Travail et politique : quels rapports ? Construire des alternatives

Comme syndiqué de base et comme citoyen, je cherche d'un côté des pistes pour refonder ou renouveler l'autorité du mouvement syndical sur le travail et dans le travail. Et d'un autre côté de reconstruire l'autorité des organisations politiques (de gauche) sur la vie politique et la démocratie dans notre société. Cela paraît démesurément ambitieux. Je m'appuie sur des recherches-actions menées sur le travail dans la fonction publique et aussi sur des recherches, des débats, des analyses...
La perte de crédit des syndicats au sein des milieux du travail comme la perte de crédit des partis politiques auprès des citoyens et des travailleurs n'ont rien de fatal. Elles sont même en contradiction avec les attentes des travailleurs et leurs façons de lutter pour se réaliser dans le travail. Et elles contredisent les engagements et les efforts des citoyens pour reprendre la main sur les décisions politiques qui orientent la vie en société et leur propre vie. Dans les deux cas, l'enjeu est la capacité de se réaliser pleinement comme êtres humains, citoyens et travailleurs.
Ça n'est pas le peuple qu'il faut changer
La recherche de solutions au double déclin du syndicalisme et du politique qui se nourrissent l'un l'autre est-elle à chercher dans le comportement des travailleurs ou des citoyens qui auraient perdu le sens du collectif, ou qui se désintéresseraient de la vie commune ? Mes propres investigations, comme beaucoup d'analyses critiques du travail productif des salariés, ou de l'activité politique des citoyens, me confortent dans ma conviction que les alternatives syndicales et politiques existent potentiellement dans l'activité des travailleurs comme des citoyens, dans leurs expériences de vie au travail et de participation à la vie de la Cité. Faut-il encore les reconnaître, les faire reconnaître, les confronter, les travailler avec les intéressés.
Ce qui fait principalement défaut, c'est plutôt la capacité de mouvement syndical, et du mouvement politique, à mettre en visibilité l'activité réelle des travailleurs comme l'activité des citoyens, à les mettre en débat, à les transformer en ressource pour faire émerger les « réserves d'alternatives » qu'elles contiennent, les autres mondes possibles qu'elles dessinent et qu'elles construisent. Ce qu'il faut interroger pour reconstruire des « utopies concrètes », c'est d'abord nos propres postures et représentations, comme militants syndicaux ou militants politiques, sur l'activité humaine au sein des organisations productives, au sein de la Cité, une activité porteuse de transformations sociales. En un mot, considérer les autres, nos égaux, comme des êtres actifs. Mais pour des raisons qui restent à élucider, ces potentialités pour l'instant ne trouvent pas, au sein des syndicats, et encore bien moins au sein des organisations politiques, des espaces d'écoute et de débat, des porte-voix, à la mesure des enjeux que recèlent cette activité. L'urgence est de construire des espaces de mise en socialisation des expériences diverses menées par les travailleurs et les citoyens, au sein de collectifs variés, pour les constituer en patrimoine commun.
Cette conviction résulte des expériences de mise en visibilité du travail réel menées avec des agents de l'Education nationale, du ministère du Travail, des collectivités locales... et au sein du chantier travail de l'Institut de recherche de la FSU. Elle s'est approfondie dans la confrontation des enseignements tirés de ces expériences avec ceux tirés d'autres expériences de chercheurs sur le travail ou la démocratie, de syndicalistes, d'intervenants, d'élus etc. Je citerai plus particulièrement les rencontres organisées par le réseau de l'ORT (Observatoire des rencontres sur le travail) animé par Yves Schwartz à partir de la démarche ergologique ; les initiatives du collectif travail et démocratie créé et animé par Claire Villiers ; le séminaire organisé par Espace Marx « changer le travail, un enjeu de civilisation, un défi pour la gauche » ; les initiatives de l'association « Travail et Politique » créée à l'automne 2013 ; les débats organisés notamment par la CGT autour du livre de Bruno Trentin, La cité du travail. Le fordisme et la gauche. Il faut aussi saluer la multiplication des créations artistiques, cinématographiques, théâtrales et littéraires qui mettent le travail en scène, avec beaucoup de pertinence et de profondeur. Toutes ces expériences mettant l'activité des êtres humains en visibilité nous interpellent comme militants et nous invitent à mettre notre propre activité en débat, en retravaillant nos propres représentations, nos propres postures, même les mieux établies.
