Vers des luttes de transformation de la société

Un des principaux obstacles à l’action de transformation de la société est à rechercher dans la culture politique traditionnelle dont le mouvement ouvrier est encore très marqué. Celle-ci est caractérisée par une « division des tâches » : les syndicats et les associations organisent la protestation et les réclamations ; les partis politiques et les élus prennent les décisions politiques. On emploie souvent l’expression selon laquelle les luttes revendicatives doivent trouver « un débouché politique ». Mais est-il vraiment pertinent que le syndicat ou l’association, comme dans une course de relais, doivent passer le témoin aux partis et aux élus pour prendre les décisions qui touchent à l’organisation de la vie en société ? L’objectif central de cette stratégie est de déléguer la prise du pouvoir d’État aux partis pour que ces derniers « satisfassent les demandes » des intéressés et « restituent, ensuite, le pouvoir au peuple ». On sait ce qu’il en est. Cette conception délégataire du politique induit un rapport de subordination et verrouille de fait l’accès des citoyens à l’exercice des décisions politiques au profit des partis et des élus qui tendent à devenir des professionnels de la politique. La transformation sociale est rendue illusoire, dans la mesure où les intéressés en sont exclus dès le départ. Dans cette construction, les luttes servent à accumuler des forces dans une perspective électorale comme seule échéance politique envisageable. Ce type de rapports des citoyens à la politique contribue à ramener ces derniers au statut de consommateurs qui choisissent, un peu comme au super marché, ceux à qui ils vont devoir obéir après l’élection. Tout cela ne veut pas dire que les institutions et les élections ne sont d'aucune utilité, mais en revanche implique de transformer les rapports que les citoyens entretiennent avec elles.

Il est vrai que des acquis ont été obtenus avec cette démarche et que les militants de cette époque n’ont nullement démérité. Mais cela s’est fait au prix d’un malentendu. Jusque dans le milieu des années 1970, le capitalisme indexait ses profits sur le travail et pouvait faire certaines concessions au mouvement ouvrier sous la pression des luttes. Mais on en a tiré la conclusion que le capitalisme était aménageable, et que le mouvement pouvait obtenir des acquis sans remettre en cause le système et sans envisager des choix de société alternatifs. En fait, on peut se demander si la démarche délégataire et la démarche d’aménagement du capitalisme ne sont pas les deux faces historiques d’une même pièce. Ce « malentendu » semble perdurer aujourd’hui à travers les démarches de type keynésien qui animent les acteurs de la gauche, y compris la gauche radicale.

Aujourd’hui, ces conceptions sont appelées à devenir obsolètes. Les grandes victoires structurelles datent de plusieurs décennies, les manifestations destinées à réclamer aux institutions et à faire pression sur elles ont de moins en moins d’effet. L’une des raisons essentielles se trouve dans la mutation du capitalisme. Les marges de l’époque de la révolution industrielle s’estompent et le capitalisme indexe aujourd’hui ces profits sur la financiarisation ; l’humain, le travail et la nature sont dévalorisés et devenus de simples variables d’ajustement. En conséquence, le capital ne peut plus et ne veut plus « partager les richesses ». Dans ces conditions, il semble vain de tenter d’obtenir des aménagements et des victoires dans les mêmes conditions qu’il y a 50 ans.

Les victoires structurelles ont été obtenues en bousculant la démarche délégataire

Il est intéressant de constater que dans l’Histoire, le mouvement ouvrier n’a pas toujours suivi cette conception délégataire. Le mouvement populaire n’a obtenu de victoires structurelles que dans les seuls moments où il n’a pas délégué l’action politique aux partis, aux élus et au patronat, et qu’il leur a disputé, dans la réalité, l’exercice du pouvoir. Nous en avons un bel exemple avec la création de la Sécurité sociale et des services publics. Il est d’ailleurs très significatif qu’on ne parle guère du contexte politique à l’issue duquel s’est déroulée la rédaction du programme du CNR. Pendant la guerre, les élites se sont discréditées et le mouvement populaire s'est substitué aux institutions qui s’effondraient. Le peuple rassemblé imagine une autre société. De fait, il prend la place de l’armée ; il fournit un travail de portée législative. De plus, il vise à la destruction de l'appareil d’État et ainsi prend sa place, posant la question du pouvoir. Dans ce contexte, la CGT, quand elle contribue à l’élaboration du programme du CNR, ne se pose pas la question de savoir si elle fait du syndicalisme ou de la politique. La Résistance n’est pas seulement la lutte victorieuse contre l’occupant, mais un grand moment d’exercice du pouvoir et de transformation de la société par et pour le peuple rassemblé. Mais cette dimension « autogestionnaire » a été occultée par l’Histoire officielle. Cette « omission » contribue à maintenir le peuple dans l’idée qu’il doit déléguer son pouvoir aux spécialistes de la politique.

