Travail et unité de l’activité humaine : l’exemple des retraités

Si le travail est source d’aliénation, de domination, de contrainte et de souffrance, le passage à la retraite illustre aussi l’importance du travail dans la vie des individus, notamment dans leur socialisation et leur insertion sociale. Car le travail est aussi porteur de repères, de reconnaissance sociale et même d’épanouissement et de réalisation de soi, lesquels font défaut aux retraités. Au moment de la retraite, l’identité, à la fois comme représentation et comme image de soi , comme subjectivation, et comme appartenance à un collectif, se dérobe. Ce sont ces éléments d’identité que les retraités tentent de reconquérir dans le bénévolat et les associations, ils vont, en outre, y mettre en œuvre des compétences acquises dans leur vie professionnelle.
Les retraités qui ont aujourd’hui entre 60 et 75 ans sont très nombreux. Ils sont pour beaucoup d’entre eux en bonne santé, plein d’énergie et de vitalité tant intellectuelle que physique, et en possession de tous leurs moyens… Si certains sont heureux de « cultiver leur jardin » et de « prendre un repos bien mérité », d’autres, de plus en plus nombreux, craignant la désocialisation et le retrait dus à l’arrêt de la vie professionnelle, souhaitent continuer à participer à la vie sociale.
Très désireux d’ouvertures et de relations sociales et intergénérationnelles, et prêts à y investir du temps, beaucoup vont pratiquer des activités bénévoles, associatives ou militantes. Ils y manifestent inventivité, réflexion, et initiatives. Ils manifestent de la passion pour ce qu’ils font, et parlent d’une seconde vie. Ils évoquent aussi le besoin et le plaisir d’avoir un temps moins contraint, de faire des choix, de pouvoir s’investir dans des activités diverses y compris de loisir ou de s’occuper de leurs petits enfants. L’un d’entre eux me fait remarquer qu’en espagnol retraite se dit : « jubilation » !
En 2013, on comptait 18 millions de bénévoles (tous âges confondus), ce qui équivalait à 820 000 temps pleins et 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de 13% du PIB. C'est-à-dire une « production » tant sociale que culturelle loin d’être négligeable pour la société. 51% des retraités ont une activité bénévole, ils représentent 47% des bénévoles. Ils sont plus souvent diplômés, et bénéficient de niveaux de retraite moyens ; il y a un peu plus de femmes que d’hommes (mais les hommes sont plus souvent en positions plus visibles de présidents) ; ils sont plutôt dans la tranche d’âge 60-70 ans (dite 3 ème âge), que plus âgés, (au-delà de 75 ans, ou 4ème âge).
Le présent article s’appuie sur une enquête que j’ai menée auprès de retraités par la méthode de « récits de vie ». Ce qui en l’occurrence implique le récit par les retraités de l’ensemble de ce qui constitue leurs vies de retraités, à partir de leurs activités bénévoles, associatives et/ou militantes.
Le passage à la retraite constitue pour beaucoup de bénévoles une rupture biographique, entraînant sinon une crise d’identité au moins une interrogation de l’identité. Il faut faire le deuil de la vie et de l’insertion professionnelle ; et la construction de soi qui était liée à la vie professionnelle, aux repères et à la reconnaissance sociale qu’elle offrait, est mise en question. Les récits de vie de retraités par l’évocation de l’ensemble de leurs trajectoires de vie permettent de mettre le doigt sur cette rupture (ou non rupture) et de relier ce moment et ses engagements à leurs trajectoires biographiques. Il s’agit de prendre appui sur le passé notamment professionnel pour construire l’avenir dans une cohérence biographique.
Il y a nécessité pour les retraités de reconstruire, dans une certaine continuité et cohérence biographiques, une nouvelle identité sur d’autres bases, de retrouver des affiliations et des appartenances, et de redonner sens à sa vie. Le processus est plus aisé pour les carrières militantes, de syndicalistes par exemple, que pour d’autres.