Plutôt changer la politique
Dans le débat public aujourd'hui, tenter de faire un rapprochement entre le travail comme activité humaine, industrieuse, productrice de valeurs et toujours singulière, et le politique comme organiseur des rapports entre les citoyens dans la Cité constitue une entreprise toujours périlleuse. J'ai assisté à trop de réunions où les responsables syndicaux ou politiques distribuaient leur vérité et laissaient bien peu de temps et d'attention aux expériences relatées par les participants, pourtant porteuses d'autres possibles ancrés dans la vie réelle. A travers l'examen des deux dernières campagnes présidentielles en France, ou de la campagne pour les élections européennes de mai 2012, le travail apparaît comme le grand absent. Ce qui en dit long sur le fossé existant entre le monde des « politiques » et le monde réel du travail [1].
Au prime abord, la relation apparaît non seulement saugrenue mais comme un objet impensé, peut-être impensable. Beaucoup de raisons peuvent expliquer sans le justifier le fait que le travail et le politique soient tenus comme deux domaines étrangers l'un à l'autre.
A la base, il y a les représentations du travail que porte la société, et notamment les partis politiques et en partie aussi les syndicats. Le travail est trop souvent réduit à sa dimension instrumentale d'exécution des prescriptions et des tâches conçues par les directions d'entreprises ou des services publics en fonction de stratégies économiques, financières ou politiques. Même les discours les plus radicaux dénonçant les méfaits de la financiarisation ou les nouvelles méthodes de management sont souvent porteurs de cette représentation du travail. Dans ces discours, on ne trouve nulle trace de ce que font les travailleurs et les citoyens de ces prescriptions dans leur activité de travailleur et de citoyen.
On ne voit pas bien ce que viendrait faire le travail réel dans les élaborations stratégiques qui requièrent une grande maîtrise technique, la prise en compte d'une kyrielle de paramètres très éloignés du travail réel, mais tous en rapport avec le marché mondialisé. Comme si les gens ne faisaient que subir passivement, alors qu'ils déploient à leur façon des formes souvent invisibles de résistances.
Dans les débats politiques sur la filière nucléaire, ou sur les OGM, ou même sur le système éducatif, tout se passe comme s'il n'y avait pas grand chose à attendre des expériences de travail dans les secteurs d'activité concernés. Au mieux on fait valoir les conséquences pour l'emploi des décisions politiques. Mais prendre en compte le travail réel concerné par ces domaines apparaît aussi impensable qu'irréaliste, et même peut-être nuisible car susceptible de fausser la prise de décision par rapport à l'intérêt général.
De quoi les travailleurs et le travail seraient-ils porteurs dans le champ politique, individuellement ou collectivement ? On a pu le constater dans les conflits qui ont agité le monde politique et le monde syndical autour de Florange, de PSA, d'Alsthom..., le travail réel s'est effacé derrière l'emploi. Et pourtant ceux qui s'intéressent de près à la question du travail, et d'abord les travailleurs eux-mêmes, savent qu'au delà des prescriptions et des tâches à réaliser, la mise en visibilité du travail réel et de ses enjeux implique d'aller explorer les aspects les plus singuliers, les plus microscopiques des dilemmes que les protagonistes du travail ont à trancher. Qu'est-ce que cela pourrait bien produire de général, d'universel qui se rattacherait à la politique ? Il y a certes des conflits, peu visibles eux aussi, sur la qualité du travail. Mais de quoi sont-ils l'indice ? Ne sont-ils pas davantage porteurs d'intérêts individuels ou corporatistes que d'intérêt commun de vivre ensemble, d'humanité, de modèle productif alternatif, émancipateur et écologique ? Tout semble séparer inexorablement le monde du travail dans ses réalités profondes et le monde politique dans ses analyses planétaires de la vie des gens, mais déconnectées du réel.
On comprend que ce débat échappe encore largement au champ politique, aux préoccupations des partis politiques qui apparaissent d'abord attelés aux stratégies de conquête ou de conservation du pouvoir, voire à la lutte des places.