Un courant « autogestionnaire » réprimé et son histoire occultée

En 1792, en 1848, en 1871, les événements ont été aussi poussés par ce que nous appellerions aujourd’hui un courant autogestionnaire. Mais ces « révolutions dans les révolutions » ont été écrasées et soigneusement effacées de la mémoire collective ; la représentation que le peuple se fait de lui-même, son regard sur la République et la démocratie ont été filtrés par l’héritage idéologique et politique des vainqueurs. En 1848, par exemple, le conflit de classes entre bourgeois et prolétaires englobait explicitement la conception du pouvoir. Qui de l’État et du mouvement populaire allait être autonome et avoir les mains libres ? Ces événements ont disparu, eux aussi, de l’histoire officielle et du paysage idéologique. Cette confiscation de l’héritage « autogestionnaire » du peuple a contribué à réduire sa conception de la démocratie au seul suffrage universel qui exclut de fait les citoyens des autres moments de pouvoir d’intervention politique. Toutes les autres formes d’accès à la politique relèvent d’un droit, strictement individuel, à avoir ses opinions. Les manifestations collectives sont considérées, encore aujourd’hui, comme des dysfonctionnements.      

On oublie trop vite que parmi les principaux fondateurs de la Troisième République se trouvent des monarchistes tels Thiers ou Mac-Mahon. Si ces derniers ont dû concéder le suffrage universel (masculin), ils ont habilement pensé l’éloignement du peuple de la politique. Depuis la Révolution Française, dans l’imaginaire collectif, l’idée de République restait inséparable de celle de Révolution. Si les deux se sont dissociées,ce n’est pas parce que la République dure depuis longtemps. L’innovation des dirigeants de l’époque a été d'opérer cette séparation dès la fondation de la Troisième République, pour vider la République de toute dimension « autogestionnaire » et limiter le rôle du peuple aux seules élections, l’excluant de tout autre moment de la vie politique. Ainsi, cette conquête incontestable qu’est le suffrage universel a été utilisée comme moyen d’intégration des citoyens, comme un outil de meilleure connaissance de « l’humeur des exploités » et moyen de dissocier les « classes dangereuses » des élites et des représentants qu’elles se donnent. Avant cela, la bourgeoisie, tout en refusant le suffrage universel masculin, avait dû concéder le droit d’association. Sommes-nous sûrs qu’il ne reste rien de cette dissociation du social et du politique quand on sait que le mouvement de 1968 a imposé la reconnaissance du rôle du syndicat à l’entreprise alors que celle de l’action politique n’a toujours pas été revendiquée ?

Le centre de gravité de l’action politique est dans l’autonomie du mouvement populaire   

Dans une véritable conception de transformation sociale, le centre de gravité du rassemblement à construire n'est plus seulement dans les institutions, ni dans l’État mais d’abord dans la recherche d’autonomie et de pouvoir pour le mouvement populaire lui-même. Dire cela, c’est modifier la conception même de la politique. Celle-ci ne s’enferme plus dans la course au pouvoir d’État et aux postes électifs, mais s’indexe sur la production de connaissances et d’actions qui peuvent nourrir un mouvement populaire autonome, rassemblé et majoritaire. Dans cette construction, tous les acteurs du mouvement social – syndicalistes, associatifs, politiques –, sont amenés à redéfinir leur positionnement par rapport aux citoyens, aux institutions et à la société, ainsi que la nature des rapports que les différentes organisations entretiennent entre elles.