Ce qui frappe en premier lieu c’est la force de l’empreinte du travail : un lien fort existe toujours entre la vie jusqu’à 60 ou 65 ans et la retraite. Les expériences de vie, tant professionnelles que personnelles, constituent le socle de la vie de retraité : que ce soit en continuité avec la vie professionnelle, ou dans le transfert de ses compétences dans d’autres activités.
Les activités bénévoles permettent à beaucoup de retraités d’avoir le sentiment de jouer un rôle social et ainsi de s’accomplir individuellement, de s’approprier leurs existences, de s’accomplir individuellement, de s’approprier leurs existences, de se maintenir dans leurs identités en s’appuyant sur des ressources identitaires dues à leurs trajectoires. Ils y découvrent en même temps de nouvelles compétences et potentialités. Les activités bénévoles leur permettent de recomposer une vision du monde plausible, une estime de soi et une valorisation grâce à de nouveaux liens sociaux, groupes d’affiliation, et valeurs partagées. Elles sont en outre libérées des rapports de domination et d’exploitation du travail salarié ; et permettent en cela de libérer les capacités créatrices et émancipées des individus ; « comme un bonheur au travail ! ».
Ces activités bénévoles sont, en outre, un apport trop sous-estimé pour la société tant quantitatif que qualitatif.
Faire le deuil du travail professionnel.
Tous parlent longuement de leurs vies professionnelles, les carrières, les ascensions sociales, les rapports de domination, et les stratégies tant individuelles que collectives.
Un grand nombre de récits évoquent une nostalgie du travail professionnel, même s’ils défendent la qualité de vie du temps de la retraite. On sent que l’impression d’utilité et la reconnaissance sociale liées à l’identité professionnelle leur manquent. Beaucoup de récits disent les regrets des relations de travail : les liens sociaux souvent assez diversifiés et intergénérationnels tissés dans la vie professionnelle perdus vont être recherchés dans les activités bénévoles.
Enfin presque tous parlent d’une difficulté de rythmes, de structuration et d’emploi du temps… Il faut construire soi-même ses raisons de vivre, et se donner des raisons de se lever le matin : c’était l’activité professionnelle qui structurait la vie quotidienne, 30 ou 40 ans durant. Tous disent que le passage et la réadaptation sont difficiles, et qu’il leur a fallu entre 6 mois et 3 ans, selon les circonstances, pour se faire à ce nouveau rapport au temps.
Mais d’autres, les plus nombreux, apprécient, après quelques mois d’adaptation, d’être dans un temps et une activité moins contraints.
Activité bénévole et activité professionnelle
Pour choisir une activité bénévole dans la richesse et la diversité de l’offre, une question se pose aux retraités : comment s’appuyer sur ses expériences accumulées tout au long de la vie ? Etre en rupture ou en continuité par rapport à l'activité professionnelle ?
En effet, le panel de l’offre dans le champ du bénévolat est immense. Plusieurs retraités disent avoir fait une sorte de tour d’horizon des possibles. Un des premiers investissements, pour presque tous, celui qui vient immédiatement à l’esprit et que marquent sans doute des désirs latents (ou ce que l’on croyait être des désirs empêchés par la vie professionnelle), ce sont des cours, cours de langue, d’histoire, d’histoire de l’art ou même de paléontologie.
Quant à l’investissement dans le registre associatif, on distingue plusieurs cas de figure dans les récits : un certain nombre de retraités a déjà déjà fréquenté le monde associatif et le connaît à travers des associations sportives, culturelles, de parents d’élèves, ou de quartier, ou encore des associations caritatives ou militantes (comme les « restos du cœur », « Que choisir », les sans papiers ou le logement). Certains vont prolonger les engagements qu’ils avaient avant la retraite, donner assez naturellement plus de temps et prendre plus de responsabilité au moment de la retraite.