Le mouvement syndical lui-même est en train de (re)découvrir le travail réel, ses transformations, sa maltraitance, les dégâts que cela peut faire à la santé. Les employeurs sont préoccupés au mieux par les conséquences contre-productives de certaines formes de gouvernement du travail du point de vue de la productivité et des résultats du travail. Dans le débat sur la compétitivité sont opposés les coûts du travail et les coûts du capital. Les coûts en matière de santé du travail empêché sont très peu évoqués. Quant aux conflits pourtant réels sur la qualité du travail, celle-ci n'est évoquée que pour accentuer les contraintes de gestion pesant sur les salariés, au lieu de développer leur capacité d'agir sur leur propre travail.
Penser l'impensable
Même pour les organisations syndicales qui se lancent dans l'aventure de l'exploration clinique des situations de travail, avec les salariés, pour en saisir les enjeux en termes de santé et d'émancipation des travailleurs, cela apparaît comme un sacré boulot ! Et sans être assuré des résultats en termes d'amélioration de la situation à l'arrivée. Au mieux, les syndicats comme les politiques sous-traitent la question du travail réel et de son amélioration aux spécialistes, aux intervenants et conseils en matière de travail. D'où la floraison d'un véritable marché dans ce domaine apparemment très lucratif.
Dans le champ politique, ce refoulement du travail réel produit des effets catastrophiques. Les attentes des travailleurs et leurs efforts pour se réaliser malgré tout dans leur travail prennent une place centrale dans leur vie. Mais cela n'est pas un objet de préoccupation des politiques, y compris dans l'élaboration des politiques publiques. D'où le fossé qui s'élargit sans cesse entre le monde de la politique et le monde du travail. Les élections nous en apportent à chaque fois une preuve tangible.
En l'absence d'une représentation appropriée du travail réel et de ses enjeux, il est très difficile aux politiques comme aux syndicalistes de penser l'articulation entre l'investigation microscopique du travail et les grandes décisions politiques de transformation de la société. Il leur est impossible d'anticiper la façon dont les constructions macroscopiques des politiques publiques percuteront les situations concrètes de travail et ce qu'il en coûtera aux personnels pour faire tenir malgré tout leur travail et réaliser un travail de qualité.
Prenons l'exemple de la RGPP (Révision générale des politiques publiques) lancée par un gouvernement de droite, poursuivie par le gouvernement actuel. Elle a suscité dans tous les secteurs de la Fonction publique une avalanche de changements, réorganisations du travail, reconversions forcées à la suite de redécoupages des métiers... Sans bilan de leurs effets sur le travail réel, sur l'amélioration ou non des services rendus au public.
Les investigations que nous avons réalisées dans le secteur de l'enseignement (la réforme de la filière technologique des lycées ou la réforme des rythmes scolaires), ou celles réalisées par des experts à la demande des CHSCT (Comité hygiène et sécurité et conditions de travail) dans le secteur de l'inspection du travail par exemple, montrent que les agents ne restent pas passifs face à ces réformes qui touchent au sens même de leur travail, à leur conception du service rendu à la société, aux valeurs qu'ils investissent dans leur activité. Dans les débats et les conflits qui ont opposé une partie des syndicats et les ministères concernés, ce retravail des prescriptions effectué par les protagonistes du travail dans leur activité quotidienne, avec les débats intenses de normes de métier et de valeurs enfouies dans l'activité, n'a jamais été en débat. Les ministères ne l'ont pas anticipé lors de l'élaboration des réformes. Ils ont utilisé leur pouvoir politique pour imposer des contraintes, des reconversions, des réorientations du travail en diminuant les ressources, sans se soucier de ce que cela produisait chez les agents en termes de débats de critères, de qualité vécue au travail, en termes de santé. Les syndicats ont soit accompagné les réformes qui leur semblaient aller dans le bon sens, soit tenté de mobiliser les agents contre la réforme, sans être en mesure d'aller voir ce qui se passait dans le travail réel. Et personne n'était prêt à prendre en compte et en charge les questions que se posaient les agents individuellement et dans des collectifs informels : « à quoi nous servons dans ce processus de réforme ? », « est-ce que cette réforme m'aide à mieux faire mon travail, à le rendre plus efficace du point de vue des publics concernés, de l'ordre public ? », « pourquoi travaille-t-on ? », « vers quoi veut-on nous entraîner ? »...
