Travail ou unité de l’activité humaine ?

Pour les uns facteur d’épanouissement, pour les autres base de l’aliénation, le travail est un des concepts les plus discutés et controversés. Peut-être faut-il commencer par préciser de quoi on parle exactement.

Peut-on limiter le travail à son exercice au sens strict du terme habituellement utilisé, et peut-on  limiter les effets de ce dernier à la consommation d’objets et de services ?  Cette question nous fait entrer de plain-pied dans la différence entre marchandisation et rôle social. Un chauffeur de bus, un producteur de téléphone,  produisent-ils un service, une marchandise ou une capacité de mise en relations, c’est-à-dire de la mise en société ? Toute société ne vit que par des échanges réciproques de services rendus les uns et aux autres. Même s’ils ne se connaissent pas, un chauffeur de bus, un producteur de téléphone, l’enseignant qui prend le bus, ne cessent de se rendre mutuellement la vie possible. On ne vend plus sa force de travail, on l’échange avec celle des autres. C’est le vrai contrat social. Il n’est pas passé avec une autorité nous surplombant et médiatisant les rapports sociaux, mais avec soi-même et les autres soi-mêmes. Débarrassé de ses aspects marchands, l’échange de services entre soi et la société change la place des individus dans cette société : ils en deviennent co-responsables.

Peut-on alors limiter le travail dans les actes et le temps passé enfermé dans les murs de l’entreprise  ou doit-on s’interroger sur la manière dont le travail concentre à la fois ces moments mais aussi ce que l’on appelle le « hors travail » ? Et  comment celui- ci participe à produire de la société ?

La mobilisation de l’individu-total.

Je ne suis pas sûr, pour prendre un premier exemple, que l’infirmière qui est à l’accueil de l’Hôpital de Saint-Denis et celle qui est à l’accueil d’une clinique du 14° arrondissement de Paris fassent exactement le même travail et recourent exactement aux mêmes éléments de connaissance. Celle de Saint-Denis doit répondre à des patients issus de plus de quarante nationalités, certains ne sont pas couverts par la Sécurité Sociale, certains même n’ont aucun papier. Tout ce qu’elle peut connaître par ailleurs des réalités de la Seine- Saint- Denis en y vivant joue un rôle décisif dans l’exercice de son métier. Outre la place croissante de la formation, toute l’expérience sociale et culturelle participe à la réalité du travail.

Dans une discussion qu’il n’a jamais voulu rendre publique (on va le comprendre), Christian Blanc, alors PDG d’Air France, avait tiré d’une étude faite sur le rendement de chacun de ses salariés que les syndicalistes avaient un très fort rendement, car face aux imprévus ou aux dysfonctionnements ils faisaient preuve d’une longue pratique de confrontation à l’adversité.

Dernier exemple, un responsable de la Sécurité nucléaire à EDF racontait deux simulations d’accidents pour vérifier le système de sécurité dans les centrales nucléaires (je n’ouvre pas ici le débat sur le nucléaire). La première a eu lieu en octobre, la seconde a eu lieu, dans les mêmes centrales, quelques mois plus tard, en avril. Les deux fois, les ingénieurs concernés (les mêmes donc) n’étaient pas prévenus : ils ont quelques secondes pour s’apercevoir que quelque chose ne va pas, l’analyser et prendre la bonne décision. La première expérience a été concluante et curieusement (?) la seconde ne l’a pas été. Pourquoi ? Après analyse, les responsables ont conclu que l’on était davantage en capacité de réagir au lendemain des vacances qu’après 6 mois de stress.