Mais d’autres cherchent des investissements différents qui les intéressent davantage ou autrement, dans d’autres domaines. Beaucoup décrivent ce moment de recherche : cette quête - assez parallèle finalement de la recherche d’un travail ! -, passe souvent par des essais erreurs ; il faut trouver le « bon » investissement, qui va permettre une sorte de seconde vie… « on ne les attend pas », et il faut se faire reconnaître et faire reconnaitre une certaine légitimité.
On rencontre 2 cas de figure chez les retraités.
Certains veulent changer radicalement d’activité par rapport à leur monde professionnel, ils en ont assez, et ont envie de découvrir d’autres domaines, de faire autre chose, éventuellement ce dont ils ont toujours rêvé et qu’ils n’ont pas pu réaliser. Les activités bénévoles peuvent ainsi être l’occasion de découvrir de nouveaux domaines, de se former et d’acquérir de nouvelles compétences. Certains trouvent même une confiance en eux et en leurs capacités à « faire » ce que leur vie professionnelle ne leur avait pas permis de révéler.
D’autres restent dans la continuité en mettant leurs compétences et leurs connaissances au service d’une cause proche de leur monde professionnel, ou bien en prolongeant bénévolement un engagement militant, syndical ou politique.
Le bénévolat des retraités répond à un fort besoin de reconnaissance sociale, de leurs compétences, de leurs capacités, de leur utilité sociale. Pour la plupart d’entre eux, il ne s’agit pas de faire passer le temps par une activité bénévole (il y a beaucoup de distractions possibles pour cela, même si elles coûtent cher), mais d’être utile, d’être en accord avec soi-même, de donner un sens à sa vie et d’acquérir un nouveau statut et une certaine reconnaissance sociale. Tous reconnaissent que la liberté et les possibilités d’initiatives non contraintes sont un très grand bénéfice par rapport au monde professionnel.
On peut s’interroger : ne faudrait il pas chercher les moyens pour que cette exigence à trouver le bon engagement , c'est-à-dire celui du plaisir et de la réalisation de soi, soit transposable au monde du travail ?
Rester dans la vie sociale
Face aux risques de désaffiliation et d’exclusion, presque tous les récits évoquent le grand bénéfice du bénévolat qui est de permettre de nouer ou de garder des relations et des liens sociaux notamment intergénérationnels : rester dans la vie.
Le bénévolat permet la construction d’un sentiment d’appartenance et de réaffiliation, de préserver le lien intergénérationnel, de nouer « des contacts amicaux avec les autres bénévoles », d’être avec des enfants, de rencontrer le milieu scolaire, des élus, des institutionnels. « Si tu ne fais pas attention, dit M.C, tu risques de ne plus voir que tes copains, des gens qui ont ton âge et pensent comme toi ou ta famille , ce que j’aimais dans le boulot et que je cherche à retrouver, c’était de voir des gens très différents ».
P. dit être très content d’être dans la vie publique, et de rencontrer des politiques, des économistes, des institutions, des fonctionnaires des ministères qu’il n’avait pas l’occasion de rencontrer dans sa vie professionnelle.
O. découvre les milieux d’artistes, des artistes jeunes, il y a une ambiance conviviale entre les bénévoles, dont beaucoup sont jeunes, autour de 40 ans. Elle dit retrouver dans le contact qu’elle avait beaucoup en pharmacie dans un quartier.
Très conscient de ce bénéfice, un autre l’énonce clairement : « Cette activité me permet d'acquérir des compétences, de côtoyer des gens nouveaux : dans l'industrie on est très sectaire, c'est un petit milieu, on vit entre nous ; ceux que j'ai trouvés ici c’est différent. je rencontre des gens que je n’aurais jamais rencontrés, par exemple je suis allé sur un chantier au Maroc, c’est un pays intéressant
Y. se dit ressourcé par les rencontres : « Quand j’ai des moments de fatigue, je retrouve mon énergie en rencontrant des gens, je ne pourrais pas rester enfermé entre 4 murs, vivre avec cela me donne un dynamisme général et intellectuel. Ma satisfaction ce sont tous les gens que je rencontre ».
