Un autre développement est il possible dans les pays émergents d'Amérique latine ?

Dans les années 1960-1970, de nombreux économistes et sociologues s’interrogeaient sur le sens à donner à la croissance et au développement, ainsi qu’aux relations les unissant. La croissance serait d’ordre quantitatif, le développement par contre appartiendrait au domaine du qualitatif. Une croissance soutenue et régulière dans le temps passerait par un développement, c’est-à-dire par des mutations structurelles concernant à la fois la propriété, les institutions, les comportements, les inégalités de patrimoine et de revenus. Sans ces mutations, la croissance risquerait à la fois de ne pas être inclusive et de s’essouffler. Mais il ne pourrait y avoir non plus de développement en l’absence de croissance. Le qualitatif s’alimenterait ainsi du quantitatif et de la capacité à élever les revenus et de les distribuer. C’est sur ces interrelations qu’hier portait le débat, lequel s’est ensuite quelque peu estompé, pour ressurgir à présent. D’une part, avec les effets collatéraux de la croissance sur l’environnement, ainsi que sur la santé des femmes et des hommes, d’autre part, avec la remise en question de la marchandisation de la société et de la recherche du gain à tout prix. C’est ce qui explique qu’on soit passé en 1987 du terme générique de « développement » à celui plus précis de « développement durable ».

Les dégâts du développement

Aujourd’hui, la croissance est donc de nouveau interrogée. Les économies émergentes rencontrent de nombreux obstacles à la poursuite de leur croissance. Celle-ci ralentit plus ou moins fortement en Asie. La menace d’une middle income trap devient de plus en plus préoccupante. Il semble qu’il ne soit plus possible de suivre les mêmes chemins qui ces dernières décennies avaient permis une forte croissance et que soient nécessaires des changements profonds. 

En Amérique latine, la croissance est atone et la désindustrialisation se confirme. Malgré certains progrès, cette même croissance reste excluante. Le niveau des inégalités de revenus se situe à un niveau toujours très élevé. Et bien qu’il y ait eu une amélioration du niveau de vie des catégories pauvres et modestes et une légère baisse de ces inégalités ces dernières années, l’enrichissement des 1 % les plus riches ne cesse de croître, à l’égal de ce qu’on observe dans les pays avancés. Cependant, la reconnaissance de droits aux primo-arrivants (les populations indiennes), longtemps déniés, acquiert aujourd’hui une certaine légitimité, mais reste peu appliquée dans les faits, du fait de la primarisation à marche forcée de la plupart des économies latino-américaines. Selon différents auteurs, l’exploitation des matières premières a des conséquences sérieuses sur la santé des habitants, sur leurs modes de vie et conduit le plus souvent à des migrations massives vers les villes des paysans fuyant la contamination des eaux et les cancers provoqués par l’utilisation massive de pesticides… Mais cette exploitation fournit les ressources pour le financement des dépenses sociales et pour permettre à des populations pauvres de sortir de leur pauvreté. Pour caractériser cette nouvelle étape, M. Svampa la désigne comme Consensus des Commodities (matières premières), consensus succédant à celui de Washington. 

Des problèmes environnementaux graves, consécutifs à cette primarisation, affectent surtout les populations indiennes. Leurs droits, enfin reconnus sur leurs terres, sont à nouveau déniés. De nombreuses maladies, provoquées par une pollution galopante, les affectent. Nombre d’Indiens doivent de facto se soumettre aux impératifs de la primarisation, ce au nom du progrès social que les recettes d’exportation pourraient procurer pour financer des dépenses de santé, d’éducation, de logement... Mais la reprimarisation des économies provoque des dégâts environnementaux de moins en moins contrôlables, l’expulsion de facto de nombre d’Indiens de leurs terres ancestrales, ainsi que celle de petits paysans qui, confrontés à la puissance des multinationales, doivent abandonner leurs champs. Comme la misère appelle une autre misère, une grande partie de ces migrants se réfugient dans des bidonvilles, et, dans l’informalité, apprennent à connaître la misère urbaine. Le grand rêve d’une société plus inclusive s’estompe.