Des alternatives déjà là
Voilà comment les agents se retrouvent sans interlocuteurs susceptibles d'entendre leurs questionnements. Ils vivent une double absence dramatique dans leur travail : d'une part, ils ne retrouvent plus le sens même de leur travail, leurs propres valeurs dans cette succession de changements ; d'autre part, ils ne se retrouvent plus dans les discours des syndicats, y compris lorsqu'ils sont syndiqués. A la rentrée 2013, un professeur de génie électrique syndiqué, qui avait dû mettre en place la réforme de sa filière d'enseignement depuis 2010-2011, s'est suicidé en expliquant dans une longue lettre, avec une lucidité extraordinaire, le sens de son geste : « le métier tel qu'il est devenu n'est plus acceptable en conscience ». Il dénonce « le coût astronomique de cette réforme, sans qu'elle ait été testée préalablement » ; « le corps inspectoral est criminel ou lâche ou les deux, d'avoir laissé faire une chose pareille » ; « je me plains à mon syndicat », « je n'ai aucune réaction et ce chez aucun syndicat. Que penser ? Soit nous sommes muselés, soit je suis le dernier idiot dans son coin ». « La réalité est que le travail en France est trop cher pour ce que les travailleurs sont capables de faire véritablement. Et là, la responsabilité de l'éducation nationale est écrasante ».
On voit bien, à travers tous les témoignages recueillis auprès des agents, qu'ils savent faire avec beaucoup de pertinence le lien entre d'un côté leur travail, leur façon de jongler avec les dilemmes qui surgissent dans l'affrontement avec la situation réelle et singulière de travail, et d'un autre côté la dimension politique du travail de « renormalisation » qu'ils opèrent au sein même de leur activité. Et c'est bien avec la grande politique qu'ils font le lien, avec les grands débats de société : économiques, sociaux, culturels. Ils mettent en perspective les aspects microscopiques de leurs débats de normes et de valeurs et le sens des politiques publiques dans les domaines qui les concernent.
La mise en perspective d'alternatives démocratiques, les projets de refondation de la démocratie à partir de l'activité de travail, sont bien déjà là dans les expériences diverses de travail dans tous les secteurs d'activité.
Il reste aux organisation syndicales qui commencent à cheminer dans ce sens, et aux organisations politiques qui devraient s'intéresser au travail réel, à s'emparer dans leur propre activité syndicale ou politique de ces expériences de travail. Leur rôle est de socialiser ces réserves d'alternatives contenues dans ces expériences. Mais cela ne fait pas partie des normes actuelles du travail syndical, et encore moins des normes du travail politique.
Travail et politique : un champ d'investigation émergeant
Des initiatives sont prises pour explorer les champs du travail et du politique, pour accéder à l'activité de travail et à l'activité politique, celle du travailleur affrontant sa situation de travail et celle du citoyen affrontant sa condition et sa responsabilité de sujet politique. Ces investigations du travail professionnel dans les divers champs d'activité productive rencontrent inévitablement l'énigme de la vie humaine et de la vie des sociétés. Elles mettent en visibilité les fils qui relient ces deux pôles du travail et du politique. Ni la gestion du travail, ni la gestion du vivre-ensemble, c'est-à-dire du politique, ne peuvent faire l'impasse sur la reconnaissance du travail réel et de ses enjeux anthropologiques d'un côté, sur la reconnaissance de la liberté des citoyens et de leurs aspirations démocratiques de l'autre.
Tout cela nous invite à réarticuler et à recoudre ensemble ces deux pôles essentiels de la vie humaine, du travail et de la citoyenneté. Avec tous les débats de normes et de valeurs qui les irriguent. Cette réarticulation apparaît comme une nécessité incontournable, pour rendre compte des expériences de la vie réelle et pour tenter un travail de conceptualisation de ces expériences.
Cette mise en visibilité, cette socialisation des expériences collectives de travail productif et d'activité citoyenne au sein des lieux de production et en dehors, constituent une étape incontournable dans la construction de projets politiques alternatifs, ancrés dans la vie sociale réelle. Cela devrait être au centre de l'activité syndicale et de l'activité politique.
Comment mettre en débat, argumenter et documenter tous ces questionnements encore largement refoulés au sein du monde syndical, comme du monde politique.