Ceci est encore plus vrai pour les retraités qui assument des fonctions électives, telle celle de conseiller municipal par exemple.
Quelques uns parlent des relations entre bénévoles et salariés, mais évoquent assez peu finalement des difficultés ou des conflits. « Ce sont des amis, on déjeune ensemble cela a un côté chaleureux et convivial ». Est ce une façon de ne pas voir les difficultés ?
Engagements privés
Mais à la retraite on peut aussi avoir à devenir « le pivot de la famille », s’occuper à la fois de parents âgés et de petits enfants. Les rapports avec le conjoint peuvent devenir un peu compliqués, mais l’activité associative permet à un certain espace de s’instaurer et à chacun d’organiser sa vie. Une constatation très frappante, c’est l’importance des petits enfants dans la vie des retraités : sauf quelques exceptions, tous ceux qui sont grands parents prennent du temps, parfois beaucoup de temps, pour s’occuper de leurs petits enfants, le mercredi ou pendant des vacances; ce qui est encore un signe de leur vitalité. L’activité bénévole doit être compatible avec cet autre investissement.
Des engagements de type plutôt privé et de proximité, comme par exemple la garde des petits enfants, peuvent ainsi se trouver en concurrence avec des engagements plus publics voire politiques. C’est plus souvent le cas des femmes ayant acquis des compétences sur le plan familial qui peuvent être réinvesties dans le social.
Quelques retraités sont seuls, célibataires et sans enfant, ce qui renforce leur besoin d’activité et de rencontres à travers le bénévolat. On peut remarquer, en outre, que lorsque les grands parents s’occupent de leurs petits enfants c’est considéré comme un espace strictement domestique, sans effet sur la société.
Conclusion
La retraite peut être considérée comme une deuxième carrière illustrant un certain bonheur pour ceux qui en ont les moyens tant en termes de revenus que de santé. Elle permet de mettre à disposition de la société des qualifications et compétences acquises tout au long de la vie, et apporte une véritable plus value à la société dans les champs du social et du culturel. Elle s’affranchit des contraintes et aliénations du travail salarié et peut ainsi développer inventivité et expérimentation sociale : « Inventant les chemins nouveaux d’une production libérée de la valeur travail » dit B.Friot.
Les activités bénévoles et leur importance, en particulier chez les retraités (mais dans toutes les catégories d’âge), obligent à repenser complètement les rapports entre travail et non travail, sous l’angle de l’unité de l’activité humaine. On peut en effet mesurer combien il existe de liens, de chevauchements et d’interférences entre l’un et l'autre moment de la vie. Combien les expériences se combinent et se complètent et s’entrecroisent dans l’ensemble des activités humaines. Combien les différentes activités y compris domestiques enrichissent l’activité travail, mais aussi combien l’expérience du travail se reinvestit dans une deuxième carrière après la retraite. Deuxième carrière dont l’apport à la société est peu évalué, alors qu’il est considérable tant pour les retraités eux-mêmes et leur maintien dans la société que pour la société en termes de services et d’innovations sociales.
Nous rejoignons les analyses de B. Friot déconstruisant cette représentation selon laquelle les retraités ne travailleraient pas, et pour qui « cet impensé de la retraite qui saute aux yeux dans le bonheur des intéressés : les pensions sont pour une minorité significative de retraités un salaire différé qui leur permet de déployer leur qualification personnelle en étant libérés du marché du travail et de la production de marchandises : libérés de la valeur travail institution centrale du capitalisme… ». Nous pouvons avec lui émettre ce souhait : « la liberté et le bonheur des retraités au travail doivent devenir le fait de tous ceux qui sont au travail... La qualification personnelle doit remplacer l’emploi comme support des droits économiques et sociaux ». Et lutter en ce sens.
Bénédicte Goussault, sociologue, militante du mouvement Ensemble !. Publié dans Contretemps n°22.