Le « hors travail », si on peut encore l’appeler comme cela, ne saurait être réduit à la simple reproduction de la force de travail. Il y a une interpénétration qui tient à l’engagement de l’individu. Or, nous sommes des êtres sociaux au sens où nous ne pouvons dissocier ce qui est de l’individu lui-même de ce qui est de l’individu dans son environnement. Comme souvent, ce sont ceux qui dirigent qui en ont conscience  les premiers. Les entreprises managériales, les entretiens d’embauche portent moins sur la technicité au sens étroit du terme que sur ce que le patronat appelle pudiquement les « compétences » ou « l’employabilité », à savoir des caractéristiques qui dépassent le travail requis et impliquent des qualités acquises hors travail et hors formation. Je retrouve là une première concrétisation de ce que Marx aborde dans le Programme de Gotha en critiquant la formule : « le travail est source de toute richesse », ainsi que la notion de « travail productif ». Il insiste sur le caractère social du travail qu’il ne limite pas à la notion de « collectif de travail » auquel on l’a trop souvent réduit, mais il considère que le travail n’a de sens « que s’il s’accomplit dans le cadre des pratiques sociales  et par elles ». Plus loin il précise que tout travail s’il est utile à la société est « productif ».

J’ai tendance à penser que sous l’effet d’une fantastique accélération du rythme de l’évolution des connaissances (ceux qui avaient 10 ans quand le Minitel est né n’en avaient pas 30 quand il a disparu), les conditions de la production et des services se posent en termes historiquement nouveaux, et ce quel que soit le métier exercé.  Les entreprises managériales témoignent du besoin de plus en plus grand de recourir à la totalité de l’individu, y compris ses capacités d’initiative et d’imagination, y compris son psychisme. De fait, le rapport salarial tel que nous le connaissons est d’ores et déjà obsolète. Soit c’est le capital qui s’empare de cet enjeu et c’est la précarisation, la mise en concurrence entre salariés, l’individualisation des parcours et des revenus, une aliénation à des critères hétéronomes pour compenser une socialisation croissante du travail, et pour l’instant c’est ce qui se produit. Soit nous sommes capables de penser autrement le travail, en l’inscrivant davantage dans tout ce qui fait société. L’enjeu est de pouvoir dégager tout de suite des objectifs de luttes qui permettent  de ne pas en rester à « la défense des acquis », et que la recherche de nouveau et le mouvement qu’elle suppose ne soient plus du côté des forces du capital.

Or, ce qui caractérise le salariat c’est le déni de la dimension sociale de l’activité de production. C’est-à-dire de ce que met chaque salarié de lui-même et de toutes ses pratiques sociales qui le composent. Et qu’aujourd’hui comme jamais encore, le tréfonds de la personnalité doive être mobilisé fait que ce déni ne touche pas seulement au statut social mais à toute la personnalité de l’individu. L’aliénation connaît alors une dimension nouvelle. La demande faite au travailleur d’une créativité cadenassée est en elle-même une demande schizophrénique. Il y a une mise en cause de soi, de son identité profonde. D’où à mon avis le fait que les suicides dépassent largement le stade de la souffrance au travail au sens classique de ce terme, ou alors il faut analyser cette souffrance comme ne renvoyant  pas seulement à de la maltraitance mais à l’aliénation elle-même. La définition de l’aliénation chez Marx n’est pas la soumission mais la séparation d’avec soi-même. Rarement cette définition n’aura été autant d’actualité. Le travail - je continue à l’appeler ainsi encore un peu - peut donc être à la fois facteur d’épanouissement et d’aliénation. Je ne dis pas cela pour être en accord avec toutes les contributions sur le sujet, mais pour mettre le doigt sur la contradiction qu’il porte du fait de l’exploitation.

Dépasser le rapport salarial.

Cela nous conduit à la question de la rémunération, non pas  en termes de « pouvoir d’achat »,  mais comme étalon de ce que la société croit juste de reconnaître ou pas.

Une des nombreuses définitions du communisme à laquelle Marx se livre est dans l’Idéologie allemande. Citée de mémoire : « le communisme c’est quand je peux pêcher le matin, chasser à midi, faire de la peinture l’après-midi et de la critique le soir sans jamais être ni pêcheur, ni chasseur, ni peintre, ni critique ». C’est une formidable définition de l’épanouissement individuel et du travail libéré. L’activité n’est plus   soumise à une autorité extérieure à soi et n’est pas condamnée à être la même  tout au long de sa vie.