Dans le champ de la recherche : les approches disciplinaires sur le travail se développent, mais elles hésitent à s'aventurer dans le domaine du politique. Certaines comme l'ergologie et la psychodynamique du travail commencent à se lancer dans l'aventure. Mais avec peu d'échos dans les milieux syndicaux comme dans les milieux politiques. Mais là encore, les choses avancent dans les périphéries, sous des formes étonnantes, dérangeantes même.
Inversement, la science politique évite de s'aventurer dans le continent de l'activité de travail, du travail humain, du travail réel... et ses enjeux. Comme si le politique devait rester à distance des lieux de la production industrieuse.
Même le mouvement syndical, dont on pourrait penser que sa vocation fondatrice est de réévaluer en permanence l'articulation entre le travail et le politique, reste très prudent dans l'exploration approfondie et dynamique de l'activité de travail : le travail réel comme creuset d'élaboration d'alternatives sociales et politiques, comme vecteur de refondation du travail politique et de la démocratie, n'est pas encore inscrit à l'agenda syndical. Et pourtant, lorsqu'on prend le temps d'écouter dans le cadre de recherches-actions syndicales par exemple, les travailleurs faire le récit de leur travail réel, ils font le lien, à leur façon, entre leur travail et les alternatives à construire dans le champ du politique. Et les sollicitations sont de plus en plus nombreuses et pressantes en direction des syndicalistes de la part des individus, des collectifs, des corps de métiers, aux prises avec des situations de travail vécues comme impossibles et invivables. Mais toujours avec des formes de résistance informelles, individuelles et collectives, qui passent inaperçues. Et tout cela commence à perturber les normes établies du travail syndical. Les militants syndicaux sont ainsi amenés à s'interroger dans leur activité syndicale, sur leur propre travail de renormalisation à l'œuvre dans leurs rapports aux salariés. Mais tout cela apparaît trop subversif, trop dérangeant pour l'activité syndicale établie.
La question de la santé au travail, en lien avec les méthodes de management commence aussi à s'inviter dans le débat syndical surtout, et politique plus accessoirement. D'un côté, les réformes et restructurations avancées dans les services publics ou les entreprises ont un impact fort sur la qualité du travail. D'un autre côté, l'élaboration des politiques publiques comme les méthodes de gestion dans les entreprises se font dans le déni du travail réel. Tout cela est porteur de crises dont les manifestations deviennent de plus en plus visibles, notamment en termes de santé. Et en même temps, tout cela est porteur d'alternatives, d'autres mondes possibles. Et ces potentialités sont laissées en friche, faute d'être retravaillées dans le champ syndical ou dans le champ politique.
Mais remonter des manifestations pathologiques du travail malmené, à la transformation des situations de travail qui engendrent ces pathologies, c'est une démarche qui échappe encore au mouvement syndical, et à fortiori au mouvement politique. Même si dans les CHSCT par exemple, cette démarche de mise en visibilité du travail réel pour rendre compte de l'origine de ces pathologies, en trouver les remèdes et pour les prévenir, devient incontournable.
Faire comme si on n'était pas convoqué par ces crises et ces atteintes de plus en plus manifestes à la santé, rend le travail syndical comme le travail politique impossible et invivable. On entre ainsi progressivement dans une phase où la nécessité d'accéder au continent de l'activité de travail des professionnels d'un côté et de l'autre côté les stratégies de résistances ou de contournement se heurtent de plus en plus frontalement, au sein même des organisations syndicales et encore trop peu au sein des organisations politiques. Celles-ci sont encore dans le déni du travail réel et tournent le dos à la vie réelle. Ce que les citoyens leur font cruellement sentir.
Les promesses de la démarche ergologique
Les investigations opérées dans le continent de l'activité humaine, professionnelle ou citoyenne, ouvrent des perspectives politiques renouvelées. Elles nous montrent comment l'activité des travailleurs et des citoyens est le théâtre et le creuset de processus de renormalisation des prescriptions, avec des débats conflictuels de normes et de valeur d'une grande intensité. C'est à partir de là que l'on peut comprendre comment on arrive à recoudre ensemble le champ du travail, comme activité humaine productive de biens et valeurs mesurables ou de valeurs sans dimension, et le champ politique, comme activité humaine et citoyenne, productive de commun, de vivre ensemble et de valeurs non mesurables.