La protection sociale ne couvre pas l’ensemble des citoyens, et bien que les discours politiques et les lois votées soient à caractère universaliste leur application reste encore partielle, voire partiale. Les dépenses sociales augmentent rapidement dans certains pays, plus lentement dans d’autres, mais quel que soit le rythme d’accroissement de celles-ci, il reste à un niveau très en deçà des besoins, tant du point de vue de la santé que de l’éducation. A la différence du dix neuvième siècle et du début du vingtième siècle, la primarisation est un moyen pour des gouvernements « développementistes » de se procurer des ressources afin de financer en partie des politiques sociales. « L’impératif social » évoqué passe par la négation de la question sociale présente, comme si les lendemains qui chantent imposeraient un présent qui déchante. À l’égal de ces années révolues, celles où seule l’économie d’exportation de matières premières pouvait exister, l’industrialisation étant freinée voire combattue par les puissances dominantes, la primarisation d’aujourd’hui renforce le poids des rentiers. Les techniques de production sont sophistiquées, tant dans l’agriculture (avec l’utilisation des OGM) que dans les mines. L’accumulation du capital dans les matières premières est à la fois le fruit d’une combinaison des rentes de la terre, dont la valorisation ne dépend pas ou peu du travail, et des profits propres au capitalisme.

Matières premières agricoles et développement durable

En 2010, 66 % des terres cultivées sont consacrées à la culture du soja au Paraguay, 59 % en Argentine, 35 % au Brésil, 30 % en Uruguay et 24 % en Bolivie. Ces chiffres traduisent l’accaparement des terres cultivables par la production du soja au détriment d’autres cultures. Les terres deviennent des terres sans paysans, ces derniers migrant vers les villes. En 2012 -2013 en Argentine par exemple, les surfaces consacrées à la culture du soja occupent 19,6 millions d’hectares, celles du maïs 4,1 millions d’hectares et celles du blé 3,9 millions d’hectares. Les surfaces consacrées aux autres cultures sont devenues plus ou moins marginales et les bois et forêts voient leur surface se réduire de plus en plus. La conquête de nouvelles terres pour l’exploitation du soja passe par la déforestation. Celle-ci est particulièrement prononcée au Paraguay : 90 % des forêts ont disparu ces cinquante dernières années, un peu moins forte dans les autres pays. 

L’utilisation des OGM est massive, on considère qu’en Argentine 50 % des activités agricoles utilisent des produits transgéniques, ce chiffre s’élève à 90 % pour la culture du soja. Les modes actuels d’exploitation des matières premières agricoles (OGM, pesticides, etc.) sont à l’origine de nombreuses maladies, d’épuisement rapide des sols, de dégâts collatéraux sur les autres cultures et nécessitent de plus en plus de nouveaux produits transgéniques, les plantes résistant de moins en moins aux herbicides, insecticides et aux fongicides utilisés, augmentant ainsi considérablement les coûts d’exploitation du soja et des autres cultures, et éliminant de ce fait les petits et moyens agriculteurs au profit des très grandes exploitations. Ces modes d’exploitation génèrent des déséconomies externes massives dans la mesure où on ne tient pas compte des surcoûts induits (pollution, utilisation massive des eaux, dégradation des fleuves, érosion des terres et pertes de la biodiversité, etc.).

Comme pour l’exploitation des mines, celle des matières premières agricoles constitue une atteinte profonde à la santé des habitants et un véritable dumping environnemental. Il n’est pas tenu compte des coûts causés par la pollution, l’utilisation massive des eaux, la dégradation des fleuves, l’érosion des terres et les pertes de la biodiversité. 

Les rentes liées à la terre, mais aujourd’hui aussi à la finance modifient les comportements des élites et les caricaturent. La consommation somptuaire des catégories les plus aisées, la faiblesse de leur taux d’épargne ne permettent pas que des ressources plus importantes soient dégagées pour investir dans la production de biens manufacturés, ce qui explique la faiblesse du taux de formation brute du capital. 