Ce que je serais tenté d’appeler « l’unité de l’activité humaine » est pour moi le moyen de réconcilier l’individu avec lui-même et avec les autres. Phrase uniquement de portée philosophique ? Elle a des effets plus concrets et immédiats qu’il n’y paraît : seul l’objectif de se réaliser  et de ne considérer aucun des moments de sa vie comme négligeable peut faire contrepoids aux tentations de céder à l’amertume et à des attitudes de repli sur un passé abusivement  magnifié.  Or c’est la dépréciation des individus que travaille méthodiquement le patronat. Et s’installer dans une individualité déchirée entre réalités de l’exploitation travail et aspirations qui n’ont plus que le hors travail pour s’exprimer peut au contraire pousser à une exaspération et un refoulement qui, en général, sont plutôt mauvais conseillers. L’individuation est un processus de reprise de soi  comme être social, je veux dire au sens d’émancipation de toute subordination. J’y reviens plus loin.

Si nous concevons que le travail est produit par tout ce qui fait société, et qu’en retour c’est de la société qu’il produit  - des biens évidemment, mais aussi de la connaissance et des rapports sociaux -, la question de la rémunération a besoin d’être réexaminée, ainsi que la manière dont la société se sent responsable de tout le parcours social des individus. C’est ce qui me conduit à m’inscrire dans la perspective d’un dépassement du rapport salarial afin de donner à toute l’activité humaine sa dimension émancipatrice.

Or il y a déjà des brèches dans le salariat. J’en prendrai trois. Les congés maternité, les congés payés, les heures syndicales payées, c’est du travail ? C’est une prime ? C’est à chaque fois la société qui reconnaît le besoin, de se reproduire dans le premier cas, de se construire de manière viable dans les autres cas. Dans tous ces exemples, elle ne fait aucun cadeau mais rémunère ce qui est jugé indispensable. En rester à les définir comme des « acquis sociaux » nous prive de pouvoir nous appuyer sur leur portée réelle. En étant très schématique : un enseignant qui va au théâtre le samedi soir, il s’amuse ou il travaille ? Et que penser de la retraite ? Des enseignants qui s’occupent d’enfants, c’est un métier rémunéré (fort mal), et des parents ou grands-parents qui s’occupent des mêmes enfants, cela n’est plus un apport social ? Faut-il être dans un échange marchand et une activité soumise pour qu’elle soit reconnue ? Imposer ce regard sur ces brèches dans le rapport salarial est pour moi fondamental.

D’autant que cette question du salariat ne se limite pas à la rémunération. Si l’activité humaine est faite pour maîtriser les réponses aux besoins, comment ne devrait-elle pas impliquer le pouvoir d’orienter, de décider ? Pouvoir de décision non seulement sur les conditions de production mais sur leur finalité même.  Dès lors le travail, si on peut encore l’appeler ainsi, doit inclure une dimension de maîtrise et de pouvoir sur soi. Il est significatif que cette dimension ne choque personne lorsque l’on parle d’artisans, d’agriculteurs ou d’auto-entrepreneurs, mais paraît impensable pour l’industrie ou les fonctionnaires : cette différence mentale de traitement est bien liée au statut de salarié. Comme si le sens de leur rôle social ne pouvait être assuré que sous la chape d’une autorité autre que la leur. Au point que nombre d’adeptes de l’autogestion ne la conçoivent que pour de petites unités. Et nous atteignons ce non-sens : plus une activité est largement sociale (je pense à ce qui ne peut qu’être international) plus le pouvoir sur cette production ou ce service est accaparé par un nombre réduit de mains, dissociant alors travail et pouvoir et réduisant aussi les usagers à l’état de consommateurs.

N’est-ce pas alors le moment d’interroger qui est propriétaire ? Des actionnaires ou l’ensemble du corps social qui devient effectivement copropriétaire ? Si je dis « effectivement », c’est parce que je ne peux pas faire comme si les expériences historique qui ont conduit à confondre nationalisations et étatisations n’imposaient pas cette précision. Comment faire fonctionner le tout à grande échelle, c’est un autre sujet qu’il faudra aborder. Mais disons-le, dépasser toute forme d’assujettissement, considérer que le pouvoir sur le sens du travail, sa finalité et son organisation fait partie intégrante de son métier, commence à mes yeux à ne plus ressembler tout à fait à du salariat.