Une telle démarche suppose que la conception de la lutte change : elle ne peut demeurer strictement revendicative, au risque de maintenir les citoyens dans une amputation de leur pouvoir. Les luttes devraient, dans leur contenu et leur forme, disputer au capitalisme l’organisation de la vie en société et montrer que les citoyens sont capables de gouverner les entreprises et la société. Elles doivent donc, tout à la fois, s’attaquer plus directement aux outils d’exploitation et de domination et porter l’imaginaire d’une autre société. Le thème de l’appropriation sociale, par exemple, devrait devenir un thème transversal qui se décline concrètement à travers toutes les luttes syndicales et associatives : défendre des postes de travail implique que les salariés posent la question de qui décide des conditions de production et que celle-ci soit partie intégrante de la revendication, sinon ces derniers sont toujours perdants et il ne leur reste que la perspective aléatoire du reclassement ou du repreneur. Les expériences de mise en coopérative sont éparpillées, isolées les unes des autres et essentiellement défensives. Leur caractère marginal fait que les gens n’en retiennent que leur exemplarité, à laquelle ils adhèrent le plus souvent. Mais ils pensent, à commencer par les intéressés eux mêmes, que ces expériences ne peuvent pas devenir le principe de fonctionnement de l’économie à grande échelle. Dans ces conditions, ces expérimentations sont le plus souvent récupérées ou périclitent. Les outils numériques offrent d’immenses potentialités qui pourraient contribuer à faire avancer la démocratie directe, à créer une véritable économie collaborative, à gagner du temps, à transformer le travail et à faire avancer la recherche scientifique. Mais ces outils sont utilisés par le capitalisme pour nous exploiter et nous dominer de manière nouvelle. Force est de constater que la satisfaction des principales revendications ainsi que la réussite des démarches coopérative ou collaborative ne peuvent pas être effectives dans le cadre du système actuel. Elles ne peuvent se déployer et devenir pérennes que dans le cadre d’une autre organisation de la société. Ainsi, le mouvement social n’a pas d’autre choix que de donner une taille critique à ces expérimentations et d’élaborer ses propres dispositifs d’appropriation sociale à grande échelle. Il s’agit de tout faire pour que ces expérimentations gagnent en influence et qu’elles contribuent à faire émerger à l’échelle de la société toute entière des formes nouvelles d'appropriation collective des activités relevant des biens communs ainsi que des pratiques et des structures autogestionnaires et des circuits d'échanges équitables rapprochant consommateurs et producteurs. Dans ce processus, l’action collective ne veut pas seulement dire faire des choses ensemble, elle a aussi une signification de représentation commune. C’est l’espace commun d'intelligibilité et de désirs dans lequel des êtres humains déploient leur activité et la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes, de la société et du monde. Au cours de l’Histoire, la capacité du peuple à créer un imaginaire politique a été une des clefs des dynamiques de transformation. Une des raisons fondamentales de nos échecs à rassembler les luttes en cours tient dans le recul de cette capacité. Cet imaginaire contribue à construire l'action, et l'action crée à son tour de la symbolique qui à son tour la nourrit. C’est pourquoi comme nous l’avons vu plus haut les adversaires de classe s’acharnent tant à effacer ses traces dans l’Histoire et à empêcher sa formation dans le présent.

Dans cette conception, le syndicat et l’association ne délèguent pas l’action politique aux partis. Ils travaillent tous pour gagner des forces et du pouvoir afin d'en finir avec la dictature patronale et de mettre en chantier l’appropriation sociale, depuis l’entreprise et la localité jusqu’au national et au mondial. Le syndicalisme, le politique, l’associatif sont autant de canaux différents qui permettent au mouvement social d’atteindre le même but : prendre le pouvoir et transformer la société. Chacun des acteurs travaillant sur son terrain et gardant sa spécificité. Enfin, si tous les acteurs du mouvement social – syndicalistes, politiques, associatifs... – redéfinissent leurs rapports aux citoyens, ils doivent aussi redéfinir la nature des rapports que les différents types d’organisations entretiennent entre elles : plus personne n’a de terrain réservé et chacun apporte à égalité son approche et sa spécificité à un creuset commun.

Josiane Zarka. Publié dans le n°29 de Contretemps.                     

 

 

 

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