Ces problèmes sont d’ordre structurel. Ils ne peuvent être dépassés sans qu’il y ait des mutations. Il serait erroné de penser qu’ils pourraient être absorbés par la croissance permise par la reprimarisation de ces économies. D’abord parce que celle-ci ne conduit pas à une croissance soutenue, mais à un essor de comportements rentiers, ensuite parce que les recettes fiscales dégagées par l’impôt sur ces exportations ne sont pas suffisantes pour financer des dépenses sociales à la hauteur des nécessités, enfin parce qu’elle a un coût écologique considérable. Cette croissance exclusive, quand bien même s’accompagnerait-elle d’une légère baisse des inégalités, accentue les difficultés au lieu de les diminuer, ce qui conduit à s’interroger sur la viabilité de ce type de développement et au final pose, en filigrane, la question de la possibilité d’un autre développement.

Un autre développement : une utopie mobilisatrice ?

La croissance appelle un autre développement, radicalement différent. En ce qui concerne la gestion de la force de travail, ce changement est possible, bien que difficile. Les emplois peuvent être mieux rémunérés et bénéficier d’une socialisation des risques par l’État plus conséquente que ce qu’elle est, et ce faisant l’informalité peut être fortement réduite. Il est également possible de favoriser une protection significative de l’environnement et de protéger les populations locales contre la violation de leurs droits. 

Les difficultés viennent des intérêts divergents de chacun des acteurs sociaux : le monde du travail, le secteur industriel, le secteur exportateur, les populations affectées par la primarisation, le secteur financier et enfin l’État. Chacun de ces acteurs est doté d’une force différente, des coalitions entre des acteurs sont possibles et mouvantes dans le temps selon l’évolution des rapports de force : secteurs exportateur et rentier-État contre secteur industriel, monde du travail contre secteur industriel, secteur exportateur-État contre populations affectées, enfin populations affectées et État contre secteur exportateur. Protection du travail, accès aux droits universels, protection de l’environnement, respect des droits propres aux populations affectées par la primarisation agricole et minière, sont les chevilles ouvrières d’un « autre développement ». Les discussions portant sur les deux premiers points sont relativement connues. C’est moins le cas pour les deux derniers, surtout si on introduit la spécificité des populations hier exclues, aujourd’hui acceptées de jure. Les luttes, opposant les populations affectées par cette primarisation aux entreprises multinationales d’un côté, et de l’autre à l’État, sont de plus en plus nombreuses. Elles ne concernent pas seulement l’aspect matériel, mais aussi, et surtout, l’aspect symbolique portant sur le respect des droits hier déniés. Aussi convient-il d’essayer de s’interroger sur les difficultés de réaliser un « autre développement ». 

Quelles sont les raisons évoquées pour ne pas respecter les droits des populations natives ? Elles tournent autour des sacrifices qu’il faut consentir pour atteindre une forte croissance, l’équilibre de la balance des paiements et du budget, et enfin un essor des dépenses sociales. Les contraintes externes des pays latino-américains sont élevées : tant que l’exploitation des matières premières à grande échelle n’est pas lancée, les importations ont tendance à croître plus vite que les exportations. Les transferts de capitaux (dividendes, profits rapatriés, voire intérêts de la dette externe), en forte croissance, s’ajoutent aux déficits de la balance commerciale. L’exploitation des matières premières apparaît alors comme une aubaine pour deux raisons : elle permet de desserrer la contrainte externe, tant au niveau de la balance commerciale que de celle des comptes courants, et elle fournit des recettes fiscales supplémentaires. Celles-ci financent – le plus souvent – une politique sociale plus audacieuse, sans qu’il soit nécessaire de faire une réforme fiscale, source de conflits. C’est ce qui explique qu’il soit si difficile de faire une politique de développement durable protectrice de l’environnement et des populations qui vivent sur les territoires concernés par l’exploitation des matières premières. C’est ce qu’on peut observer dans les pays connaissant une primarisation agricole et l’expulsion de leurs terres (Paraguay, Argentine, etc.). C’est aussi le cas des pays andins (Pérou, Bolivie, Équateur, Argentine), particulièrement affectés par l’exploitation des mines. La primarisation minière se réalise alors au détriment des droits, aujourd’hui reconnus à des populations qui hier n’en bénéficiaient point. Elle entre alors en contradiction avec les tentatives de créer dans des pays à forte population indienne un État plurinational, reconnaissant précisément ces droits. 