Pour penser cette réarticulation du travail et de la politique, la démarche ergologique nous propose des outils théoriques et pratiques. Elle ouvre des pistes dont les organisations syndicales et politiques peuvent s'inspirer pour construire leur propre démarche, leur propre travail syndical ou politique.
L'ergologie considère l'activité humaine, et notamment le travail dans ses formes les plus diverses, comme un objet énigmatique lié à la vie humaine. Cela implique de se défaire d'une conception simple du travail encore largement dominante. Au départ, l'ergologie emprunte à l'ergonomie la distinction entre le travail prescrit par l'organisation du travail et le travail réel. Dans cet écart nécessaire entre les deux, pour affronter les situations singulières de travail largement inanticipables, se déploie la créativité du travailleur en fonction des ressources dont il dispose, du diagnostic qu'il opère, des évolutions de la situation à transformer...
C'est vrai pour l'enseignant confronté aux prescriptions issues d'une nouvelle réforme de son enseignement dont il cherche le sens et les finalités et la meilleure façon de faire acquérir des savoirs et compétences nouvelles à ses élèves (des élèves singuliers ayant leur propre histoire et leur propre rapport aux savoirs technologiques). Nous avons pu vérifier par nos explorations minutieuses, microscopiques, vigilantes et généreuses de leur activité, qu'ils n'étaient jamais passifs. Chacun à sa façon manifestait son génie créateur en tant qu'être humain. Nous avons cherché avec des syndicalistes à reconnaître comment le champ de leur activité concrète est traversé par des débats de normes les plus intenses et les plus critiques. Comment, au sein même de l'action se nouent et se dénouent des normes et des valeurs sur la question des savoirs, de l'égalité entre les élèves, de l'évolution des techniques et des compétences à acquérir, avec en toile de fond les finalités de la vie sociale, de la vie humaine. Ces débats qui irriguent leur activité, les enseignants les mènent avec eux-mêmes, avec leurs collègues dans des collectifs informels, avec la hiérarchie, parfois au sein de leurs organisations syndicales lorsque des espaces sont ouverts à cette fin (bien rarement au demeurant). Dans les confrontations que nous avons organisées avec leur propre activité ou avec l'activité de leurs collègues, nous avons pu comprendre comment tout ce travail de renormalisation des prescriptions, comment cette confrontation permanente au réel des situations à transformer, dessinent de nouvelles façons de travailler, d'autres possibles ancrés sur d'autres normes et valeurs. Nous avons pu comprendre comment concrètement ces enseignants anticipent leur propre situation de travail de façon bien différente des anticipations contenues dans les réformes et les prescriptions. C'est en cela que les activités réelles sont des lieux de production de savoirs investis dans l'action, des lieux où s'enracinent des réserves d'alternatives, qui peuvent servir de matière première pour construire des projets politiques porteurs de nouvelles normes, valeurs, savoirs concernant l'éducation, l'économie, le droit, la culture, l'écologie... la vie en société, la démocratie, la vie humaine...
Nous avons pu comprendre comment l'élaboration des projets de réforme, l'ambition de gouverner le travail humain à partir des seules valeurs marchandes quantitatives, monétaires, des seules valeurs mesurables, rendaient les situations de travail impossibles et invivables, et le travail inefficace et dangereux pour la santé. Mais qui se soucie de faire remonter tout cela dans les lieux de conception et de commandement des politiques publiques ?
Convoquer le travail politique
La mise en mots, en concepts des savoirs et hypothèses portant sur l'activité humaine est une activité exigeante. Elle doit associer instamment les protagonistes du travail dans des « communautés scientifiques élargies ». Les rencontres dans chaque situation singulière entre normes et savoirs antécédents contenus dans les prescriptions et normes et savoirs investis dans l'activité, en lien avec les débats de valeurs, sont chaque fois à reconsidérer pour analyser le travail réel et produire des savoirs sur ce travail.
Le passage du singulier à l'universel, du micro au macro, interpelle aussi le travail des politiques en liaison avec l'activité politique des citoyens. Il en est de même du travail des syndicalistes avec les professionnels. Comment peuvent-ils assumer leur fonction de producteur ou de co-producteur de normes antécédentes sans prendre en considération la contestation permanente de ces normes au sein même de l'activité de ceux qui réalisent le travail au quotidien ?
