Se réapproprier le sens et la finalité du travail

Redonner sens au travail, à sa finalité, reconquérir la dignité au travail constituent des éléments déterminants pour combattre les stratégies patronales et porter des exigences de transformation sociale.
A mon avis un des éléments qui pêche dans nombre de propositions alternatives quand il y a des fermetures de site ou des plans de restructuration conséquents, c’est le manque de crédibilité, de confiance, dans ce qui est commun, dans les forces que les salariés portent et dans le poids que revêtent leurs convergences avec la société civile. On produit des biens, des richesses qui sont utiles à la société, utiles au développement industriel du pays.
Face à un patronat qui se sent invulnérable, et en l’absence de perspective, les salariés se voient rapidement amenés à se battre pour leur devenir personnel; l'individualisme prend le dessus, on assiste au repliement sur soi avec des batailles se focalisant sur la négociation du plan social. C’est la politique du moindre mal, développée par les pouvoirs publics, par certaines organisations et mise en avant par les médias, qui aboutit de fait à toujours plus de reculs sans remise en cause de décisions injustifiées.
Sans perspective, sans confiance en un avenir meilleur, il ne peut y avoir de lutte offensive regroupant un maximum de salariés.
Les mouvements les plus forts que l’on a pu construire chez Sanofi ont concerné les luttes contre les plans de restructuration : en quelques années la direction à supprimé plus de 4000 emplois en CDI, sans compter les milliers d’emplois induits, pour servir la rentabilité financière. Nos luttes ont porté sur des enjeux majeurs, pour le maintien d’activités et d’emplois essentiels à notre mission au service de la santé.
Les salariés ont souvent été à l’initiative, bousculant les organisations syndicales.
Ils ont contesté les choix financiers de la Direction, ont mis en débat la finalité de l’entreprise et le sens de nos métiers. Ils ont réalisé des affiches, des banderoles, des chansons dénonçant les décisions des dirigeants et portant leurs exigences d’une entreprise au service du bien commun.
Ces luttes sont difficiles. Par manque de pouvoir dans l’entreprise, nous n’arrivons qu’à ralentir les processus de destruction de nos activités. C’est pourquoi le rejet profond des choix des dirigeants se transforme en un rejet de l’entreprise.
D’autant que ceci s’accompagne de conditions de travail dégradées, d’un stress permanent lié à une organisation basée sur l’individualisme, même dans des secteurs, comme en recherche, où le travail d’équipe est absolument nécessaire pour avancer.
Dans ce contexte, construire des alternatives, des espoirs, des confiances en soi et en tous, après une lutte longue où les salariés ont le sentiment d’avoir perdu, est extrêmement difficile.
Lever les obstacles de la résignation pour élaborer des projets visant à sortir l’entreprise de la mainmise des actionnaires constitue le défi auquel les organisations syndicales progressistes sont confrontées.
Ceci fait écho à la lutte menée, il y a une dizaine d’années, pour le maintien du centre de recherche de Romainville. Si on a pu résister, et si on a pu faire des propositions, des contre-propositions, c’est parce que les salariés étaient conscients de ce qu’ils pouvaient construire ensemble, collectivement et individuellement, de leurs missions et de l’utilité de leur travail.
Je pense que ce fut un élément déterminant dans cette bataille pour le maintien d’activités de recherche sur le site.
Investir le champ du métier et de sa finalité
Les directions d’entreprises travaillent en profondeur cette question fondamentale de la place du salarié dans l'entreprise et de la finalité de son travail. Sous couvert de responsabilisation du salarié, elles mettent en place des outils d’exploitation toujours plus sophistiqués, par exemple le LEAN management.
Cette pratique s’inscrit dans une approche purement individualiste où chaque salarié doit être acteur de sa performance et de son employabilité.
L’évaluation de la performance individuelle constitue un élément supplémentaire de la volonté d’assujettissement des salariés à la stratégie de l’entreprise, avec entre autres une évaluation du comportement.
L’ensemble des cadres, et également les techniciens (malgré une décision de justice), y sont soumis. Cette évaluation pour les cadres supérieurs va constituer l’élément déterminant du calcul du bonus (rémunération individuelle), et pour les techniciens c’est l’augmentation individuelle qui est en jeu.
Par ailleurs une nouvelle conception voit le jour. Dans un document interne qui a été remis à 70 cadres, patrons de la recherche, juste avant l’annonce des plans de restructuration, il y avait une petite phrase en anglais sur le management, dont la traduction en français donne ceci : « un peu de peur et d’humiliation est nécessaire ».
Les grandes multinationales travaillent les esprits pour faire des travailleurs un objet producteur, un objet consommateur. A partir du moment où les salariés n’investissent pas le champ du contenu du travail, n’investissent pas leurs métiers, ils ne peuvent plus être acteurs des transformations de leurs entreprises, des transformations nécessaires à une évolution de la société vers ce que l’on souhaite en termes d’émancipation et de capacité d’intervention de chacun.
C’est pour cela que nous devons porter tout à la fois la finalité de nos métiers au sein du collectif de travail, ainsi que les conditions dans lesquelles il est exercé. Dans l’industrie pharmaceutique chaque métier fait partie d’une chaîne dont tous les maillons sont indispensables pour répondre à notre mission au service de la santé. C’est un élément déterminant permettant de travailler les convergences, d’établir les revendications et développer la mobilisation.
Thierry Bodin, militant syndical, travaille au sein du groupe pharmaceutique Sanofi. Publié dans Contretemps n°22.