Cette argumentation, apparemment d’une logique irréfutable, masque en fait plusieurs points importants : un État plurinational pose la question des territoires spécifiques et des relations entre eux. Ces relations s’apparentent à un colonialisme interne, voire à un impérialisme interne.

Respecter les droits des populations « natives », imaginer une autre manière de concevoir l’économie, opposant le buen vivir à la marchandisation à outrance des sociétés et des hommes, sont des promesses qui, après avoir été faites, sont repoussées au nom des nécessités. Mais cet autre développement, s’il est une utopie, est aussi une « utopie mobilisatrice », comme le révèle l’opposition de plus en forte des populations « sacrifiées » par la primarisation des économies. Et, paraphrasant Gramsci, on peut dire que le développement à l’ancienne ne peut plus perdurer, mais qu’un autre développement n’est pas encore né, même si en pointillés on le devine dans les nombreuses luttes contre les effets de la primarisation sur le mode de vie et la santé des populations locales. 

La reconnaissance des droits passe par celle de Nations distinctes au sein d’une même Nation. C’est sur ces territoires que peuvent alors s’exercer ces droits. Cette approche n’est pas sans poser de nombreuses interrogations. Où s’arrêtent les frontières internes, celles des droits des populations locales, où commencent celles des droits de l’ensemble de la population, comment peuvent s’exprimer les solidarités qui fondent le mode de vie ensemble sans risque de scissiparité et de la constitution de plusieurs États, les Nations riches recourant à l’indépendance au détriment des Nations pauvres ? L’échec relatif des tentatives de penser d’une autre manière le développement est patent en Bolivie et surtout en Équateur.

Des Nations au sein d’une Nation

Les populations indiennes, ainsi que les esclaves noirs « importés » d’Afrique, n’ont pas eu de droits reconnus, ceux-ci étant réservés aux populations qui migraient d’Europe. Les Indiens, Nations par excellence, se voyaient dénier leur existence en tant que Nation. La littérature à ce sujet est abondante. Au Brésil, les esclaves noirs qui parvenaient à s’échapper ont formé des communautés rebelles (« quilombos »). Celles-ci étaient très étendues. La plus célèbre était le quilombo de Palmares, regroupant plusieurs villages. Ce quilombo possédait un gouvernement centralisé et sa superficie approchait celle du Portugal. Il a accueilli jusque 30 000 personnes, essentiellement des esclaves en fuite (« esclaves marrons »), des Indiens et quelques Portugais désireux de fuir le service militaire forcé. C’est pourquoi on considère que ces quilombos constituaient de véritables Nations. Il existe aujourd’hui entre 3 500 et 5 000 « quilombos », et approximativement 2 millions de descendants d’esclaves marrons y résident. Ces derniers sont confrontés aux grands propriétaires terriens, désireux de récupérer « leurs » terres, pour les exploiter soit dans la production de soja, soit de sucre, soit enfin dans celle de maïs, alors même que la Constitution de 1988 reconnaît leurs droits territoriaux sur ces terres.

La terre n’est pas plate. La globalisation des échanges ne s’effectue pas de manière linéaire, par simple extension des échanges nationaux. L’économie-monde est composée d’ensembles inégaux qui entretiennent entre eux des relations de dominant-dominé. Les échanges se font entre des ensembles dont les niveaux de monétarisation, de généralisation des marchandises, de protection du travail et de l’environnement, de salaires et enfin de productivité sont différents. Ces différences sont faibles entre pays avancés, elles sont plus ou moins importantes entre pays avancés et pays en voie de développement. Ce sont elles qui expliquent la possibilité d’impérialisme des dominants sur les dominés.

Rapports de production spécifiques et informalité

L’originalité de ces modes de développement repose sur des articulations des rapports de production spécifiques et variables selon les pays, leurs histoires, les modalités de leurs conquêtes. En règle générale, la colonisation conduit à déstructurer les rapports de production anciens et à les adapter aux besoins d’abord de l’économie de pillage, ensuite de l’économie d’exportation. C’est la raison pour laquelle apparaissent des formes spécifiques de métayage et de salarisation, caractérisées d’incomplètes ou restreintes.