L'activité politique est supposée dans le champ d'un pouvoir d'Etat promouvoir du commun, de l'intérêt général, du vivre ensemble, des valeurs sans dimension marchandes présentes dans toute activité de travail. C'est ce qu'attendent les travailleurs et les citoyens de celles et ceux qui exercent le pouvoir institutionnel au sein des organes de la démocratie. Comment construire des perspectives d'émancipation du travail sans prendre appui sur le « travailler autrement » toujours présent dans tout acte de travail. La construction de projets politiques ne doit-elle pas à la fois s'appuyer sur les acquis sociaux, un patrimoine déjà là d'institutions et de droits soutenus par l'héritage, et s'enraciner dans la vie sociale, sur les normes, valeurs et savoirs immanents aux activités de travail. Ce qui suppose une volonté militante de mettre en visibilité les réserves d'alternatives potentiellement à l'œuvre au sein des activités de travail, de créer des dispositifs susceptibles de les socialiser.
Conclusion
L'urgence politique est aujourd'hui de repenser aux différents niveaux politiques les rapports de domination qui s'exercent sur le travail pour « l'encapsuler », l'empêcher de se déployer, de s'émanciper. Il faut réduire la distance abyssale entre les flux financiers mondialisés et les activités de travail qui produisent ces valeurs. Cela implique un mouvement dialectique entre le niveau micro de l'activité de travail des producteurs de biens et services, les salariés à tous les niveaux de responsabilité, et le niveau macro de mise en visibilité et de socialisation des processus de renormalisation des normes antécédentes. Ce mouvement dialectique devrait irriguer tous les échelons et activités hiérarchiques intermédiaires de l'organisation du travail professionnel. Il devrait aussi se diffuser à tous les niveaux de responsabilité dans l'élaboration des politiques publiques et dans l'organisation du travail politique. C'est nécessaire pour crédibiliser les projets politiques et les alternatives proposées, éviter le danger de dogmatisation du travail politique d'élaboration des politiques publiques. C'est nécessaire pour retisser des liens dans l'action politique entre les professionnels de la politique, le milieu politique et les citoyens-travailleurs (salariés ou bénévoles), le peuple.
Il y a urgence à lutter contre « la fonte accélérée des valeurs humaines » au profit de l'envahissement dominateur des valeurs marchandes. Cela passe par un travail politique de réappropriation sociale du travail et du politique, mené avec et par les travailleurs et les citoyens.
On pourrait dire aussi qu'il s'agit de refonder l'autorité du politique (et du syndicalisme) à partir de l'autorité que les travailleurs exercent collectivement sur leur activité de réalisation du travail et sur l'autorité que les citoyens tentent de développer sur leur activité politique.
Yves Baunay, membre de l'Institut derecherche de la FSU (chantier travail). Publié dans Contretemps n°22.
Bibliographie
° Nouveaux Regards, n°37-38, avril à septembre 2007, éditions de l'Institut de recherche de la FSU disponible sur le site du chantier travail de l'institut : http:/institut.fsu.fr
° Ergologia, n°10, décembre 2013 : « Le travail réel une source ou une ressource pour l'activité syndicale ? » Yves Baunay.
° Travail et Démocratie – points d'interrogation, coordinateur Yovan Gilles, éditions Les périphériques vous parlent, 2012.
° La cité du travail. Le fordisme et la gauche, de Bruno Trentin, éditions Fayard 2012.
° L'activité en dialogues. Entretiens sur l'activité humaine (II), suivi de « Manifeste pour un ergo-engagement », Yves Schwartz et Louis Durrive (coordinateurs), éditions Octares 2009.
° (Se)former pour transformer le travail. Dynamiques de construction d'une analyse critique du travail, Catherine Teiger et Marianne Lacombrez (coordinatrices), Presses de l'université Laval 2013.
° « Regard d'un syndicaliste sur le travail » de Tony Fraquelli, dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, Dominique Mezzi (coordinateur), Editions Syllepse 2013.
[1] Nouveaux Regards n°37-38 avril-septembre 2007. Notamment l'article de Jacques Durrafourg « Le travail nié, le travail relégué, le travail dévalorisé... mais le travail incontournable ». Disponible sur le site de l'Institut de recherche de la FSU www.institut.fsu.fr