses contradictions, fasse un pas en avant dans le sens voulu par les travailleurs. « Ils » veulent réduire nos droits. « Nous » devons résister ! Il nous faut de l’audace dans les luttes.

Allan da Silva Coelho, professeur de philosophie, consultant des mouvements sociaux et pastoraux, il milite à Insurgência/PSOL et au Movimento Nacional de Direitos Humanos. Traduit par Jean José Mesguen.

 

 

 

1 https://www.youtube.com/watch?v=PmHCFConF14

Le jeu de mots se fait en gros sur « rien pour Temer » et « même pas peur », ou comme on dit à Marseille « on craint dégun ».

2 Évocation d’une phrase du musicien Antônio Carlos Jobim : « le Brésil n’est pas un pays pour débutants » — on ne comprend pas tout du premier coup.

3 Équivalent de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, datant de 1990.

4 Loi de limitation partielle du port d’armes, votée en 2003.

5 Il s’agit du lobby des grands propriétaires fonciers agricoles.

6 Ensemble de normes sur l’impact environnemental des activités économiques.

7 Équivalent des propositions à la Madelin, « chacun est son propre entrepreneur »…

8 Il s’agit bien sûr de nivellement par le bas, et les femmes y perdront le plus.

 

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