Changer nos concepts : un verrou bien actuel.

Problématique savante et intemporelle ou enjeu très actuel ? En quoi les luttes sociales et politiques actuelles sont-elles concernées par ce type d’approche ?

Un moment aigu de l’aliénation, selon moi, se révèle dans le vocable utilisé : « la défense de l’emploi ». Le mot emploi  induit un rapport bien défini entre des « demandeurs »…d’emploi, qui sont donc dépendants du bon vouloir des « offreurs ». De plus le mot « employés » évoque des « utilisés », c’est-à-dire des êtres ramenés au rang d’objets (c’est pourquoi l’euphémisme patronale parle plus volontiers de « collaborateurs »).  Si l’on considère que l’idéologie dominante est intégrée de manière inconsciente, ce vocabulaire n’est pas un détail : il révèle une position d’infériorité qui fait partie de la normalité. Et de fait, au fur et à mesure que le capital s’est éloigné de la production pour donner une place dévorante à la financiarisation, nous donnons souvent le sentiment d’être pris de court en courant après des « repreneurs » et donc en de regrettant le « bon temps » où les capitalistes voulaient bien nous exploiter.

De plus, je ne suis pas sûr que l’on puisse trouver une réponse à la crise en conservant les concepts acquis avec la révolution industrielle. L’efficacité  qui requiert l’implication croissante de l’individu considéré dans sa totalité ne permet pas de le laisser dans cette sorte de schizophrénie sociale : On ne peut pas lui demander de mobiliser toutes ses facultés sauf celles qui touchent à son émancipation ; lui demander  un grand esprit d’initiative sauf pour ce qui concerne la stratégie et la finalité de son entreprise ; attendre de lui une grande culture et un renouvellement constant de ses connaissances mais ne pas reconnaître le temps qu’il y passe ; établir des liens de coopération avec d’autres métiers que le sien mais en lui refusant de quoi alimenter d’autres rapports sociaux... Autant d’enjeux qui ne peuvent pas trouver de réponses sans toucher de manière structurelle à ce que l’on appelle encore le travail. Ne pas aborder ces dimensions laisse au capital un espace dans lequel il enfourne précarité, salaire au mérite, incitations aux mécanismes d’auto exploitation… C’est pourquoi je regrette qu’en voulant s’émanciper de rapports d’assujettissement au PC, la CGT ait cru bon de supprimer dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, l’article 2 de ses anciens statuts qui faisait de la suppression du salariat un but. (On peut aussi s’interroger sur la part que la reproduction de tels rapports de subordination a pu prendre dans l’affaissement puis l’effondrement du système soviétique).

Selon que l’on considère les exploités ou dominés comme des bouches à nourrir qui limitent leur réclamation à « une meilleure répartition des richesses » ou comme indispensables à la collectivité change la légitimité des combats les plus immédiats et pèse sur le rapport des forces. Je prends souvent cet exemple : lorsque des cheminots se mettent en grève, on dit qu’ils paralysent le pays ; il ne vient à l’idée de personne de répondre que si l’arrêt de travail d’un corps de métier  paralyse le pays, cela dit combien on a besoin de ces travailleurs et que ce besoin se paie.

Classe en soi ou classe pour soi, demande Marx ? Les révolutions ne sont jamais le fait des victimes mais de ceux qui se considèrent indispensables. La constitution d’une classe sociale n’est pas une donnée platement sociologique, elle est indissociablement liée à une conscience de son rôle et de sa place dans la société. Elle suppose une capacité à mesurer son propre apport à la société et à se projeter dans un avenir commun qui permet d’acquérir la place à laquelle on a droit. On agit comme on se voit. La recherche d’autres concepts à partir du travail n’est donc pas de l’ordre d’un futur hypothétique, c’est une projection qui permet de se construire dans le présent et lui donne du sens. 

Pierre Zarka, animateur de l'OMOS et membre de l'Association des communistes unitaires (ACU). Publié dans Contretemps n°22.

 

 

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