Hier l’informalité traduisait le plus souvent une articulation de modes de production anciens et modernes. Les relations entre travailleurs et entrepreneurs étaient plus ou moins personnelles comme ce qu’on a pu observer en Amérique latine avec ce qu’il est convenu de nommer l’autoritarisme-paternalisme. Aujourd’hui, l’aspect paternel tend à s’estomper, y compris dans les petites unités de production, et l’informalité s’explique surtout par le rejet de l’impôt et des contributions sociales, le versement de faibles rémunérations et le maintien de conditions d’emploi précaires.

 

Tout ne repose pas sur le marchand. Il n’y a pas une généralisation totale de la marchandise. Celle-ci est plus ou moins étendue. La marchandise se distingue du bien produit pour sa valeur d’usage à l’exclusion de sa valeur d’échange. Les relations non marchandes sont fondées sur la solidarité, sur les services publics. Elles sont présentes dans les pays avancés et dans les pays en développement. Elles peuvent acquérir un poids particulier en période de crise (troc) ou lorsque les dégâts environnementaux sont importants (énergies renouvelables plus coûteuses mais préférées aux énergies non renouvelables). L’articulation entre le marchand et le non marchand a des aspects supplémentaires dans les pays en développement qui s’expliquent essentiellement par les formes de domination qu’elles ont subies dans le passé. La violence avec laquelle s’est effectuée la diffusion des rapports marchands et capitalistes, dans un espace temps extrêmement dense, explique les formes spécifiques des rapports de production. Ce sont d’ailleurs les modalités de cette diffusion qui expliquent leur développement inégal et combiné, dont une des manifestations est l’importance des emplois informels, que ce soit des emplois « à leur propre compte » ou bien des emplois salariés.

Il serait réducteur d’analyser ces relations en se limitant aux effets de domination des Nations avancées sur les Nations en développement. Il ne s’agit pas de relations entre Nations, mais entre États-Nations. La nuance est importante car, au lieu de considérer les pays comme des « points » sans épaisseur, on introduit les classes sociales. La domination d’un pays sur un autre passe par des classes sociales. Aussi peut-on comprendre, par extension, que le raisonnement suivi jusqu’à présent est applicable au sein d’une Nation. Les relations de domination se font entre territoires aux niveaux de développement différents. Dans certains territoires, les rapports de production capitalistes dominent, dans d’autres la marchandisation n’est pas complète et les rapports de production portent l’empreinte d’anciens rapports de production. Cette domination interne n’est pas la simple reproduction de la domination externe. Elle en a les marques, mais conserve certaines spécificités. Lorsque les territoires composant l’État-Nation sont situés à des niveaux de développement très différents, lorsque les populations d’un territoire donné ont été exclues de leurs droits, on peut alors parler de colonialisme interne, voire d’impérialisme interne de l’État-Nation sur ce territoire. On se trouve alors devant le cas de figure analysé par Hannah Arendt lorsqu’elle écrit : « à la différence de la structure économique, la structure politique ne peut s’étendre à l’infini parce qu’elle ne se fonde pas sur la productivité de l’Homme qui, elle, est illimitée », et ajoute : « partout où l’État-Nation s’est posé en conquérant, il a fait naître une conscience nationale et un désir de souveraineté chez les peuples conquis ». C’est ce qui explique que les Nations indiennes, conquises et soumises, aient pu revendiquer leurs droits sur leurs territoires. Une fois ces droits reconnus, l’État de national devient plurinational. Pour autant, les difficultés ne sont pas levées. Car si l’impérialisme interne explique la revendication d’une Nation spécifique au sein d’une même Nation, il ne disparaît pas pour autant. Aussi, l’unique issue est de renforcer les pouvoirs au sein des Nations hier opprimées, de telle sorte que ces pouvoirs puissent apparaître comme l’émanation d’États. La dynamique de l’État plurinational est donc celle d’une fédération d’États dont les programmes politiques restent à écrire.

Alors, mais alors seulement, il pourra être possible de penser un « autre développement » qui ne soit pas menacé par les décisions d’un État central, quand bien même celles-ci seraient légitimées par des projets néo-développementistes portés par des politiques sociales plus ambitieuses. 

Pierre Salama. Publié dans le numéro 21 de Contretemps.

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